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Ultras, les autres protagonistes du football

Illustration : Sylvie Bello

Dans son ouvrage fas­ci­nant Ultras, les autres pro­ta­go­nistes du foot­ball, Sébas­tien Louis, ancien membre du Com­man­do Ultra à Mar­seille, s’est pen­ché sur les ultras — la frange la plus pas­sion­née, orga­ni­sée, inves­tie et jusqu’au-boutiste des sup­por­ters d’une équipe de foot qui occupent les tri­bunes et donnent à voir un spec­tacle colo­ré pen­dant les matchs. S’y inté­res­sant au cours de ses études d’histoire pour ne plus jamais les lâcher par la suite, il nous livre une somme retra­çant les évo­lu­tions de ce mou­ve­ment, notam­ment ses liens avec l’histoire ita­lienne et celle de la jeu­nesse occi­den­tale. Ce qui per­met de cla­ri­fier quelques zones d’ombre et de nuan­cer quelques idées reçues. Comme par exemple, l’idée selon laquelle les ultras seraient tous des hoo­li­gans, c’est-à-dire des voyous sans cause, pro­fi­tant de matchs pour faire le coup de poing.

Sébas­tien Louis retrace l’apparition des ultras en sou­li­gnant que c’est dans les années 1960 que les ultras (le « s » per­met­tant de les dis­tin­guer des mou­ve­ments poli­tiques) vont sup­plan­ter les tifo­sis, le nom don­né aux sup­por­ters en Ita­lie1. Les pre­miers ultras auraient occu­pé le virage sud du stade de la Samp­do­ria de Gênes en 1970.

La culture Ultra, festive, potache et carnavalesque

Les ultras, sup­por­ters pas­sion­nés, pro­fi­tant du déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme et du par­tage des richesses, vont inves­tir les stades et plus pré­ci­sé­ment les virages2 pour y déve­lop­per leur réper­toire d’action. Le virage devient le ter­ri­toire des sup­por­ters unis par la même pas­sion. Si la Grande-Bre­tagne se carac­té­rise par le chant cho­ral d’hymnes van­tant les mérites de leur équipe, les ultras ita­liens vont eux déve­lop­per les cho­ré­gra­phies de masse et emprun­ter aux Argen­tins les pape­li­tos, c’est-à-dire le déploie­ment de nom­breux petits bouts de papiers comme ani­ma­tion. Les autres outils pour mani­fes­ter leur fer­veur vont du cou­vercle de cas­se­role aux klaxons en pas­sant par les dra­peaux, tam­bours, slo­gans et grosses caisses. La ban­de­role déployée et accro­chée aux grilles sert de point de ral­lie­ment. Et le pire affront qu’un groupe d’ultras puisse subir est le vol de cette ban­nière. L’exposition de l’enseigne volée ren­ver­sée consti­tuant l’affront suprême.

Les ultras sont un grou­pe­ment extrê­me­ment coor­don­né diri­gé par un capo et avec des res­pon­sables de chant qui tournent le dos au ter­rain. Pour les Ultras, trans­gres­ser les règles est fon­da­men­tal. Comme au car­na­val, le match de foot­ball est l’occasion d’une inver­sion des rôles sociaux et en plus du match sur le ter­rain, un autre match se déroule dans les tri­bunes entre groupes ultras rivaux. L’enjeu est de rem­por­ter une vic­toire sym­bo­lique pour conqué­rir l’hégémonie sur la bande adverse, grâce à la qua­li­té des tifos3, à la force des chants et par­fois aus­si à la vio­lence. Cette der­nière ser­vant sou­vent d’ascenseur social pour grim­per dans la hié­rar­chie des Ultras. Para­doxa­le­ment, cette vio­lence est encou­ra­gée par la sécu­ri­sa­tion des stades : c’est le « syn­drome de la piste cyclable » : se sachant pro­té­gé, l’ultra redouble d’ardeur et de vio­lence pour pro­vo­quer l’adversaire.

Les rap­ports avec la direc­tion des clubs sont ambi­gus : « même si les diri­geants cri­tiquent les cas de vio­lence et réfutent les accu­sa­tions de col­la­bo­ra­tion, ils apportent la plu­part du temps un sou­tien de fac­to à leurs sup­por­ters les plus exces­sifs »4, notam­ment en fer­mant les yeux sur cer­tains débor­de­ments et en leur don­nant des billets gra­tuits per­met­tant ain­si le finan­ce­ment des activités.

Le mou­ve­ment des ultras va connaitre une expan­sion euro­péenne. En Bel­gique ce n’est pas par hasard que des groupes ultras se sont créés d’abord à Liège, puis, à Char­le­roi, Genk et La Lou­vière, c’est-à-dire des villes minières où la popu­la­tion d’origine ita­lienne est fort présente.

