Entretien avec Alain Denault

Un pouvoir TOTALement pervers

Alain Deneault, doc­teur en phi­lo­so­phie, déve­loppe une œuvre docu­men­tée et consé­quente trai­tant de dif­fé­rents aspects du capi­ta­lisme contem­po­rain, de son idéo­lo­gie, de ses mots, de ses outils de coer­ci­tion : para­dis fis­caux, gou­ver­nance, extrême centre, médio­cra­tie… Dans Le tota­li­ta­risme per­vers et De quoi Total est-il la somme ?, il s’attache au cas d’école que repré­sente le groupe pétro­lier Total, en dresse la généa­lo­gie, le champ d’action, l’idéologie et les dégâts, pour mon­trer com­ment les mul­ti­na­tio­nales font leur Loi, celle du mar­ché. Et com­ment ces acteurs à la sou­ve­rai­ne­té par­ti­cu­lière ont peu à peu pris une place pré­pon­dé­rante émi­nem­ment contes­table mais peu contes­tée, sur base d’un pou­voir per­vers, ren­for­çant encore la poro­si­té entre l’oligarchie et le pou­voir politique.

Comment a‑t-on laissé développer autant de pouvoir à une multinationale comme Total ?

C’est le fruit d’une his­toire com­plexe. Durant l’entre-deux-guerres, les puis­sances éta­tiques ont com­pris que s’assurer l’approvisionnement en pétrole des armées était un enjeu stra­té­gique abso­lu­ment névral­gique. Elles ont donc choi­si de sou­te­nir des socié­tés lar­ge­ment contrô­lées par des acteurs du sec­teur pri­vé pour le garan­tir. Ces firmes se sont impo­sées en car­tel au Moyen-Orient. Deve­nues des Fran­ken­stein, ces créa­tures des États ont consti­tué les pre­mières mul­ti­na­tio­nales en étant aus­si pré­sentes ailleurs dans le monde, là où il y avait d’autres gise­ments, ceci afin de s’assurer un contrôle arti­fi­ciel des cours. Pour favo­ri­ser leur déve­lop­pe­ment, les États ont été jusqu’à offrir à ces firmes (La Com­pa­gnie fran­çaise des pétroles, BP, Shell et Stan­dard Oil…) des États vas­sa­li­sés et colo­ni­sés pour ain­si dire sur mesure. Pour les Bri­tan­niques en déman­te­lant l’Empire otto­man afin de créer ces enve­loppes juri­diques comme l’Irak ou le Qatar. Ce qu’imitera plus tard la France, avec le déman­tè­le­ment de son empire afri­cain, pour créer des pays dédiés aux inté­rêts des socié­tés pétro­lières comme le Gabon et le Congo-Brazzaville.

Les entre­prises du domaine pétro­lier et éner­gé­tique se sont donc consti­tuées en mul­ti­na­tio­nales, avec pour par­te­naire la haute finance qui avait déjà déve­lop­pé des réseaux inter­na­tio­naux depuis des siècles. Et que visent à obte­nir ces mul­ti­na­tio­nales ? Elles visent à obte­nir un mono­pole d’accès ou à créer un oli­go­pole autour d’accès à des biens et ser­vices, c’est-à-dire à s’interposer entre nous et ce qui est indis­pen­sable (ou ce que l’on aura ren­du indis­pen­sable) en jouant sur des conjonc­tures mon­diales. C’est comme ça qu’on a eu à com­po­ser avec des sou­ve­rai­ne­tés d’un genre nou­veau, au pou­voir com­pa­rable à ceux des États.

En effet, ces sou­ve­rai­ne­tés pri­vées ont un rap­port spé­ci­fique à la loi qui n’est plus stric­te­ment celle du légis­la­teur, mais la Loi avec un L majus­cule, c’est-à-dire la loi du plus fort : la Loi du mar­ché, la Loi de l’offre et de la demande, la Loi de l’activité de la mon­dia­li­sa­tion, du com­merce sans entraves, etc. Tout le jeu consiste à pré­sen­ter ces lois comme n’étant pas du res­sort des pou­voirs poli­tiques, mais d’un ordre à la fois natu­rel, qua­si cos­mique, scien­ti­fique et his­to­rique. Une Loi dans laquelle on est tou­jours gagnant quand on est puis­sant. Dans ce nou­vel ordre de pou­voir, pri­vé autant que per­vers, il ne s’agit plus de domi­ner sur un mode décla­ré, mais de s’assurer une mai­trise de la conjonc­ture de façon à pou­voir tirer son épingle du jeu, quelle que soit l’évolution du contexte. Une des pre­mières illus­tra­tions de cette puis­sance, c’est le fait que la Stan­dard Oil des Rocke­fel­ler soit arri­vée à vendre du pétrole à la fois aux Alle­mands et aux Alliés pen­dant la Deuxième Guerre mondiale.

L’historien anglais Anto­ny Bevoor nous apprend d’ailleurs que c’est lors de ce conflit qu’on a eu besoin et appris à ame­ner l’appareil de pro­duc­tion à se déployer à l’échelle mon­diale. Il fal­lait en effet ali­men­ter des GI’s dans le Paci­fique, l’Atlantique, en Afrique du Nord, aux États-Unis, en Europe. Tout d’un coup, on pense la pro­duc­tion à l’échelle mon­diale ce qui per­met­tra ensuite Coca-Cola ou McDonald’s. Cela a ouvert l’imagination com­mer­ciale et sur le plan de l’appareil de pro­duc­tion au sens le plus concret et logis­tique du terme : où sont les usines, le volume. Pen­ser ce volume-là, se dire « on va fabri­quer de chaus­sures pour la pla­nète » aurait été outran­cier au 19e siècle ! Avec la Seconde Guerre mon­diale, on s’est mis à pen­ser la pro­duc­tion en fonc­tion du monde, de la même manière que les GI’s avaient les mêmes repas par­tout à l’échelle du monde, les mêmes uni­formes, une sorte de for­ma­tage, on va pour­suivre ce for­ma­tage-là à l’échelle civile après la guerre.

