« Tradwives » : quand capitalisme et patriarcat font bon ménage ! 

Illustration : Vanya Michel

Connais­sez-vous les trad­wives — en fran­çais « épouses tra­di­tion­nelles » ? Il s’agit d’un mode de vie inci­tant les femmes à reve­nir à une vie plus tra­di­tion­nelle, celui de la femme au foyer, toute dévouée à son mari, à ses enfants et excel­lant (odieu­se­ment) dans l’entretien de sa mai­son. En fonc­tion des pays, l’esthétique varie un peu, mais la plus visible, dans les images et vidéos face camé­ra défer­lant sur les réseaux sociaux, est celle qui se réfère à la femme des années 1950, à la taille fine et ser­tie d’un tablier, bien évi­dem­ment par­fai­te­ment apprê­tée pour accueillir son mari sur le pas de la porte au retour du tra­vail (atta­ché-case à la main). L’image est écu­lée, uti­li­sant l’esthétique d’un temps révo­lu, mais pour­tant sans cesse remise au goût du jour, en pre­nant ici un nou­veau souffle sur les réseaux sociaux. Car, et notam­ment depuis nos confi­ne­ments for­cés, sous la forme d’un retour au chez-soi et à la terre, la trad­wife vient nous rap­pe­ler que capi­ta­lisme et patriar­cat font tou­jours bon ménage. À nos dépens bien sûr

Ini­tia­le­ment créé en Angle­terre, le modèle le plus connu aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, est celui de la trad­wife amé­ri­caine, usant de l’esthétique des années 1950. Mais les modèles sont nom­breux et variés en fonc­tion des pays d’origine. En France notam­ment, le modèle van­te­ra le ter­roir, et dont les relents aris­to­crates-ultra-catho­liques ne laissent pas indif­fé­rents. À chaque pays donc son esthé­tique et son ancrage particulier.

Dans tous les cas cepen­dant le point com­mun est de refaire de la mai­son le lieu unique de vie et d’épanouissement des femmes, épouse et mère au foyer. Elle pren­dra soin de la mai­son, de son entre­tien, mon­trant sur les réseaux Tik­Tok, X, et autres Ins­ta­gram, des inté­rieurs dignes de maga­zines des ven­deurs de salons et de salles à man­ger. Mais elle pren­dra sur­tout soin de son mari, à qui elle pré­pa­re­ra de bons petits plats (tou­jours réus­sis). Et pour qui elle sera sexuel­le­ment dis­po­nible. Cer­taines iront jusqu’à conseiller aux femmes de se lever avant leur mari, afin d’avoir eu le temps de se rendre pré­sen­tables à ses yeux. La trad­wife consa­cre­ra éga­le­ment son temps au soin et à l’éducation des enfants. Et fina­le­ment au soin de son propre corps, car pas ques­tion de se lais­ser aller, il faut être une femme dési­rable pour son mari et pour les réseaux sur les­quels on s’affiche.

Cer­taines trad­wives, dans une ver­sion plus rurale, vont pro­mou­voir un retour à une vie plus simple, un retour à la terre, à la nature : nour­rir les cochons, faire son pain au levain, et sa moz­za­rel­la mai­son, l’instruction à la mai­son pour les enfants… Une vie de sim­pli­ci­té qui nous est pré­sen­té comme une pos­sible porte de sor­tie du sys­tème capitaliste

Mais toutes ont un point com­mun, elles trans­mettent un mes­sage à leurs abon­nées : la vie est plus simple et moins stres­sante dans un mode de vie où la femme est dévouée à son mari, à ses enfants et au soin de son foyer. Dans une socié­té où les femmes essaient de tenir à bout de bras leurs aspi­ra­tions per­son­nelles, le tra­vail repro­duc­tif (encore lar­ge­ment inéga­le­ment répar­ti) et leur tra­vail pro­duc­tif, ce mirage est certes sédui­sant, mais il est avant tout men­son­ger et biaisé.

