« Tintin au Congo » sous l’angle du postcolonialisme

 Photo : Tintin, d'après Hergé, représenté dans un dessin anonyme au pochoir dans une rue de Goppingen (Allemagne)CC BY 2.0 par Dierk Schaefer

« Tin­tin au Congo » d’Hergé a défrayé la chro­nique en 2007 pour avoir été mis à l’index par une orga­ni­sa­tion bri­tan­nique en rai­son pré­ten­du­ment de son racisme avé­ré. Dans la fou­lée, des voix se sont éle­vées, non sans oppor­tu­nisme, pour récla­mer l’interdiction d’imprimer et de dif­fu­ser cet album. En Bel­gique une requête fut dépo­sée auprès des auto­ri­tés judi­ciaires dans ce sens. Ce pro­cès et ses péri­pé­ties se sont dérou­lés sur la toile de fond d’un pays, la Bel­gique, réti­cent à se recon­naître comme post­co­lo­nial, c’est-à-dire à s’assumer en tant qu’héritier d’une domi­na­tion colo­niale dont l’impact sur la scène de l’histoire et les réso­nances sur la sen­si­bi­li­té de sujets issus de l’ancienne colo­nie posent ques­tion et requièrent des réponses.

Les études post­co­lo­niales ont émer­gé dans les pays anglo-saxons où elles ont connu une consé­cra­tion dans les champs ins­ti­tu­tion­nels et influen­cé nota­ble­ment l’ap­proche des écrits et des faits rele­vant des empires colo­niaux d’an­tan. Le post­co­lo­nia­lisme se foca­lise, dans une pers­pec­tive cri­tique, sur les trace de la domi­na­tion colo­niale dans toutes leurs formes, qu’elles soient pas­sées ou actuelles. L’on peut consi­dé­rer à juste titre comme un des pré­cur­seurs les plus émi­nents de ce cou­rant Edward Saïd qui a démon­té les mirages de l’orientalisme1.

« Tin­tin au Congo » est jus­ti­ciable d’une approche post­co­lo­niale du fait qu’il relève du champ « de textes écrits pen­dant la colo­ni­sa­tion ; à la fois ceux qui évoquent direc­te­ment l’expérience impé­riale et ceux qui ne paraissent pas concer­nés par elle a prio­ri. » (John Mc Leod)

Cet album BD fait par­tie d’un héri­tage com­plexe, foi­son­nant, à l’im­pact per­sis­tant dont l’ex­plo­ra­tion sys­té­ma­tique est en cours sans qu’il faille mino­rer les tâches qu’il reste encore à accom­plir. Il témoigne de la cris­tal­li­sa­tion des images du Congo dans la conscience col­lec­tive en métro­pole au tour­nant de l’an 1930. C’est un échan­tillon­nage carac­té­ris­tique de la vision sté­réo­ty­pée du Congo et des « indi­gènes » (on ne parle pas de Congo­lais!). C’est un dis­cours for­gé depuis la métro­pole, un construit dont l’ef­fet de mirage fait pen­ser à l’O­rient inven­té par l’Oc­ci­dent dont Edward Saïd a dénon­cé les leurres et les mirages.

Sur un ton bon enfant, il s’a­git de la célé­bra­tion de la mis­sion civi­li­sa­trice entre­prise par le colo­ni­sa­teur belge au pro­fit des popu­la­tions jugées infan­tiles, super­sti­tieuses, pro­pices au far­niente et peu por­tées à l’a­mour du tra­vail. Cette légi­ti­ma­tion qui dis­tri­bue ses palmes aux mis­sion­naires ne va sans inquié­tude du fait du dan­ger que font peser les convoi­tises nour­ries par les grandes puis­sances sur la des­ti­née d’une belle colonie.

Dému­ni d’une expé­rience colo­niale, Her­gé s’en remet à son men­tor le père Wayez et se sert d’une docu­men­ta­tion « appro­priée » pui­sée dans le cor­pus d’ouvrages, de films, de repor­tages, de livres illus­trés, de récits de voyage, d’a­nec­dotes que le Congo a ins­pi­rés. Les livres de l’explorateur Stan­ley consti­tuent à cet égard le canon. Il est aisé éga­le­ment de poin­ter la trace de col­lec­tions du Musée de Ter­vu­ren tout au long de la trame nar­ra­tive notam­ment à tra­vers l’évocation des hommes-léo­pards. Son dis­cours lais­se­ra d’au­tant plus sa marque sur les esprits qu’il se coule dans les canons d’un genre popu­laire la BD qui n’a pas encore acquis, à ce moment-là, ses lettres de noblesse.

