Les études postcoloniales ont émergé dans les pays anglo-saxons où elles ont connu une consécration dans les champs institutionnels et influencé notablement l’approche des écrits et des faits relevant des empires coloniaux d’antan. Le postcolonialisme se focalise, dans une perspective critique, sur les trace de la domination coloniale dans toutes leurs formes, qu’elles soient passées ou actuelles. L’on peut considérer à juste titre comme un des précurseurs les plus éminents de ce courant Edward Saïd qui a démonté les mirages de l’orientalisme1.
« Tintin au Congo » est justiciable d’une approche postcoloniale du fait qu’il relève du champ « de textes écrits pendant la colonisation ; à la fois ceux qui évoquent directement l’expérience impériale et ceux qui ne paraissent pas concernés par elle a priori. » (John Mc Leod)
Cet album BD fait partie d’un héritage complexe, foisonnant, à l’impact persistant dont l’exploration systématique est en cours sans qu’il faille minorer les tâches qu’il reste encore à accomplir. Il témoigne de la cristallisation des images du Congo dans la conscience collective en métropole au tournant de l’an 1930. C’est un échantillonnage caractéristique de la vision stéréotypée du Congo et des « indigènes » (on ne parle pas de Congolais!). C’est un discours forgé depuis la métropole, un construit dont l’effet de mirage fait penser à l’Orient inventé par l’Occident dont Edward Saïd a dénoncé les leurres et les mirages.
Sur un ton bon enfant, il s’agit de la célébration de la mission civilisatrice entreprise par le colonisateur belge au profit des populations jugées infantiles, superstitieuses, propices au farniente et peu portées à l’amour du travail. Cette légitimation qui distribue ses palmes aux missionnaires ne va sans inquiétude du fait du danger que font peser les convoitises nourries par les grandes puissances sur la destinée d’une belle colonie.
Démuni d’une expérience coloniale, Hergé s’en remet à son mentor le père Wayez et se sert d’une documentation « appropriée » puisée dans le corpus d’ouvrages, de films, de reportages, de livres illustrés, de récits de voyage, d’anecdotes que le Congo a inspirés. Les livres de l’explorateur Stanley constituent à cet égard le canon. Il est aisé également de pointer la trace de collections du Musée de Tervuren tout au long de la trame narrative notamment à travers l’évocation des hommes-léopards. Son discours laissera d’autant plus sa marque sur les esprits qu’il se coule dans les canons d’un genre populaire la BD qui n’a pas encore acquis, à ce moment-là, ses lettres de noblesse.
Le texte est de son temps mais son impact n’a pas laissé indifférent les générations actuelles et suscite des réactions véhémentes parmi les migrants de la deuxième et troisième génération. Il est accusé, à tort ou à raison de constituer la matrice, l’emblème insupportable du racisme qui les discrimine par des catégorisations dépassées sur le champ social et obère leur accès à l’emploi.
Il s’agit d’un miroir de « l’épopée coloniale belge » à l’étalon d’une société devenue colonisatrice telle que racontée en métropole par ceux qui ont la charge de rendre compte de progrès de la « Civilisation » sous les tropiques congolaises. Hergé souscrit aux exploits de la modernité coloniale et à ses paradigmes dont les chemins de fer, les routes, et les écoles, dans une vision acquise au paternalisme et à l’autosatisfaction. Il adopte la vulgate coloniale tout en lui donnant une forme divertissante et humoristique à l’avenant d’une vision lisse des réalités coloniales : le Blanc civilisateur d’un côté et le Noir bénéficiaire obligé, de l’autre, chacun étant dans son rôle. A la même époque, d’autres ouvrages proposent une imagerie dorée de la colonie : Roger Ransy avec « Tante Julia découvre le Congo », Maquet Tombu avec « Jeannot gosse d’Afrique »2, etc.
Ce qui est en cause à l’heure actuelle, c’est la question de cet imaginaire hérité de l’ère coloniale dont l’impact sur les mentalités ainsi que le retentissement sur l’approche des réalités congolaises d’aujourd’hui demeure un fait indéniable. La société belge, davantage encore que d’autres métropoles coloniales, a du mal à prendre en charge son passé colonial dans une inversion de paradigmes. Face à ce phénomène plusieurs démarches ont été entreprises à des fins de démystification de la vulgate coloniale et son imagerie. Mais la force et l’ancrage de ces représentations dans l’imaginaire collectif s’avèrent une réalité des plus complexes. Cela d’autant plus que la plupart des expositions et ouvrages didactiques inscrits dans l’optique d’une lutte affirmée contre le racisme et la xénophobie se sont le plus souvent contentés de dénoncer un certain nombre de stéréotypes, sans s’interroger sur leur raison d’être, sur leur mode de transmission et leur impact persistant dans les sociétés du XXIe siècle.
