Depuis des siècles, les controverses sur les vertus du hasard et le poids des déterminismes enflamment les cercles de la pensée. Entre contingence et nécessité, savants, philosophes, sociologues et artistes témoignent de leurs options par une démonstration rigoureuse, par un songe poétique ou par une œuvre inspirée. D’Épicure à Descartes, de Stéphane Mallarmé à Jacques Monod, d’Arthur Schopenhauer à Jean-Pierre Changeux, chacun y va de son sillon entre nature et culture, éducation ou génétique, libre arbitre ou contrainte des structures. Des constructions intellectuelles les plus raffinées au principe premier éblouissant apte à guider les existences.
Imaginons le hasard comme conducteur de tous nos actes. C’est le scénario fascinant, et qui me plonge dans des abîmes de perplexité et d’indécidabilité, du roman de Luke Rhinehart publié en 1971 à New York. Un homme choisit de jouer aux dés chaque circonstance de sa vie, du plus banal choix du quotidien aux comportements les plus transgressifs. Justement pour subvertir sa vie quotidienne. Chaque moment Luke a six possibilités correspondant à six faces du dé. Comme le décrit Emmanuel Carrère « la première option c’est de faire comme il a toujours fait. Les cinq autres se démarquent plus ou moins nettement de cette routine ». Règles impératives : toujours respecter scrupuleusement l’option déterminée par le hasard du chiffre et toujours prévoir une option clairement transgressive de ses habitudes.
On commence par jouer ce que l’on va manger au restaurant ou le film à aller voir. Et l’on peut terminer, à choisir cet engrenage infernal, à adopter des comportements criminels. Dans l’implacable logique du hasard, le meurtre devient une possibilité sur laquelle, à un moment ou un autre, il est très difficile de ne pas parier. Ce roman addictif peut conduire à une thérapie par le dé. Certains de ses adeptes sont morts fous, d’autres sont en prison, d’autres encore ont atteint, comme le raconte Carrère, un état d’éveil et de joie stable, semblable au nirvana des bouddhistes. Une école du chaos, une menace pour la civilisation ou une libération par un formidable courant d’air existentiel ?
Il est terriblement tentant de se prendre au jeu comme un défi envers soi-même, mais qui conduit inexorablement à un chemin de ruines. Devenir esclave d’un petit dé commun à six faces dont un chiffre perpétue son petit train-train, mais un autre plonge dans la tragédie. Il y a, semble-t-il, des tas de « dice man » qui choisissent une « dice life » dans le monde, comme en témoignent certains sites sur le net. Essayez un instant de parier sur chacune des six opportunités possibles que vous imaginez pour chaque petit geste de votre vie. En termes, au choix de chacun, de repas, d’amis, de soirées, de votes, de sexualités, de transgressions des lois, d’explosions des convenances… Même simplement par l’imagination. Difficile de résister à une potentialité d’état mental chamboulé par un pari intérieur permanent, comme une drogue lancinante qui infuse l’esprit de tentations les plus inimaginables.
Cette configuration psychologique interroge l’éthique comme dans l’allégorie de l’Anneau de Gygès de Platon qui imagine un homme dont tous les actes seraient invisibles. Que s’autoriserait-il à faire ou à ne pas faire ? Ou chez Kant qui invente une fantaisie où tout ce que l’on pense est immédiatement exprimé. Pour conjurer cette fascinante attraction et cette séduction du pari permanent, mieux vaut, à tout peser, la sagesse de Spinoza où tout est déterminé et où tous les coups de dés sont joués à l’avance, le hasard relevant d’une suprême illusion.