Quand l’algorithme s’en mêle

De manière géné­rale, l’explosion de ce mou­ve­ment sur les réseaux sociaux fré­quen­tés par des jeunes, tels Tik­Tok, X, ou encore Ins­ta­gram nous oblige à prendre celui-ci au sérieux (le hash­tag #trad­wife compte plus de 600 mil­lions de vues sur Tik­Tok, selon The Eco­no­mist). En par­ti­cu­lier, le mou­ve­ment attire des jeunes femmes qui en font quelque chose de ludique, tout en por­tant un mes­sage de sécu­ri­té et de sta­bi­li­té pour les femmes dans un monde de plus en plus anxio­gène.

Mais quoi qu’il en soit, il suf­fit de trai­ner quelques jours sur les réseaux sociaux pour que, de fil en aiguille, on se rap­proche de « pro­fils », de « comptes » liés à l’extrême droite. Cela n’est en soi pas éton­nant tant les trad­wives y reven­diquent une essen­tia­li­sa­tion des rôles des hommes et des femmes dans la société.

Mais c’est aus­si là une orga­ni­sa­tion bien rodée, dans laquelle l’idéologie d’extrême droite vient sou­te­nir le pro­jet essen­tia­liste et inver­se­ment. Dans un article pour Axelle Mag, Sarah Beni­chou nous pré­sente Vir­gi­nie Vota, connue comme « trad­wife-influen­ceuse-catho­lique » en pré­ci­sant qu’elle « doit son suc­cès à ce posi­tion­ne­ment raciste et anti­fé­mi­niste et à sa dis­po­ni­bi­li­té à jouer le rôle de “femme de ser­vice” sur toutes les chaines You­Tube de l’extrême droite fran­co­phone. » Cette der­nière reprend à son compte ce nou­veau visage de l’extrême droite qui consiste à dire : « le sexisme et les vio­lences de genre sont le fait des hommes non-blancs »1. De l’antiféminisme au racisme, il n’y a donc qu’un pas.

L’arbre (antiféministe) qui cache la forêt (patriarcale et capitaliste)

Le pro­sé­ly­tisme des influen­ceuses trad­wives, en gen­rant exces­si­ve­ment les rôles, tend à glis­ser sous le tapis quelques pro­blèmes de fond. Le tout pre­mier étant de rendre les femmes tota­le­ment dépen­dantes du salaire de leur mari. Avant tout, force est de consta­ter que cette pos­si­bi­li­té de ne vivre que d’un salaire ne peut être le choix que d’une classe socioé­co­no­mique aisée. Deve­nir une trad­wife n’est pas acces­sible à tout le monde.

Ensuite, cette dépen­dance éco­no­mique a évi­dem­ment des consé­quences, notam­ment car les vio­lences faites aux femmes se pro­duisent en pre­mier lieu au sein du car­can fami­lial, et c’est d’abord et avant tout la dépen­dance finan­cière des femmes qui les empêchent de fuir et par­ti­cu­liè­re­ment si elles ont des enfants.

Mais encore, quand une femme se filme à trans­for­mer en beurre le lait des vaches qu’elle a elle-même trait, pour ensuite l’utiliser dans des pré­pa­ra­tions culi­naires tout aus­si sophis­ti­quées que la plas­tique de cer­taines d’entre elles, on ima­gine à la fois le temps néces­saire à la créa­tion du conte­nu — et la pré­pa­ra­tion de son image éga­le­ment — qui sera pos­té en ligne et l’argent que ce conte­nu géné­re­ra. L’idéalisation et la mise en scène de ce mode de vie, cou­plées à la sexua­li­sa­tion des femmes qui le défendent, reflètent une vision de ce mode de vie qui relève davan­tage d’une féti­chi­sa­tion que de la réa­li­té du tra­vail domes­tique ou de la vie à la campagne.