Les Ultras, tous des fachos ?

Dans les années 1970, l’imaginaire d’extrême gauche est for­te­ment pré­sent. « Les ultras reprennent les codes poli­tiques d’extrême gauche et les mettent au ser­vice de leur cause : leur club ! (…) ils se nomment les Eagles, sup­por­ters à la Lazio de Rome, les Ultras Figh­ters de Sien­na (…) ou encore Set­tembre Ros­so­nere pour l’AC Milan (nom ins­pi­ré par le conflit appe­lé Sep­tembre noir oppo­sant la Jor­da­nie et l’Organisation de libé­ra­tion de la Pales­tine de Yas­ser Ara­fat en sep­tembre 1970). » Cela se mani­feste donc par la séman­tique : déno­mi­na­tions mili­taires comme la Bri­gate Ros­so­nere pour l’AC Milan par ana­lo­gie avec les Bri­gades rouges mais aus­si par le look (béret), les slo­gans, les tech­niques d’animation (cor­tège, tambours).

Avec la chute du mur de Ber­lin, cette effer­ves­cence poli­tique va s’estomper pour don­ner lieu à une vague plus hédo­niste et consu­mé­riste et ensuite voir une recru­des­cence des pos­tures d’extrême droite dans les années 1990 dans la pénin­sule. Des sub­ter­fuges à la croix gam­mée comme les chiffres « 88 » pour « HH » (c’est-à-dire « Heil Hit­ler ») ou « 18 » pour AH (Adolf Hit­ler) vont pro­li­fé­rer et la vio­lence va gan­gré­ner les stades.

Puis, sui­vant en cela l’évolution des socié­tés occi­den­tales, une cer­taine dépo­li­ti­sa­tion va se mani­fes­ter dans les rangs ultras.

La répres­sion éta­tique et poli­cière va faire des stades un labo­ra­toire de la répres­sion et de la mise en œuvre de mesures liber­ti­cides : mili­ta­ri­sa­tion pro­gres­sive des stades, grille, fos­sé ou pose de cages de plexi­glas, inter­dic­tion de vente de billets par bloc, inter­dic­tion de stade (pour cinq ans !), intro­duc­tion de la vidéo­sur­veillance, escorte des sup­por­ters ou, pour le dire autre­ment, entrave à la liber­té de mou­ve­ment, pro­hi­bi­tion des ban­de­roles (donc atteinte à la liber­té d’expression), pré­sence de mil­liers de forces de l’ordre lors de chaque match, contrôle d’identité et fouille à l’entrée : le sup­por­ter devient un délin­quant sub­ver­sif potentiel.

Si nous quit­tons l’Italie, Mickaël Cor­reia, l’auteur de Une his­toire popu­laire du foot­ball fait obser­ver que les ultras « ont été les pre­miers à contes­ter les inter­ven­tions du régime, les inter­ven­tions armées de la police au moment des prin­temps arabes. Notam­ment en Égypte où le pre­mier slo­gan anti-Mou­ba­rak va être enten­du dans un stade (…) Ils vont appor­ter leur savoir-faire à l’ensemble du mou­ve­ment social égyp­tien. Lors de l’occupation de la place Tah­rir, ce sont eux qui vont la défendre face à l’armée ».

LA MARCHANDISATION ET LA GENTRIFICATION POUR SE DÉBARRASSER DES ULTRAS

L’organisation de la Coupe du monde de 1990 en Ita­lie va entrai­ner la construc­tion de nou­veaux stades sous la forme de par­te­na­riats public-pri­vé. Un phé­no­mène qui vise aus­si à rem­pla­cer les sup­por­ters par des clients et ain­si à évin­cer les ultras. Ce phé­no­mène de mar­chan­di­sa­tion du foot et de gen­tri­fi­ca­tion des stades se pro­duit au cours des années 1990 dans toute l’Europe. À titre d’exemple, au sein du Kop de Liver­pool, le nombre de places de la tri­bune réser­vées aux sup­por­ters passe de 28.000 places assises à seule­ment 12.409 en 1994. Et le prix des abon­ne­ments pour les sai­sons des clubs s’envole par­tout5. Résul­tat des courses en Ita­lie : classe popu­laire et petite bour­geoi­sie6 ne vont plus se dépla­cer et les stades se vident.