Au début du 20e siècle, des entre­prises pétro­lières imposent donc un modèle qui est celui de l’autorité pri­vée, qui a son propre rap­port à la Loi et au pou­voir, qui devien­dra un modèle uni­ver­sel après la Seconde Guerre mon­diale et qui don­ne­ra nais­sance à des pou­voirs phar­ma­ceu­tiques, agroa­li­men­taire, de la culture, du tex­tile, etc.

Qu’est-ce que le « totalitarisme pervers » qui découle de ce rapport particulier à la Loi ?

Je me suis inté­res­sé en Total à un objet qui parle. Et mon tra­vail a moins consis­té à écrire un texte à charge contre des puis­sances his­to­riques et pri­vées que d’écouter ce qu’elles nous disent. Sachant que lorsque le pou­voir parle, il en dit tou­jours plus que ce qu’il ne vou­drait. Et notam­ment par le nom qu’elle se donne : ici, « Total ».

Pour­quoi s’appeler « Total » ? C’est en 1953 que la Com­pa­gnie fran­çaise des pétroles (CFP) a déci­dé de bap­ti­ser ses enseignes, l’étiquetage de ses pro­duits de grandes dis­tri­bu­tions « Total ». Ce nom ne ren­voyait pas sim­ple­ment à sa plas­ti­ci­té (on dit Total de la même manière à peu près dans toutes les langues), car dans les années 1950, la CFP venait d’acquérir des socié­tés dans la grande dis­tri­bu­tion, « Azur » notam­ment, qui aurait pu faire l’affaire, mais non, on a choi­si Total. En 2000, au moment de la fusion entre la belge Petro­Fi­na, la CFP et Elf, on agglu­tine tous ces noms au début, mais fina­le­ment on va choi­sir de s’appeler seule­ment « Total ».

On peut voir là une sorte de pro­cla­ma­tion de pou­voir en fonc­tion d’un rap­port à la tota­li­té qui est de deux ordres. D’une part, être pré­sent sur toute la chaine de pro­duc­tion dans le domaine éner­gé­tique. Explo­ra­tion, exploi­ta­tion, trans­port, trai­te­ment, dis­tri­bu­tion, recherche de pointe, spé­cu­la­tion, cour­tage… : on est par­tout ! Ce qui fait que lorsque le prix monte, cela ne dérange pas, parce c’est le moment d’investir dans les pro­duits d’exploitation. Et quand le prix baisse, cela ne dérange pas non plus, parce qu’à ce moment-là, on a une matière brute peu coû­teuse pour faire de la trans­for­ma­tion, de la pétro­chi­mie, de la dis­tri­bu­tion et parce que le prix au détail ne des­cen­dra jamais autant que le prix sur le mar­ché. On est éga­le­ment pré­sent dans mille-et-une filières d’activité parce qu’on a fait de l’épuisement des gise­ments pétro­lier le mar­ché de demain, parce qu’on a tour­né cette situa­tion à notre avan­tage ! Les domaines que l’on pré­sente un peu naï­ve­ment comme concur­ren­tiels sont déjà l’apanage de struc­tures comme Total : le gaz, l’énergie solaire, les agro­car­bu­rants, mais aus­si les gra­nu­lés de bois, les res­sources mari­times, etc. On n’est plus face à une pétro­lière, mais face à une éner­gé­ti­cienne, qui peut là aus­si, quel que soit le contexte, béné­fi­cier de beau­coup de leviers. Y com­pris diplo­ma­tiques. Ain­si, si les Amé­ri­cains sont en froid avec les Russes et imposent des embar­gos, elle peut se tour­ner vers les Chi­nois pour avoir du finan­ce­ment, ou ouvrir la Fran­ça­frique aux Qata­ris pour accé­der à leur mar­ché. Bref, il s’agit de pou­voir pro­fi­ter de la situa­tion, quelle qu’elle soit.

C’est en cela que se défi­nit l’exercice sub­til d’un pou­voir de type per­vers. Ce pou­voir per­vers se dis­tingue du pou­voir psy­cho­tique qu’étudiait Han­nah Arendt. Ain­si, le tota­li­ta­risme psy­cho­tique se pré­va­lait d’une signa­ture, on connais­sait la source du pou­voir. Elle était même hyper­vi­sible, toni­truante et enva­his­sante : Hit­ler, Sta­line, etc. Ici, on passe à un régime d’autorité où le pou­voir se dis­sout dans les rouages même des struc­tures de domi­na­tion. Et les agents deviennent, en même temps qu’ils sont des subor­don­nés du régime, des vec­teurs du pou­voir sur un mode rhi­zo­ma­tique et imma­nent, qui fait que les acteurs ont beau jeu, non pas d’imposer une conjonc­ture abso­lu­ment, mais de s’organiser pour que, quelle que soit l’évolution de cette conjonc­ture-là, ils en tirent par­ti. Et c’est là qu’on aura des acteurs per­vers qui se pré­sentent comme étant en quelque sorte stric­te­ment des agents de ce sys­tème-là, qui le voient évo­luer, qui le pré­sentent comme ayant sa véri­té his­to­rique, sa néces­si­té natu­relle, son sens his­to­rique, et eux ne fai­sant que par­ti­ci­per à cela. Un per­vers dans ce cadre-là, c’est un psy­cho­tique dégui­sé en névro­sé. C’est quelqu’un qui fait en quelque sorte sem­blant de subir un ordre, de le dési­rer en même temps qu’il le subit, alors qu’il l’a lar­ge­ment ini­tié et condi­tion­né des dyna­miques d’ensemble. En fait, tous les acteurs de ce régime-là (qui s’arrogent le pou­voir), se pré­sentent eux-mêmes comme subis­sant la Loi du mar­ché au même titre que les autres.