Le texte est de son temps mais son impact n’a pas lais­sé indif­fé­rent les géné­ra­tions actuelles et sus­cite des réac­tions véhé­mentes par­mi les migrants de la deuxième et troi­sième géné­ra­tion. Il est accu­sé, à tort ou à rai­son de consti­tuer la matrice, l’emblème insup­por­table du racisme qui les dis­cri­mine par des caté­go­ri­sa­tions dépas­sées sur le champ social et obère leur accès à l’emploi.

Il s’agit d’un miroir de « l’é­po­pée colo­niale belge » à l’é­ta­lon d’une socié­té deve­nue colo­ni­sa­trice telle que racon­tée en métro­pole par ceux qui ont la charge de rendre compte de pro­grès de la « Civi­li­sa­tion » sous les tro­piques congo­laises. Her­gé sous­crit aux exploits de la moder­ni­té colo­niale et à ses para­digmes dont les che­mins de fer, les routes, et les écoles, dans une vision acquise au pater­na­lisme et à l’au­to­sa­tis­fac­tion. Il adopte la vul­gate colo­niale tout en lui don­nant une forme diver­tis­sante et humo­ris­tique à l’avenant d’une vision lisse des réa­li­tés colo­niales : le Blanc civi­li­sa­teur d’un côté et le Noir béné­fi­ciaire obli­gé, de l’autre, cha­cun étant dans son rôle. A la même époque, d’autres ouvrages pro­posent une ima­ge­rie dorée de la colo­nie : Roger Ran­sy avec « Tante Julia découvre le Congo », Maquet Tom­bu avec « Jean­not gosse d’Afrique »2, etc.

Ce qui est en cause à l’heure actuelle, c’est la ques­tion de cet ima­gi­naire héri­té de l’ère colo­niale dont l’im­pact sur les men­ta­li­tés ain­si que le reten­tis­se­ment sur l’ap­proche des réa­li­tés congo­laises d’au­jourd’­hui demeure un fait indé­niable. La socié­té belge, davan­tage encore que d’autres métro­poles colo­niales, a du mal à prendre en charge son pas­sé colo­nial dans une inver­sion de para­digmes. Face à ce phé­no­mène plu­sieurs démarches ont été entre­prises à des fins de démys­ti­fi­ca­tion de la vul­gate colo­niale et son ima­ge­rie. Mais la force et l’an­crage de ces repré­sen­ta­tions dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif s’a­vèrent une réa­li­té des plus com­plexes. Cela d’au­tant plus que la plu­part des expo­si­tions et ouvrages didac­tiques ins­crits dans l’op­tique d’une lutte affir­mée contre le racisme et la xéno­pho­bie se sont le plus sou­vent conten­tés de dénon­cer un cer­tain nombre de sté­réo­types, sans s’in­ter­ro­ger sur leur rai­son d’être, sur leur mode de trans­mis­sion et leur impact per­sis­tant dans les socié­tés du XXIe siècle.

Quelle grille de lec­ture appli­quer aux textes colo­niaux ? Ce texte est de son temps, il est impré­gné de cli­chés et de pré­ju­gés d’une époque mar­quée par les cer­ti­tudes de la mis­sion civi­li­sa­trice. C’est un maillon de l’im­mense cor­pus de ce que Mudimbe nomme « la biblio­thèque colo­niale ». Ce cor­pus était pour les Belges le lieu d’i­ni­tia­tion aux réa­li­tés colo­niales, un lien vivant entre la métro­pole et une colo­nie loin­taine mais dont l’importance pour la Bel­gique est doré­na­vant évi­dente. Her­gé sous­crit avec angé­lisme à la vision du Congo et de se habi­tants qui est celle des mis­sion­naires. Sa démarche docu­men­taire est per­cep­tible quand Her­gé repro­duit par exemple le chant des pagayeurs de l’Uele. Dans l’en­semble, les images du noir congo­lais sont conformes à la doxa colo­niale telle que relayée par la plu­part des écrits. Cette sté­réo­ty­pie a beau jeu de se cou­ler dans les cane­vas du genre de la BD, por­té aux gags et qui se prête à toutes sortes de ficelles qui ren­forcent les aspects ludiques du scénario.

