Initialement créé en Angleterre, le modèle le plus connu aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, est celui de la tradwife américaine, usant de l’esthétique des années 1950. Mais les modèles sont nombreux et variés en fonction des pays d’origine. En France notamment, le modèle vantera le terroir, et dont les relents aristocrates-ultra-catholiques ne laissent pas indifférents. À chaque pays donc son esthétique et son ancrage particulier.
Dans tous les cas cependant le point commun est de refaire de la maison le lieu unique de vie et d’épanouissement des femmes, épouse et mère au foyer. Elle prendra soin de la maison, de son entretien, montrant sur les réseaux TikTok, X, et autres Instagram, des intérieurs dignes de magazines des vendeurs de salons et de salles à manger. Mais elle prendra surtout soin de son mari, à qui elle préparera de bons petits plats (toujours réussis). Et pour qui elle sera sexuellement disponible. Certaines iront jusqu’à conseiller aux femmes de se lever avant leur mari, afin d’avoir eu le temps de se rendre présentables à ses yeux. La tradwife consacrera également son temps au soin et à l’éducation des enfants. Et finalement au soin de son propre corps, car pas question de se laisser aller, il faut être une femme désirable pour son mari et pour les réseaux sur lesquels on s’affiche.
Certaines tradwives, dans une version plus rurale, vont promouvoir un retour à une vie plus simple, un retour à la terre, à la nature : nourrir les cochons, faire son pain au levain, et sa mozzarella maison, l’instruction à la maison pour les enfants… Une vie de simplicité qui nous est présenté comme une possible porte de sortie du système capitaliste
Mais toutes ont un point commun, elles transmettent un message à leurs abonnées : la vie est plus simple et moins stressante dans un mode de vie où la femme est dévouée à son mari, à ses enfants et au soin de son foyer. Dans une société où les femmes essaient de tenir à bout de bras leurs aspirations personnelles, le travail reproductif (encore largement inégalement réparti) et leur travail productif, ce mirage est certes séduisant, mais il est avant tout mensonger et biaisé.
Quand l’algorithme s’en mêle
De manière générale, l’explosion de ce mouvement sur les réseaux sociaux fréquentés par des jeunes, tels TikTok, X, ou encore Instagram nous oblige à prendre celui-ci au sérieux (le hashtag #tradwife compte plus de 600 millions de vues sur TikTok, selon The Economist). En particulier, le mouvement attire des jeunes femmes qui en font quelque chose de ludique, tout en portant un message de sécurité et de stabilité pour les femmes dans un monde de plus en plus anxiogène.
Mais quoi qu’il en soit, il suffit de trainer quelques jours sur les réseaux sociaux pour que, de fil en aiguille, on se rapproche de « profils », de « comptes » liés à l’extrême droite. Cela n’est en soi pas étonnant tant les tradwives y revendiquent une essentialisation des rôles des hommes et des femmes dans la société.
Mais c’est aussi là une organisation bien rodée, dans laquelle l’idéologie d’extrême droite vient soutenir le projet essentialiste et inversement. Dans un article pour Axelle Mag, Sarah Benichou nous présente Virginie Vota, connue comme « tradwife-influenceuse-catholique » en précisant qu’elle « doit son succès à ce positionnement raciste et antiféministe et à sa disponibilité à jouer le rôle de “femme de service” sur toutes les chaines YouTube de l’extrême droite francophone. » Cette dernière reprend à son compte ce nouveau visage de l’extrême droite qui consiste à dire : « le sexisme et les violences de genre sont le fait des hommes non-blancs »1. De l’antiféminisme au racisme, il n’y a donc qu’un pas.
L’arbre (antiféministe) qui cache la forêt (patriarcale et capitaliste)
Le prosélytisme des influenceuses tradwives, en genrant excessivement les rôles, tend à glisser sous le tapis quelques problèmes de fond. Le tout premier étant de rendre les femmes totalement dépendantes du salaire de leur mari. Avant tout, force est de constater que cette possibilité de ne vivre que d’un salaire ne peut être le choix que d’une classe socioéconomique aisée. Devenir une tradwife n’est pas accessible à tout le monde.
Ensuite, cette dépendance économique a évidemment des conséquences, notamment car les violences faites aux femmes se produisent en premier lieu au sein du carcan familial, et c’est d’abord et avant tout la dépendance financière des femmes qui les empêchent de fuir et particulièrement si elles ont des enfants.
Mais encore, quand une femme se filme à transformer en beurre le lait des vaches qu’elle a elle-même trait, pour ensuite l’utiliser dans des préparations culinaires tout aussi sophistiquées que la plastique de certaines d’entre elles, on imagine à la fois le temps nécessaire à la création du contenu — et la préparation de son image également — qui sera posté en ligne et l’argent que ce contenu générera. L’idéalisation et la mise en scène de ce mode de vie, couplées à la sexualisation des femmes qui le défendent, reflètent une vision de ce mode de vie qui relève davantage d’une fétichisation que de la réalité du travail domestique ou de la vie à la campagne.