Comment ces entités tentaculaires influencent la construction des lois et imposent leur Loi ?

Les mul­ti­na­tio­nales agissent par rap­port à la loi de deux manières. D’une part, dans un lob­bying grou­pé et fédé­ré. On agit en bloc par rap­port à des inté­rêts bien com­pris et conver­gents sur une auto­ri­té (comme par exemple la Com­mis­sion euro­péenne), mais aus­si sur le public en géné­ral. Il s’agit non seule­ment de mettre sous pres­sion les déci­deurs et déci­deuses mais aus­si de créer un cli­mat social qui va rendre la déci­sion des auto­ri­tés publiques presque néces­saires socio­lo­gi­que­ment, qui fait pas­ser les inté­rêts com­mer­ciaux comme une forme de biens communs.

Et d’autre part, on va pen­ser un rap­port à la Loi trans­cen­dante, sur un mode sadique, exac­te­ment comme en trai­tait le Mar­quis de Sade, qui consiste donc à créer des condi­tions objec­tives d’accès aux capi­taux et aux éner­gies auprès des États et autres acteurs sociaux. Patrick Pouyan­né (actuel PDG de Total) ou Chris­tophe de Mar­ge­rie, (son pré­dé­ces­seur) affirment qu’ils ne font pas de poli­tique. En fait, Total et ses équi­va­lentes ne font pas de poli­tique, ils font la poli­tique. Pour elles, peu importe qui por­te­ra la cou­ronne. Car elles sau­ront exac­te­ment com­ment condi­tion­ner les déci­sions de ce der­nier pour qu’elles se conforment aux modèles com­mer­cial, indus­triel et finan­cier mon­diaux qu’elles ont impo­sés. Elles n’ont même pas à dire « je veux que les choses soient comme ça », mais tout sim­ple­ment : « la Loi (du mar­ché) veut que nous fas­sions les choses ainsi ».

Comment contrecarrer cette influence et ce gigantisme ?

Sans vou­loir som­brer dans un pes­si­misme sans issues, il est enten­du que lorsqu’on est face à un pou­voir per­vers, qui par défi­ni­tion nous mani­pule, nous tra­verse, et nous intègre dans ses rouages, on est mal par­ti. Il est quelque part plus facile d’être confron­té à une « bonne vieille » dic­ta­ture même si elle peut être san­gui­naire et cruelle, type Bena­li ou Hit­ler, qu’à un pou­voir qui n’a pas de tête. Ou qui en a mille. Quand on est dans un ordre où un acteur dit aus­si puis­sant que Chris­tophe de Mar­jo­rie peut mou­rir sur la piste de l’aéroport de Mos­cou sans qu’il y ait de consé­quences majeures, on voit bien que tout est orga­ni­sé pour garan­tir une sorte d’objectivité du règne de par le fonc­tion­ne­ment même de ses structures.

La pre­mière approche qui est cri­tique, c’est de se per­mettre un rai­son­ne­ment, bien qu’il ne débouche pas sur une stra­té­gie réa­liste immé­dia­te­ment, et qui consiste à dire : le pro­blème quant aux mul­ti­na­tio­nales, ce sont les mul­ti­na­tio­nales elles-mêmes. La ques­tion n’est donc pas celle de les enca­drer, de trou­ver une sorte de moda­li­té de super­vi­sion qui soit « à leur échelle », comme le dit dans un grand moment de délire Jacques Atta­li. Ce n’est pas d’obtenir de leur part, sur un mode volon­taire, des formes de rete­nues ou d’inhibition parce qu’il n’y a plus de contre­pou­voir pour les conte­nir. Ce n’est pas en essayant d’avoir « plus de trans­pa­rence ». Non. La solu­tion quant aux mul­ti­na­tio­nales, c’est leur dis­so­lu­tion. Point.

Il s’agirait par exemple d’imaginer scinder des mégacompagnies en des entités plus petites, de les nationaliser ou de limiter légalement la taille possible des entreprises ?

Exac­te­ment. On ne peut pas comme démo­crate, accep­ter que si peu de gens ont autant de pou­voir dans des sec­teurs aus­si sen­sibles, c’est insup­por­table ! Quand on parle du phar­ma­ceu­tique, de l’énergie, de l’agroalimentaire, du trans­port, on parle de sujets vitaux : les semences, les vac­cins, l’alimentation, l’air qu’on res­pire. On ne peut pas lais­ser ces ques­tions-là à une poi­gnée d’oligarques qui n’ont de sen­si­bi­li­té que celle liée aux enjeux du marché.

À cet égard, il ne faut pas hési­ter à rap­pe­ler le carac­tère futile des mul­ti­na­tio­nales : on n’en a pas besoin ! On n’a pas besoin d’elles pour fabri­quer des chaus­sures, pour faire des films ou pour appor­ter des bois­sons sucrées… Elles n’existent de manière arti­fi­cielle que pour s’interposer.