« Tin­tin au Congo » est un miroir fidèle de l’ap­pro­pria­tion du Congo par les Belges au bout de qua­si un demi ‑siècle de pré­sence. C’est un ava­tar de l’ar­se­nal d’i­mages dont Hen­ri Mor­ton Stan­ley avait livré de ver­sions deve­nues cano­niques sur la scène impé­riale. Epin­glons par­mi ces images : la paresse du Noir, son admi­ra­tion sans borne et qua­si infan­tile de l’homme blanc (le mun­dele) et ses mer­veilles tech­niques, les guerres tri­bales inces­santes, le goût de l’at­ti­fe­ment à l’eu­ro­péenne. Les mis­sion­naires quant à eux ont cru insis­ter sur la super­sti­tion des noirs, leurs cou­tumes bar­bares et leur désin­vol­ture. Et les mis­sion­naires de se posi­tion­ner comme les tuteurs atti­trés de pauvres noirs à qui il leur incombe d’in­cul­quer la morale, l’a­mour du tra­vail et les rudi­ments de savoir qui en ferait des bons auxi­liaires de l’ad­mi­nis­tra­tion. C’est un conden­sé de repré­sen­ta­tions du Noir congo­lais dans la période 1885 – 1930. Un miroir tel­le­ment fidèle et conforme à l’i­ma­ge­rie for­gée au cœur même de l’empire colo­nial belge qu’il ne choque per­sonne. L’es­sen­tia­li­sa­tion de l’autre y est patente : les indi­gènes ne sont pas des indi­vi­dus mais un groupe. Tin­tin et Milou seront faits roi et pro­tec­teur de tri­bus ! Un scé­na­rio qui témoigne d’une fan­tas­ma­tique colo­niale spé­ci­fi­que­ment belge.

Il n’est que trop vrai que Tin­tin au Congo véhi­cule des pré­ju­gés d’es­sence raciste propres à cha­touiller les Congo­lais dans leur amour propre. Tou­te­fois, il fau­drait admettre qu’il s’a­git d’une créa­tion de l’es­prit for­gée par l’i­ma­gi­naire d’Her­gé. Sa démarche relève d’un genre popu­laire alliant les mots et les images avec toute une série de contraintes et des poten­tia­li­tés .L’ad­mettre revient à prendre en compte la poly­sé­mie du pro­pos en fonc­tion du lec­teur. Il n’est pas ques­tion en effet de feindre de mino­rer le pou­voir du lec­teur3 qui a très sou­vent le der­nier mot. Peu importe que ce lec­teur soit enfant ou adulte.

Bien plus, le scé­na­rio de « Tin­tin au Congo » tout en célé­brant le colo­nia­lisme bien­fai­teur n’en recèle pas moins quelques brèches, quelques inter­stices où le doute s’in­filtre. « Tin­tin au Congo » est aus­si l’ex­pres­sion des fan­tasmes d’une Bel­gique pour qui le Congo est deve­nu, dans l’entre deux-guerres, un atout majeur au plan finan­cier, éco­no­mique et géos­tra­té­gique. Affaire exclu­si­ve­ment royale, au temps de Léo­pold II, le Congo s’est his­sé en sym­bole même du natio­na­lisme belge déjouant les cli­vages lin­guis­tiques et fédé­rant la nation autour d’une entre­prise com­mune mena­cée par les menées obs­cures de puis­sances tierces en l’oc­cur­rence les Etats-Unis. La figure du gang­ster amé­ri­cain qui tente de faire main basse sur des dia­mants en dit long à ce sujet tout en annon­çant « Tin­tin en Amé­rique ». En effet, la colo­nie belge sus­cite des convoi­tises et le capi­ta­lisme inter­na­tio­nal tente de récu­pé­rer la mise au grand dam de la Belgique.

L’album d’Hergé pose une ques­tion fon­da­men­tale, celle de la décons­truc­tion du legs mémo­riel et his­to­rique de la colo­ni­sa­tion belge au Congo. Cette entre­prise pour­rait béné­fi­cier des outils du post­co­lo­nia­lisme, un cou­rant de pen­sée tenu en sus­pi­cion en Europe. La nos­tal­gie colo­niale a devant elle de beaux jours. Tout comme du côté congo­lais pré­valent le déli­te­ment de la mémoire et la prise en charge lacu­naire de cette période dans les ins­ti­tu­tions où se construisent et se dif­fusent les savoirs et même dans une large mesure dans les champs artis­tiques – le peintre Tshi­bem­ba étant une des rares excep­tions confir­mant la règle.

  1. Edward Saïd, « L’o­rien­ta­lisme, L’Orient créé par l’Occident », Le Seuil, 1978
  2. Roger Ran­sy, « Tante Julia découvre le Congo », 1932 ; Jeanne Tom­bu, « Jean­not gosse d’Afrique », 1935.
  3. Alber­to Man­guel, « Une His­toire de la lec­ture », Édi­tions Actes Sud, 1998

Antoine Tshitungu Kongolo est Professeur à l’Université de Lubumbashi

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code