Un exemple flagrant de cette tendance est Nara Smith, influenceuse mormone dont la marque de fabrique est de cuisiner « from scratch » (« à partir de rien ») habillée dans des vêtements de haute couture hors de prix et ostensiblement peu pratiques pour la cuisine. Le récit publié à travers ces posts de réseaux sociaux est manifestement faux, mais il participe à la fascination du public, à une romantisation d’un mode de vie, et, bien entendu, suscite de l’engagement (des clics, des commentaires et des likes) sur les réseaux sociaux, ce qui permet d’atteindre une audience toujours plus large. Et qui dit audience élevée dit monétarisation et revenus liés à la publicité. Ce n’est pas sans rappeler que, dans les années 1960 aux USA, Helen Andelin a publié un livre intitulé Fascinating womanhood, vantant la vie domestique pour les femmes. Cette publication a fait de son autrice une femme d’affaires… et malgré son activité professionnelle très rentable en dehors de son foyer, elle est devenue une référence pour les tradwives d’aujourd’hui. Ce dont ces contenus en ligne font l’éloge, ce n’est pas seulement la vie des tradwives, c’est aussi l’aisance financière, présentée comme accessible grâce à un renoncement à la modernité, au principe de l’émancipation personnelle et professionnelle des femmes et à l’adhésion à un mode de vie traditionnel voire rétrograde.
Reste une question : en concentrant toute notre attention sur ces femmes, ne devrions-nous pas nous demander ce que nous participons à cacher ? Notamment, les masculinistes, et les incels2 dont la misogynie primaire et le virilisme agressif sont des fers de lance de leur présence sur les réseaux. En ce sens, le mouvement des tradwives constitue évidemment une stratégie masculiniste et patriarcale, en rendant pour les femmes le retour à la maison désirable.
En France, Thaïs d’Escufon, anciennement porte-parole du groupement d’extrême droite Génération identitaire (aujourd’hui interdit), s’est recréée une nouvelle vie sur les réseaux sociaux, en défendant un modèle de tradwife française. Même si on peine à l’imaginer devenir concrètement une tradwife, elle s’adresse à un public masculin à grand renfort de « conseils » en séduction et de renforcement du discours masculiniste. Capitalisme, patriarcat et extrême droite font définitivement bon ménage !
Que peut(vent) encore le(s) féminisme(s) ?
Nous avions misé sur le fait que le monde serait différent dans l’après-Covid, que le travail du care, majoritairement féminin, serait revalorisé ou que les salaires des emplois qui ont socialement du sens seraient revus à la hausse…
En amont de cette gageure, force est de constater que le monde du travail n’a pas amené l’émancipation escomptée pour les femmes, et c’est justement cette promesse non tenue qui est exploitée par les défenseur·euse·s du modèle tradwife. Au travail, les femmes restent globalement moins bien payées que les hommes ; les hommes continuent à occuper les postes à responsabilité, là où les femmes auront des emplois plus précaires, des temps de travail explosés… L’émancipation par le travail est donc loin d’être advenue, d’autant plus que dans leur foyer, les femmes continuent d’assumer la majorité du travail domestique (les études menées régulièrement démontrent que le partage des tâches évolue très lentement malgré la croyance populaire), et que dans les nouveaux modèles familiaux (en cas de séparation, de famille recomposée par exemple) elles se retrouvent aussi plus souvent seules à éduquer les enfants.
À un mal-être bien réel, les tradwives offrent une réponse simple : vous êtes épuisées par l’impossible conciliation entre vie professionnelle et la charge que représente votre foyer ? Arrêtez de travailler, confinez-vous dans la sécurité de la vie domestique et revenez à une époque (ou sa version glamour) où tout était (ou semble, présentée ainsi) tellement plus simple !
Et c’est probablement sur ce terrain-là que les tradwives - et tous ceux qui se cachent derrière — ont une longueur d’avance sur nous. Parce que les effets s’en font déjà sentir : en France, le Haut Conseil pour l’égalité relève une augmentation du sexisme, en ligne particulièrement, et ce faisant constate une augmentation de l’assignation des rôles hommes/femmes dans la société de manière générale et spécifiquement dans la sphère domestique.
On pourrait arguer que pour en finir avec les tradwives, il suffirait de responsabiliser des plateformes sur les contenus qui y sont autorisés et sur la manière dont les algorithmes rapprochent trop rapidement des sphères d’extrême droite, mais ce serait faire fi d’une quête de sens et de justice sociale autant que climatique, qui traverse notre société de manière générale. Peut-être faudrait-il par exemple retourner jeter un œil du côté des propositions marxistes de Silvia Federici, ou encore de Christine Delphy en France, quand elles envisageaient un « salaire domestique ».3Cette proposition aurait a minima pour vertu de reconnaitre cette charge comme un travail en soi, et donc le temps qui y est consacré majoritairement par des femmes.
Mais surtout, notre société nécessite d’être réorganisée autour de ses enjeux socioéconomiques et climatiques, une partie de la réponse sera à trouver et à construire dans la sphère du travail : une revalorisation des emplois porteurs de sens et utiles à la société et évidemment la réduction collective du temps de travail.
- Sur l’utilisation des femmes et des discours féministes à des fins racistes, voir Sara R.Farris, Au nom des femmes : « Fémonationalisme » — Les instrumentalisations racistes du féminisme, trad. July Robert, Syllepse, 2021.
- Contraction de l’anglais involuntary celibate (« involontairement célibataire »). Née en ligne, cette culture se base sur la misogynie, la valorisation de la violence à l’égard des femmes et le culte de la virilité.
- Voir Christine Delphy, Pour une théorie générale de l’exploitation. Des différentes formes d’extorsion de travail aujourd’hui, M éditeur/Éditions Syllepse, 2015. Voir également les revendications du mouvement « Wages for Housework » (« Des salaires pour le travail ménager »), dont notamment Silvia Federici était porteuse.