Un exemple fla­grant de cette ten­dance est Nara Smith, influen­ceuse mor­mone dont la marque de fabrique est de cui­si­ner « from scratch » (« à par­tir de rien ») habillée dans des vête­ments de haute cou­ture hors de prix et osten­si­ble­ment peu pra­tiques pour la cui­sine. Le récit publié à tra­vers ces posts de réseaux sociaux est mani­fes­te­ment faux, mais il par­ti­cipe à la fas­ci­na­tion du public, à une roman­ti­sa­tion d’un mode de vie, et, bien enten­du, sus­cite de l’engagement (des clics, des com­men­taires et des likes) sur les réseaux sociaux, ce qui per­met d’atteindre une audience tou­jours plus large. Et qui dit audience éle­vée dit moné­ta­ri­sa­tion et reve­nus liés à la publi­ci­té. Ce n’est pas sans rap­pe­ler que, dans les années 1960 aux USA, Helen Ande­lin a publié un livre inti­tu­lé Fas­ci­na­ting woman­hood, van­tant la vie domes­tique pour les femmes. Cette publi­ca­tion a fait de son autrice une femme d’affaires… et mal­gré son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle très ren­table en dehors de son foyer, elle est deve­nue une réfé­rence pour les trad­wives d’aujourd’hui. Ce dont ces conte­nus en ligne font l’éloge, ce n’est pas seule­ment la vie des trad­wives, c’est aus­si l’aisance finan­cière, pré­sen­tée comme acces­sible grâce à un renon­ce­ment à la moder­ni­té, au prin­cipe de l’é­man­ci­pa­tion per­son­nelle et pro­fes­sion­nelle des femmes et à l’adhé­sion à un mode de vie tra­di­tion­nel voire rétrograde.

Reste une ques­tion : en concen­trant toute notre atten­tion sur ces femmes, ne devrions-nous pas nous deman­der ce que nous par­ti­ci­pons à cacher ? Notam­ment, les mas­cu­li­nistes, et les incels2 dont la miso­gy­nie pri­maire et le viri­lisme agres­sif sont des fers de lance de leur pré­sence sur les réseaux. En ce sens, le mou­ve­ment des trad­wives consti­tue évi­dem­ment une stra­té­gie mas­cu­li­niste et patriar­cale, en ren­dant pour les femmes le retour à la mai­son désirable.

En France, Thaïs d’Escufon, ancien­ne­ment porte-parole du grou­pe­ment d’extrême droite Géné­ra­tion iden­ti­taire (aujourd’hui inter­dit), s’est recréée une nou­velle vie sur les réseaux sociaux, en défen­dant un modèle de trad­wife fran­çaise. Même si on peine à l’imaginer deve­nir concrè­te­ment une trad­wife, elle s’adresse à un public mas­cu­lin à grand ren­fort de « conseils » en séduc­tion et de ren­for­ce­ment du dis­cours mas­cu­li­niste. Capi­ta­lisme, patriar­cat et extrême droite font défi­ni­ti­ve­ment bon ménage !

Que peut(vent) encore le(s) féminisme(s) ?

Nous avions misé sur le fait que le monde serait dif­fé­rent dans l’après-Covid, que le tra­vail du care, majo­ri­tai­re­ment fémi­nin, serait reva­lo­ri­sé ou que les salaires des emplois qui ont socia­le­ment du sens seraient revus à la hausse…

En amont de cette gageure, force est de consta­ter que le monde du tra­vail n’a pas ame­né l’émancipation escomp­tée pour les femmes, et c’est jus­te­ment cette pro­messe non tenue qui est exploi­tée par les défenseur·euse·s du modèle trad­wife. Au tra­vail, les femmes res­tent glo­ba­le­ment moins bien payées que les hommes ; les hommes conti­nuent à occu­per les postes à res­pon­sa­bi­li­té, là où les femmes auront des emplois plus pré­caires, des temps de tra­vail explo­sés… L’émancipation par le tra­vail est donc loin d’être adve­nue, d’autant plus que dans leur foyer, les femmes conti­nuent d’assumer la majo­ri­té du tra­vail domes­tique (les études menées régu­liè­re­ment démontrent que le par­tage des tâches évo­lue très len­te­ment mal­gré la croyance popu­laire), et que dans les nou­veaux modèles fami­liaux (en cas de sépa­ra­tion, de famille recom­po­sée par exemple) elles se retrouvent aus­si plus sou­vent seules à édu­quer les enfants.