Si toute solu­tion par­tielle n’est pas satis­fai­sante, car répondre à ce pro­blème sans en sou­hai­ter la dis­pa­ri­tion consti­tue sim­ple­ment des garde-fous fra­giles, on peut néan­moins appré­cier des avan­cées pra­tiques. Par exemple en fai­sant enfin des mul­ti­na­tio­nales un sujet de droit. Actuel­le­ment, on consi­dère seule­ment les ten­ta­cules, mais jamais la pieuvre. Car une mul­ti­na­tio­nale est en réa­li­té un « groupe » d’entreprises dont cha­cune des enti­tés, des filiales, répond en droit à des auto­ri­tés dif­fé­rentes (la filiale ira­nienne de Total aux auto­ri­tés ira­niennes, cana­diennes au Cana­da, argen­tine en Argen­tine, etc.). Il fau­drait donc être capable de faire du groupe Total au com­plet un sujet de droit à part entière et confron­té à des dis­po­si­tifs légaux clairs. Mais aus­si que la jus­tice puisse enquê­ter de manière indé­pen­dante du poli­tique sur ces com­pa­gnies. On peut éga­le­ment avan­cer concer­nant des normes sur le tra­vail du pro­duit que nous consom­mons, notam­ment via des droits de douane, pas seule­ment tour­nés sur la nature même de la mar­chan­dise qui est en cause, mais aus­si en fonc­tion du contexte social et envi­ron­ne­men­tal du pays de pro­duc­tion. Par exemple, est-ce qu’on fait tra­vailler les enfants, est-ce qu’il y a le droit à la syn­di­ca­li­sa­tion ? Il faut donc aus­si avan­cer à cette échelle pra­tique, de façon à ce que l’on ne soit pas décou­ra­gé, mais en ne per­dant jamais de vue que la visée finale, c’est bel et bien la dis­pa­ri­tion des multinationales.

Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste l’idéologie politique de l’extrême décrit dans « Politique de l’extrême centre » ?

L’idée de l’extrême centre, c’est d’étiqueter comme étant cen­triste un pro­gramme qui est radi­ca­le­ment oligarchique.

Com­ment s’y prend-on ? D’abord, l’oligarchie n’est pas seule­ment un pou­voir indus­triel ou finan­cier mais aus­si un pou­voir média­tique capable, de par un appa­reil de pro­duc­tion du lan­gage mas­sif, de s’arroger un pou­voir d’étiquetage sur les idées et les pro­po­si­tions des acteurs publics. Une série d’acteurs seront ain­si pré­sen­tés et éti­que­tés comme « rai­son­nables », « réa­liste », « sérieux », « pon­dé­rés », « prag­ma­tiques », « nor­maux » (et on se rap­pelle d’un pré­sident « nor­mal », Fran­çois Hol­lande, élu il ya quelques années). Et tous ceux qui s’éloignent des mesures aux­quelles on asso­cie ces éti­quettes-là, mérite eux d’autres appel­la­tions : « fou », « irréa­liste », « irres­pon­sable », « rêveur », « para­noïaque », « com­plo­tiste », « ter­ro­riste »… Cela se réa­lise grâce à toute sorte de scribes et de porte-bouches, qui sont au fond les chiens de garde de ce pou­voir. Et ce, dans un rap­port pré­ten­du­ment empi­rique. C’est-à-dire qu’on n’est plus sur un mode édi­to­rial mais on va dire par exemple « avec son reve­nu uni­ver­sel Benoit Hamon est un rêveur », « étant don­né le carac­tère irréa­liste de son pro­gramme », etc. On va inté­grer cette opi­nion dans un rap­port de types des­crip­tif, comme étant un fait qu’on va le trai­ter au même titre que les autres faits.

L’extrême centre est extrême pour deux rai­sons. D’une part, der­rière sa pré­ten­tion au cen­trisme, elle a un pro­gramme extrê­me­ment des­truc­teur d’un point de vue de l’écologie, inique d’un point de vue social et impé­ria­liste par rap­port aux modes poli­tiques mis en avant. Son pro­gramme tient en cinq élé­ments simples : plus de béné­fices pour les entre­prises, plus de divi­dendes pour les action­naires, plus d’accès aux para­dis fis­caux, moins de fonds pour les ser­vices publics, moins de droits pour les tra­vailleurs et les travailleuses.

L’autre aspect de cet extré­misme, il est au sens moral. Il tient au fait d’être into­lé­rant à tout ce qui n’est pas soi. Et en cela, le dis­cours de l’extrême centre ne consti­tue pas une façon de pla­cer le cur­seur sur l’axe gauche-droite mais bien d’abolir l’axe gauche-droite au pro­fit d’un dis­cours qui se pré­sente comme le seul pos­sible. C’est une sorte de TINA (There is no alter­na­tive) de centre qui excède le posi­tion­ne­ment dia­lec­tique. Ain­si, Mar­ga­ret That­cher pou­vait au moins se dire conser­va­trice et hos­tile au Labour c’est-dire au socia­lisme ou à la social-démo­cra­tie. On n’en est même plus là, car on a trans­cen­dé ce rap­port dia­lec­tique pour pré­sen­ter la posi­tion d’extrême centre comme la seule possible.

Cet extré­misme se dit donc « cen­triste » tout sim­ple­ment parce qu’il a abo­li l’axe gauche-droite. Parce qu’il l’a com­plè­te­ment ava­lé au pro­fit d’un posi­tion­ne­ment subor­don­né aux dési­dé­ra­tas des mul­ti­na­tio­nales, de la haute finance, de la grande indus­trie, aux par­ti­cu­liers nan­tis, aux très grandes for­tunes. Et qu’il pré­sente son dis­cours comme le seul pos­sible en excluant tout ce qui n’est pas com­pris dans ce pré­ten­du centre, qui n’est centre que parce qu’il essaye de faire oublier toute autre mesure et tout autre dis­cours et posi­tions que les siennes.

Le programme de l’extrême centre semble constituer une base politique pratique conçue par, pour, et avec les multinationales. Comment multinationale et pouvoir politique s’articulent-ils ?