Un phé­no­mène éga­le­ment ampli­fié par la sur­en­chère des droits télé­vi­suels et la dif­fu­sion de matchs de foot­ball pra­ti­que­ment tous les jours de la semaine (ce que l’on appelle l’échelonnement du calen­drier) : avec ces ren­trées finan­cières, les spec­ta­teurs se muent en un simple public d’ornementation. L’Italie fait très fort en matière de mise en scène et de choix stric­te­ment finan­ciers puisque la Super­coupe ita­lienne (la ren­contre qui oppose le cham­pion au vain­queur de la coupe de l’édition pré­cé­dente et qui ouvre géné­ra­le­ment la nou­velle sai­son) s’est déjà délo­ca­li­sée à Tri­po­li (pour faire plai­sir à Kadha­fi dont le fils jouait en Ita­lie…), à New York, à Pékin, Doha ou encore Shanghaï…

Face à cette mar­chan­di­sa­tion du foot, les ultras ita­liens, en véri­table syn­di­ca­listes du foot, vont s’opposer au sys­tème des joueurs mer­ce­naires, à l’échelonnement du calen­drier et ten­ter de peser pour un retour à une numé­ro­ta­tion clas­sique des joueurs (soit de 1 à 11 en fonc­tion des places occu­pées sur le ter­rain). Car depuis le début de son exis­tence, le mou­ve­ment des ultras veut prendre fait et cause pour un foot­ball authen­tique, pas­sion­né et sin­cère, et ce mou­ve­ment se carac­té­rise par une dimen­sion créa­trice, du lien social et un esprit de soli­da­ri­té. Le livre de Sébas­tien Louis démontre de manière fouillée que la « culture popu­laire ultra incarne aujourd’hui encore une contre-socié­té repo­sant sur une autre logique que l’intérêt éco­no­mique. » L’ouvrage de Sébas­tien Louis est pas­sion­nant et va à l’encontre de quelques idées reçues en appor­tant de la nuance et de la pro­fon­deur sur un mou­ve­ment sou­vent peu connu et peu compris.

  1. Il est inté­res­sant de noter que ce nom de tifo­si est en rap­port direct avec la mala­die le typhus qui se mani­feste par un état cyclique allant de la stu­peur à un délire de pro­pos incohérents…
  2. Virages : zones des gra­dins des stades situées au niveau des virages des pistes de vélo entou­rant le ter­rain de foot­ball dans les stades mixtes vélo­drome-foot­ball et donc à proxi­mi­té des cages. Le terme sub­sis­tant même s’il n’y a pas de pistes cyclables dans tous les stades de foot. Tra­di­tion­nel­le­ment, c’est l’emplacement des sup­por­ters les plus jeunes et les plus actifs en rai­son du faible coût des places.
  3. Tifo : ani­ma­tion visuelle orga­ni­sée par les sup­por­ters, sou­vent avant le début du match.
  4. Sébas­tien Louis, Ultras les autres pro­ta­go­nistes du foot­ball, Édi­tions Mare & Mar­tin, 2018, p. 113
  5. Pour la sai­son 2017 – 2018, l’abonnement le moins oné­reux s’élevait à 597 euros à Man­ches­ter Uni­ted, 255 euros pour le Real Madrid et 150 euros au Stan­dard de Liège. Source : BBC
  6. Plu­tôt que le terme de « classes moyennes », un concept fourre-tout à éviter.


Sébastien Louis, Ultras les autres protagonistes du football, Éditions Mare & Martin, 2018



Sankt Pauli, le club militant aux supporters engagés

« No place for homophobia, fascism, sexism, racism », voici ce qu’on peut lire en lettres rouges et noires sur la tribune centrale du Millerntor, le stade du FC Sankt Pauli de Hambourg tandis que les tribunes latérales affichent « Pas de football pour les fascistes » ou encore « Aucun être humain n’est illégal ». Arborant une tête de mort pirate comme emblème, ce club allemand de division deux aux résultats sportifs modestes revendique pourtant 11 millions de fans de par le monde ! Des supporters attirés par les valeurs militantes antiracistes du club (tout supporter proférant des propos racistes est en effet expulsé), ses engagements altermondialistes, féministes, écologistes, LGBTI, ainsi que son opposition au foot business. Confrontés à la gentrification du quartier populaire où est ancré le club et à une gestion marchande de celui-ci, les supporters acharnés fondent les ultras Sankt Pauli en 2002. Ils se positionnent comme les gardiens de l’identité antifasciste du club et initient le réseau Alerta Network, un réseau international d’Ultras antifascistes. Le club héberge aussi le FC Lampedusa, un club de réfugiés entrainé par des joueuses de FC Sankt Pauli et qui joue maintenant en football amateur. Un bel exemple d’intersectionnalité ! (Olivier Starquit)