À un mal-être bien réel, les trad­wives offrent une réponse simple : vous êtes épui­sées par l’impossible conci­lia­tion entre vie pro­fes­sion­nelle et la charge que repré­sente votre foyer ? Arrê­tez de tra­vailler, confi­nez-vous dans la sécu­ri­té de la vie domes­tique et reve­nez à une époque (ou sa ver­sion gla­mour) où tout était (ou semble, pré­sen­tée ain­si) tel­le­ment plus simple !

Et c’est pro­ba­ble­ment sur ce ter­rain-là que les trad­wives - et tous ceux qui se cachent der­rière — ont une lon­gueur d’avance sur nous. Parce que les effets s’en font déjà sen­tir : en France, le Haut Conseil pour l’égalité relève une aug­men­ta­tion du sexisme, en ligne par­ti­cu­liè­re­ment, et ce fai­sant constate une aug­men­ta­tion de l’assignation des rôles hommes/femmes dans la socié­té de manière géné­rale et spé­ci­fi­que­ment dans la sphère domes­tique.

On pour­rait arguer que pour en finir avec les trad­wives, il suf­fi­rait de res­pon­sa­bi­li­ser des pla­te­formes sur les conte­nus qui y sont auto­ri­sés et sur la manière dont les algo­rithmes rap­prochent trop rapi­de­ment des sphères d’extrême droite, mais ce serait faire fi d’une quête de sens et de jus­tice sociale autant que cli­ma­tique, qui tra­verse notre socié­té de manière géné­rale. Peut-être fau­drait-il par exemple retour­ner jeter un œil du côté des pro­po­si­tions mar­xistes de Sil­via Fede­ri­ci, ou encore de Chris­tine Del­phy en France, quand elles envi­sa­geaient un « salaire domes­tique ».3Cette pro­po­si­tion aurait a mini­ma pour ver­tu de recon­naitre cette charge comme un tra­vail en soi, et donc le temps qui y est consa­cré majo­ri­tai­re­ment par des femmes.

Mais sur­tout, notre socié­té néces­site d’être réor­ga­ni­sée autour de ses enjeux socioé­co­no­miques et cli­ma­tiques, une par­tie de la réponse sera à trou­ver et à construire dans la sphère du tra­vail : une reva­lo­ri­sa­tion des emplois por­teurs de sens et utiles à la socié­té et évi­dem­ment la réduc­tion col­lec­tive du temps de travail.

  1. Sur l’utilisation des femmes et des dis­cours fémi­nistes à des fins racistes, voir Sara R.Farris, Au nom des femmes : « Fémo­na­tio­na­lisme » — Les ins­tru­men­ta­li­sa­tions racistes du fémi­nisme, trad. July Robert, Syl­lepse, 2021.
  2. Contrac­tion de l’anglais invo­lun­ta­ry celi­bate (« invo­lon­tai­re­ment céli­ba­taire »). Née en ligne, cette culture se base sur la miso­gy­nie, la valo­ri­sa­tion de la vio­lence à l’égard des femmes et le culte de la virilité.
  3. Voir Chris­tine Del­phy, Pour une théo­rie géné­rale de l’exploitation. Des dif­fé­rentes formes d’extorsion de tra­vail aujourd’hui, M éditeur/Éditions Syl­lepse, 2015. Voir éga­le­ment les reven­di­ca­tions du mou­ve­ment « Wages for Hou­se­work » (« Des salaires pour le tra­vail ména­ger »), dont notam­ment Sil­via Fede­ri­ci était porteuse.

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