L’oligarchie est un rap­port entre des acteurs qui sont en rota­tion entre trois sphères : 1) la haute finance, 2) la grande indus­trie et 3) l’exécutif poli­tique, dans un jeu d’aller-retour entre public et pri­vé qui donnent le tour­nis. On a par exemple quelqu’un qui a tra­vaillé à la banque Roth­schild, qui est Pré­sident d’un pays, et qui au terme de sa car­rière poli­tique, abou­ti­ra pro­ba­ble­ment au conseil d’administration d’une multinationale…

Vous parlez d’Emmanuel Macron ?

Par exemple, mais je parle peut-être aus­si de Gerhart Schrö­der, de Tony Blair, de Jean Chré­tien ou de George Bush… Ils sont tous dans ce jeu de chaises musi­cales qui consti­tue le pou­voir oli­gar­chique en tant qu’il est un tout cohé­rent. Je ne pense pas qu’ils soient sou­dés sur le mode de déli­bé­ra­tion for­ma­li­sée dans des offi­cines. Mais entre pos­sé­dants, on convient d’intérêt bien com­pris, de conver­gence d’intérêt sans même avoir besoin de se réunir sur chaque point de détail.

Comme vous l’avez énoncé, les médias dominants valident sans arrêt la politique d’extrême-centre et en disqualifient les critiques. Les tenants de l’extrême centre cherchent-ils à ce que tous adhèrent à leurs idées, y compris ceux que, précisément, ils subordonnent ?

Dans mon livre Gou­ver­nance, j’ai essayé de voir com­ment le voca­bu­laire de la gou­ver­nance consis­tait à pri­ver les citoyens du dis­cours tra­di­tion­nel de la pen­sée poli­tique, au pro­fit d’un dis­cours stric­te­ment mana­gé­rial. Ce dis­cours consiste à tra­duire dans les termes de l’entreprise pri­vée toute rela­tion sociale. Ain­si, dire gou­ver­nance à la place de poli­tique, par­tie pre­nante pour citoyens, par­ler de l’acceptabilité sociale à la place de la volon­té sou­ve­raine d’un peuple, de déve­lop­pe­ment durable pour l’écologie poli­tique, de la socié­té civile pour le peuple, de consen­sus et non plus de débat… On amène en quelque sorte le mana­ge­ment et toute la théo­rie de l’organisation pri­vée à excé­der ses propres fron­tières pour por­ter sur toutes les formes d’organisations en société.

On entre alors dans une sorte de rap­port coer­ci­tif au lan­gage sur un mode per­vers, où on n’oblige pas tant les gens à pen­ser d’une cer­taine façon qu’à leur fait savoir que s’ils ne pensent pas d’une cer­taine façon, ils vont nuire à leurs inté­rêts. Pour l’entreprise, les orga­ni­sa­tions et même les ins­ti­tu­tions publiques, il s’agit de dire aux gens : on est des asso­ciés, on est libres, on est des por­teurs d’intérêts, on est des par­te­naires. Le but du jeu, c’est de rendre natu­relles des trac­ta­tions entre des acteurs inégaux. Alors, on encou­rage la médio­cri­té, le zèle, la sou­mis­sion. Et l’intériorisation intime de ce qu’on consi­dère comme les attentes des puis­sants quant à soi. On en arrive à l’ère de la médio­cra­tie. On en est à favo­ri­ser l’ascension et le déve­lop­pe­ment d’acteurs qui brillent dans l’art de par­ler, de se com­por­ter comme on peut devi­ner que les auto­ri­tés le sou­haitent de notre part. Et ce, en ne se disant pas « quels sont mes droits, mes convic­tions, mes pas­sions, mes talents, mes connais­sances ? » mais « qu’est-ce ce que le pou­voir peut sou­hai­ter entendre de ma part pour me coopter ? »

Dans cette perte de vocabulaire que vous évoquez, il y en a un qui me frappe, c’est celui de « société civile ». Pourquoi est-il autant d’usage, que remplace-t-il exactement, qu’évacue-t-il ?

Par « socié­té civile », on fait dis­pa­raitre, comme dans tous les termes de la gou­ver­nance en règle géné­rale, cette espèce de fic­tion qui fait qu’on arrive à se repré­sen­ter quelque chose qui est bien tan­gible, bien que dif­fi­cile à média­ti­ser, qui est le col­lec­tif. Le col­lec­tif en tant que tel, en tant qu’il y a des choses qui sont irré­duc­ti­ble­ment en par­tage : l’air que nous res­pi­rons, la langue que nous par­lons, le tra­vail en tant qu’il relève d’une entraide, donc les béné­fices du tra­vail en tant qu’ils peuvent êtres pen­sé comme chose com­mune. Il s’agit d’interrompre tout rai­son­ne­ment qui tend vers une média­ti­sa­tion par les consciences et dans les consciences, de cette réa­li­té dans la chose com­mune et du par­tage, au pro­fit d’une indi­vi­dua­li­sa­tion et d’une ato­mi­sa­tion des acteurs. Ce qui va évi­dem­ment pro­fi­ter aux plus puis­sants, parce que si on ato­mise le rap­port des acteurs entre eux, on per­met­tra aux plus puis­sants d’avoir le des­sus sur les plus faibles. Alors que si on pense en termes de par­tage, de soli­da­ri­té, de com­mu­nau­té pour ne pas dire de com­mu­nisme, on sera for­cé de pen­ser ce qui est fon­da­men­ta­le­ment com­mun à tous, avant de dé-par­ta­ger.