Quelle grille de lecture appliquer aux textes coloniaux ? Ce texte est de son temps, il est imprégné de clichés et de préjugés d’une époque marquée par les certitudes de la mission civilisatrice. C’est un maillon de l’immense corpus de ce que Mudimbe nomme « la bibliothèque coloniale ». Ce corpus était pour les Belges le lieu d’initiation aux réalités coloniales, un lien vivant entre la métropole et une colonie lointaine mais dont l’importance pour la Belgique est dorénavant évidente. Hergé souscrit avec angélisme à la vision du Congo et de se habitants qui est celle des missionnaires. Sa démarche documentaire est perceptible quand Hergé reproduit par exemple le chant des pagayeurs de l’Uele. Dans l’ensemble, les images du noir congolais sont conformes à la doxa coloniale telle que relayée par la plupart des écrits. Cette stéréotypie a beau jeu de se couler dans les canevas du genre de la BD, porté aux gags et qui se prête à toutes sortes de ficelles qui renforcent les aspects ludiques du scénario.
« Tintin au Congo » est un miroir fidèle de l’appropriation du Congo par les Belges au bout de quasi un demi ‑siècle de présence. C’est un avatar de l’arsenal d’images dont Henri Morton Stanley avait livré de versions devenues canoniques sur la scène impériale. Epinglons parmi ces images : la paresse du Noir, son admiration sans borne et quasi infantile de l’homme blanc (le mundele) et ses merveilles techniques, les guerres tribales incessantes, le goût de l’attifement à l’européenne. Les missionnaires quant à eux ont cru insister sur la superstition des noirs, leurs coutumes barbares et leur désinvolture. Et les missionnaires de se positionner comme les tuteurs attitrés de pauvres noirs à qui il leur incombe d’inculquer la morale, l’amour du travail et les rudiments de savoir qui en ferait des bons auxiliaires de l’administration. C’est un condensé de représentations du Noir congolais dans la période 1885 – 1930. Un miroir tellement fidèle et conforme à l’imagerie forgée au cœur même de l’empire colonial belge qu’il ne choque personne. L’essentialisation de l’autre y est patente : les indigènes ne sont pas des individus mais un groupe. Tintin et Milou seront faits roi et protecteur de tribus ! Un scénario qui témoigne d’une fantasmatique coloniale spécifiquement belge.
Il n’est que trop vrai que Tintin au Congo véhicule des préjugés d’essence raciste propres à chatouiller les Congolais dans leur amour propre. Toutefois, il faudrait admettre qu’il s’agit d’une création de l’esprit forgée par l’imaginaire d’Hergé. Sa démarche relève d’un genre populaire alliant les mots et les images avec toute une série de contraintes et des potentialités .L’admettre revient à prendre en compte la polysémie du propos en fonction du lecteur. Il n’est pas question en effet de feindre de minorer le pouvoir du lecteur3 qui a très souvent le dernier mot. Peu importe que ce lecteur soit enfant ou adulte.
Bien plus, le scénario de « Tintin au Congo » tout en célébrant le colonialisme bienfaiteur n’en recèle pas moins quelques brèches, quelques interstices où le doute s’infiltre. « Tintin au Congo » est aussi l’expression des fantasmes d’une Belgique pour qui le Congo est devenu, dans l’entre deux-guerres, un atout majeur au plan financier, économique et géostratégique. Affaire exclusivement royale, au temps de Léopold II, le Congo s’est hissé en symbole même du nationalisme belge déjouant les clivages linguistiques et fédérant la nation autour d’une entreprise commune menacée par les menées obscures de puissances tierces en l’occurrence les Etats-Unis. La figure du gangster américain qui tente de faire main basse sur des diamants en dit long à ce sujet tout en annonçant « Tintin en Amérique ». En effet, la colonie belge suscite des convoitises et le capitalisme international tente de récupérer la mise au grand dam de la Belgique.
L’album d’Hergé pose une question fondamentale, celle de la déconstruction du legs mémoriel et historique de la colonisation belge au Congo. Cette entreprise pourrait bénéficier des outils du postcolonialisme, un courant de pensée tenu en suspicion en Europe. La nostalgie coloniale a devant elle de beaux jours. Tout comme du côté congolais prévalent le délitement de la mémoire et la prise en charge lacunaire de cette période dans les institutions où se construisent et se diffusent les savoirs et même dans une large mesure dans les champs artistiques – le peintre Tshibemba étant une des rares exceptions confirmant la règle.
- Edward Saïd, « L’orientalisme, L’Orient créé par l’Occident », Le Seuil, 1978
- Roger Ransy, « Tante Julia découvre le Congo », 1932 ; Jeanne Tombu, « Jeannot gosse d’Afrique », 1935.
- Alberto Manguel, « Une Histoire de la lecture », Éditions Actes Sud, 1998
Antoine Tshitungu Kongolo est Professeur à l’Université de Lubumbashi