Bien enten­du que tout ce voca­bu­laire, qui est à consi­dé­rer ensemble, car ce lexique fonc­tionne de manière sys­té­mique, consiste en cela : socié­té civile, par­te­na­riat, par­tie pre­nante, gou­ver­nance, entre­pre­neu­riat et ain­si de suite sont des façons de faire oublier que si ce qu’on appelle le peuple, si le bien com­mun, l’intérêt géné­ral, la chose publique ne se donnent jamais à nous de manière abso­lu­ment claire et tan­gible, ces notions-là ren­voient par contre à des réa­li­tés papables, qui demandent poli­ti­que­ment à être média­ti­sées. D’où le débat public, d’où les ins­ti­tu­tions, d’où le sens même de l’engagement citoyen. Struc­tu­rer par des sym­boles, des signes, des mots, des images ce qui tra­duit une réa­li­té dif­fi­ci­le­ment obser­vable sur un plan empi­rique, sur un plan en quelque sorte exis­ten­tiel, c’est ça le défi de la poli­tique. C’est pré­ci­sé­ment cela qu’on ren­voie à des chi­mères, au pro­fit d’un dis­cours entre­pre­neu­rial, qui est lui bru­ta­le­ment empi­rique, parce qu’il per­met de main­te­nir, de mettre à plat la posi­tion des acteurs et de ne plus pen­ser qu’en termes d’individualité.

Ça implique quoi le fait que consensus remplace le terme de « débat » ?

On est tel­le­ment fou de ce mot de consen­sus qu’on en arrive même à par­ler de consen­sus « plu­tôt large » suite à des dis­cus­sions de groupes aux inté­rêts oppo­sés. Or, un consen­sus « plu­tôt large » est une aber­ra­tion, c’est impos­sible ! Soit il y a consen­sus, soit il n’y en a pas ! Et s’il n’y a pas consen­sus, il peut y avoir un com­pro­mis, un vote, une déci­sion. En fait, on tient au mot parce qu’on cherche à enfer­mer les gens dans une seule approche pos­sible. Dire qu’il y a eu un consen­sus « plu­tôt large » vise à faire oublier qu’il y a eu d’autres dis­cours, qu’il y a eu d’autres posi­tions. Ça veut dire qu’on a satu­ré le champ des consciences et qu’on a mis tout le monde d’accord au point il n’y ait pas de restes.

Quel est le parcours du terme lui-même de « gouvernance » ?

La gou­ver­nance est un terme qui appar­tient au voca­bu­laire médié­val et qui avait com­plè­te­ment dis­pa­ru pen­dant des siècles jusqu’à ce qu’au début du 20e siècle, les théo­ries du mana­ge­ment dans le monde anglo­phone recyclent ce terme, le redé­couvre en par­lant de gover­nance. Il s’agissait en fait de don­ner des lettres de noblesse à des théo­ries, qui sont en réa­li­té très pro­saïques et consistent en des réflexions très pauvres, en leur impo­sant un terme un peu ron­flant et latinisant.

Ce qui est inté­res­sant, c’est que ce terme de « gou­ver­nance » au Moyen-âge ne ren­voyait pas du tout aux affaires de gou­ver­ne­ment mais d’abord à l’art de se gou­ver­ner soi-même. C’était l’époque des codes moraux, de la civi­li­sa­tion des mœurs, c’est-à-dire de ne pas péter à table, de ne pas s’essuyer sur la manche du voi­sin, de ne pas se mou­cher dans ses vête­ments, etc. Or, on en est en quelque sorte encore là : la gou­ver­nance c’est encore un art de bien se tenir, l’art d’être heu­reux, de bien veiller aux rap­ports qu’on entre­tient aux plus puis­sants que soi, à être défé­ren­tiel, à anti­ci­per des attentes… On reste dans cette idée du condi­tion­ne­ment et du dressage.

Les principes de la gouvernance et de son langage émanent à l’origine de grosses organisations privées comme les multinationales. Que font-ils aux États quand ceux-ci s’en emparent ?

La gou­ver­nance sou­met l’État à un rôle contre nature. Car l’État n’est pas une entre­prise et ne devrait pas être sou­mis au prin­cipe de la ren­ta­bi­li­té, au sens mar­chand, au sens comp­table. C’est une erreur de dire que la socié­té de trans­port fer­ro­viaire, la poste ou l’hôpital doivent être ren­tables et fonc­tion­ner par rap­port à des para­mètres qui sont ceux d’une entre­prise privée.

Mais la gou­ver­nance est aus­si une manière de lais­ser entendre que l’État ne doit exis­ter qu’en fonc­tion du bien-être des entre­prises. Si on écoute le dis­cours poli­tique contem­po­rain, on se rend compte que la « foca­li­sa­tion » du dis­cours poli­tique (c’est-à-dire le point de vue à par­tir duquel on raconte une his­toire) est exclu­si­ve­ment celle des grandes entre­prises. Toute posi­tion sou­te­nue par un ministre consis­te­ra à s’imaginer à la place d’une entre­prise : qu’est-ce qui est bon pour l’entreprise ? De quoi a‑t-elle besoin ? Comme si l’entreprise était un soleil ! Comme si elle était la source de toute chose, dans une sorte d’animisme nar­ra­tif qui consiste à faire perdre à l’État son propre rôle. Rôle qui devrait, lui, pré­ci­sé­ment être cen­tral au sens de la repré­sen­ta­tion, de la défense et de la tra­duc­tion d’enjeux com­muns comme le ter­ri­toire, la langue, la connais­sance, le tra­vail et que l’on arti­cule pour que tout le monde puisse en pro­fi­ter le plus pos­sible dans une rela­tive har­mo­nie. Au lieu de ça, l’État affirme que son rôle est de favo­ri­ser les affaires de Ber­nard Arnaud, Bol­lo­ré, la famille Frère, etc. Et pré­tend que le monde a besoin de ces « créa­teurs de richesse » plu­tôt que de les pré­sen­ter comme des acteurs qui ponc­tionnent la richesse.

L’État n’est alors plus un état de droit, mais devient un état du droit. C’est-à-dire un état-huis­sier qui n’est plus là que pour faire valoir un droit des affaires, des codes d’investissements, des codes miniers, des droits de douane, qui ont été éla­bo­rés par les oli­garques. Au fond, la seule auto­ri­té d’un État aujourd’hui est un peu celle d’un arbitre sur un ter­rain de foot­ball : il peut dire si une balle est bonne ou non, mais en fonc­tion de règles qu’il ne décide plus.

Est-ce que des personnages comme Emmanuel Macron ou Justin Trudeau constituent des exemples purs des tenants de cet état-arbitre et de l’extrême centrisme ?

Abso­lu­ment, ils ont presque atteint le stade de l’idéal-type, on y est presque ! Ce qui fait le suc­cès d’un idéo­logue comme Macron, ou d’un per­son­nage insi­gni­fian­tis­sime comme Tru­deau, c’est un rap­port entre deux choses qui sont pour­tant dis­tinctes. D’une part, de tabler sur un monde qui, du fait d’un matra­quage idéo­lo­gique au fil des décen­nies, a ame­né toute une popu­la­tion, sur­tout des plus jeunes qui n’ont pas connu d’autres modèles, à être convain­cu que l’univers de l’entreprise est un hori­zon indé­pas­sable. C’est dans ces para­mètres-là qu’on pense la vie, point. À tel point que même voter, s’engager dans des par­tis, mili­ter semble inutile. S’opposer à cela, c’est ris­quer de pas­ser pour un rin­gard qui n’aurait pas com­pris la marche du monde.

Et l’autre aspect, c’est de tabler sur le fait qu’on estime à prio­ri que les gens sont sym­pas, posi­tifs, géné­reux, bons mora­le­ment. Ce qui se passe, c’est qu’on encode la vie de l’entreprise avec ces dis­po­si­tions psy­chiques. Ain­si, on a un Macron ou un Tru­deau qui parlent la langue idéo­lo­gique sans fautes, mais sur un mode radieux, avec de la joie, avec de l’espoir, avec un pro­jet, avec tout un enro­bage qui n’a aucun signi­fié, qui ne ren­voie à aucune sub­stance ni aucun dis­cours, qui est stric­te­ment de l’ordre du pep talk mana­gé­rial, du dis­cours de sti­mu­la­tion en entre­prise, une espèce de posi­ti­visme au sens psy­cho­lo­gique, type méthode Coué. On obtient Macron et Tru­deau en appo­sant sur des moda­li­tés du capi­ta­lisme toute une série de codes psy­cho­lo­giques. Et on obtient tous ceux qui vont venir, car on en a pour long­temps avec ces gens-là…

Ça crée un cli­mat d’in­ti­mi­da­tion car celui va se mettre pro­tes­ter va être vu comme un « râleur ». L’idée qui vient ensuite, c’est que si on n’est pas content, on va ailleurs. On prend sur soi. De toute façon, on n’est que des indi­vi­dus, c’est la gou­ver­nance, on n’est que des par­ties pre­nantes, on n’est que des par­te­naires éven­tuels, on n’a qu’un rap­port contrac­tuel au monde, donc quand leurs contrats arrivent à leurs termes, on les rompt, on en ren­seigne d’autres. Et puisque je suis de toute façon moi-même une entre­prise. Je me pré­sente comme un par­te­naire dans ce monde-là et bien for­cé­ment si je donne ma carte de visite, il ne faut pas que je fasse la gueule, il faut que je sois joyeux, heu­reux, plein d’optimisme et en gref­fant moi-même tou­jours un sou­rire sur ce que je veux faire ou dans des par­te­na­riats qui pro­fitent pour­tant tou­jours au plus fort, parce qu’il s’agit quand même tou­jours de nouer un rap­port de force. On crée de la sorte une syner­gie de type per­verse parce qu’à la fin, on n’a même plus besoin d’avoir un patron qui nous dit quoi faire. On laisse le jeu se faire et on va avoir tou­jours des plus médiocres, des plus dévoués, des plus zélés, pour pen­ser dans le logi­ciel du pou­voir même s’il ne nous pro­fite qu’à la marge.

Face à ce pouvoir, gestionnaire, sans visage, cette com’ marquetée et matraquée partout, que faire ? Que faire pour faire vaciller la légitimité de ce qui définit justement la légitimité ? Comment « co-rompre », rompre collectivement, comme vous l’écrivez ?

Sans se ber­cer d’illusions, il s’agit d’abord de savoir sur quoi et com­ment on peut agir. Cet ordre-là, tout en étant omni­po­tent, est son propre can­cer. Il a per­du la tête car jus­te­ment, il n’a pas de tête. C’est sa puis­sance autant que sa grande fai­blesse. Il est inté­res­sant de voir que ces années-ci nous enten­dons des puis­sants eux-mêmes s’inquiéter de la marche aveugle du régime. Joseph Stie­glitz qui cri­tique la Banque Mon­diale alors qu’il en était. War­ren Buf­fet qui se demande pour­quoi sa secré­taire paye moins d’impôts que lui. Georges Soros qui s’étonne de voir que le sys­tème lui per­met poten­tiel­le­ment de faire s’écrouler la mon­naie natio­nale de pays d’envergure moyenne. Lar­ry Fink, grand inves­tis­seur amé­ri­cain qui semonce ses paires qui exigent trop de divi­dendes des entre­prises au point de les vam­pi­ri­ser. Ray­mond Becker, un inves­tis­seur amé­ri­cain en Afrique, qui a été mora­le­ment cho­qué par ce qu’il était à même de faire lui-même, ce qu’il l’a ame­né à créer une ONG qui s’intéresse aux flux finan­ciers illi­cites depuis l’Afrique jus­qu’à l’Occident. Chris­tine Lagarde, pré­si­dente du FMI, qui dénonce les bud­gets d’austérité. La famille Roth­schild qui dés­in­ves­tit dans le domaine du pétrole. Et j’en oublie.

On a un sys­tème des puis­sants qui est en même temps fra­gile et qui porte en lui une force can­cé­ri­gène. L’idée n’est pas de fan­tas­mer une crise, parce qu’on sait qu’elle sera de toute façon, d’une part inévi­table et cruelle pour tout le monde. Per­sonne aujourd’hui par­mi ceux qui pro­fitent du régime n’est capable de le mai­tri­ser. C’est un régime Fran­ken­stein pour tout le monde, y com­pris pour ceux qui en bénéficient.

Ce qu’on peut faire de mieux, c’est d’essayer de pré­ve­nir la crise, de l’anticiper, de par­ler, de s’outiller, de réflé­chir et de se docu­men­ter pour évi­ter que, lorsque les crises entre­ront dans une syner­gie dia­bo­lique, on passe au fas­cisme. Je pense que c’est le grand défi des gens qui se sou­haitent éclai­rés. Il s’agit d’éviter que ce soit les fas­cistes qui prennent ce qui reste en pré­sen­tant tous les Autres comme des enne­mis jurés lorsqu’un fou furieux comme Donald Trump sera allé au bout de ses ten­dances bel­li­queuses, qu’il aura décla­ré plu­sieurs guerres en même temps, qu’il y aura une crise finan­cière, en même temps que les cours du pétrole auront mon­té en flèche, en même temps qu’il y aura des oura­gans et des tor­nades, du ter­ro­risme, etc. Quand tout sera sens des­sus des­sous, quand ça devien­dra immai­tri­sable, il est à sou­hai­ter que suf­fi­sam­ment de gens ins­truits, culti­vés, ouverts d’esprit et bons mora­le­ment, aient des pro­po­si­tions à faire qui soient ins­pi­rantes sur le plan des soli­da­ri­tés, de la mise en com­mun des rares actifs qu’il nous res­te­ra et de l’organisation de la société.

Et de manière très pratique, quand on se trouve face à un discours de type macroniste, face à un discours insaisissable d’extrême centre, où toute critique est renvoyée à l’archaïsme ou à un manque de « bienveillance » (donc à de la malveillance), face à ce que vous avez pu nommer le pouvoir de la « normance » ?

Notre force, c’est qu’on sait pour­quoi on pense ce qu’on pense. Alors que les idéo­logues, eux, ne le savent pas. Ils pensent ce qu’ils pensent parce que ça leur est pro­fi­table au moment où ils le pensent. Et, très sou­vent, en oppor­tu­niste, ils jettent leurs dis­cours comme de vieux habits. Dans dix ans, ils vont sans pro­blèmes pen­ser le contraire ce qu’ils disent aujourd’hui.

On peut donc les confondre, car ils ne savent pas pour­quoi ils pensent, en tout cas jamais aus­si pro­fon­dé­ment que quelqu’un qui aura fait la cri­tique de ce dis­cours-là et aura éla­bo­ré autre chose. Et c’est pour ça qu’on fuit comme la peste le dis­cours cri­tique, c’est pour ça que les médias, l’université, les ins­ti­tu­tions cultu­relles mettent de côté les gens intel­li­gents. Parce qu’on les redoute. Parce qu’ils sont capables de démon­ter en deux coups de cuillères à pot les espèces de bour­souf­flures de dis­cours, de souf­flés insi­gni­fiants, qui sont stric­te­ment des élé­ments de lan­gage comme disent les com­mu­ni­cants, des effets de modes rhé­to­riques et séman­tiques. Les gens qui manient ce dis­cours-là savent bien qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent. Ils ne com­prennent pas du tout les res­sorts de leur propre expres­sion. Ils ne com­prennent plus le sens des mots et sont per­dus dans une sorte d’obscurantisme séman­tique. Et ils le sentent bien lorsqu’ils sont face à des gens qui, eux, ont un rap­port heu­ris­tique au monde, qui, eux, n’ont pas aban­don­né la pen­sée intel­li­gible et le fruit des intel­li­gences collectives.

Il s’agit donc d’être fier et d’être droit dans sa convic­tion mais aus­si dans sa pen­sée, même si c’est à la marge, même si c’est stric­te­ment cor­ro­sif, même s’il s’agit de faire de soi-même le poil à grat­ter. Il s’agit par exemple, et ça peut-être à l’échelle d’un quar­tier, ça peut être à l’échelle d’une petite com­mu­nau­té, de refu­ser de dire que les gens qui uti­lisent un auto­bus ou qui empruntent un livre à la biblio­thèque sont des clients. Parce que le mot client est deve­nu un mot géné­rique pour rendre les gens myopes. C’est pour ça que dans Gou­ver­nance, j’ai par­lé de « pré­mices ». Car le pro­blème quant on uti­lise un mot, c’est qu’il nous engage dans toute sorte de pré­mices impli­cites qui vont nous entrai­ner quelque part. Si un doc­teur se dit qu’il est face à un client et non à un patient, le rap­port chan­ge­ra du tout au tout et il y aura beau­coup d’implications très concrètes. Si au contraire on refuse d’employer le mot « client » mais qu’on parle des « béné­fi­ciaires », des « usa­gers », des « visi­teurs » sui­vant les contextes, on rap­pelle de la sorte qu’il y a le ser­vice public. Ce n’est pas spec­ta­cu­laire et on ne se fait pas d’amis en disant ça, mais c’est une façon très concrète de tenir bon et d’avancer.

Derniers ouvrages parus

La Médiocratie qui contient également Politique de l’extrême centre et Gouvernance (Lux éditeur, 2016) et De quoi Total est-elle la somme ? (Rue de l’échiquier/Écosociété, 2017) et dont a été tiré et enrichi le texte Le totalitarisme pervers (Rue de l’échiquier, 2017).

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