Un rapport de domination, l’échange touristique ? 

Illustration : Agathe Dananaï

Quoi qu’en disent ses gen­tils pro­mo­teurs, quoi qu’en pensent ses heu­reux béné­fi­ciaires, l’analyse du tou­risme inter­na­tio­nal en tant que rap­port social de domi­na­tion appa­rait comme l’une des approches les plus fécondes pour rendre compte de la réa­li­té des flux, des échanges et des impacts qui le consti­tuent. Les tour-opé­ra­teurs, les vacan­ciers et les pro­fes­sion­nels du sec­teur ont beau jeu de faire du tou­risme un moteur de crois­sance, un vec­teur d’émancipation, voire ces der­nières années un arti­san du déve­lop­pe­ment durable, l’expansion conti­nue de la mobi­li­té récréa­tive sans fron­tières tend, dans ses formes domi­nantes, à aggra­ver les asy­mé­tries et à élar­gir les frac­tures. Et ce, tant sur les plans éco­no­mique et finan­cier qu’en matière sociale, envi­ron­ne­men­tale, cultu­relle, voire politique.

De masse ou de niche, la défer­lante du tou­risme inter­na­tio­nal – qui a dou­blé de volume en moins de vingt ans (1,4 mil­liard de séjours à l’étranger en 2018 pour 675 mil­lions en 2000) – n’en reste pas moins, à l’échelle de l’humanité, l’apanage d’une mino­ri­té de pri­vi­lé­giés. Moins de 500 mil­lions de migrants de plai­sance (dont une part crois­sante prend le large plu­sieurs fois par an), c’est-à-dire quelque 7% de la popu­la­tion mon­diale, pour envi­ron 93%… d’assignés à rési­dence. En termes de « démo­cra­ti­sa­tion » d’accès à un droit dit « uni­ver­sel » – article 13.2 de la Décla­ra­tion des droits de l’Homme –, on a fait mieux. En Europe il est vrai, approxi­ma­ti­ve­ment 50% (et non plus seule­ment 7%) des citoyens sont en posi­tion poli­tique, cultu­relle et éco­no­mique de sor­tir de leurs fron­tières pen­dant leurs congés.

Mais au sein même, cette fois, de ces trans­hu­mances de chan­ceux élus, pré­valent aus­si des rap­ports de domi­na­tion. Des rap­ports de domi­na­tion sym­bo­lique, pré­ci­se­raient les lec­teurs de Bour­dieu. Des rap­ports de dis­tinc­tion éta­blis sur un usage social dif­fé­ren­cié des vacances : du tou­riste lamb­da qui sou­haite « faire comme tout le monde » (au risque du « sur­tou­risme ») au tou­riste hors-piste qui entend bien « ne pas faire comme tout le monde » (au risque de l’« exclu­si­visme »). Si le pre­mier engorge volon­tiers les des­ti­na­tions phares en imi­tant ses pairs, le second évite comme la peste les périodes et les endroits popu­leux. Il enrage d’ailleurs d’être cata­lo­gué « tou­riste », lui le « voya­geur » qui se démarque des us et cou­tumes du tou­risme mou­ton­nier, le « citoyen du monde », adepte des déam­bu­la­tions cultu­relles, des éco­lodges revi­ta­li­sants, des immer­sions huma­ni­taires ou des sports extrêmes. La sur­en­chère par­ti­cipe d’un creu­se­ment des écarts entre strates sociales, observent les auteurs de Socio­lo­gie du tou­risme.1

Mise en tourisme et concentration des profits

Cela étant, là où le tou­risme inter­na­tio­nal se donne le plus à voir comme un rap­port social de domi­na­tion, comme un mar­ché d’offres et de demandes qui met en pré­sence des acteurs asy­mé­triques – riches et pauvres, Nord et Sud, tour-opé­ra­teurs trans­na­tio­naux et hôte­liers locaux, visi­teurs et visi­tés, homme et envi­ron­ne­ment… –, c’est avant tout dans la répar­ti­tion des coûts et des béné­fices (socioé­co­no­miques, éco­lo­giques, cultu­rels…) qu’il pro­duit en grande quan­ti­té (10% du pro­duit mon­dial brut). Répar­ti­tion juste et équi­table, voire durable, selon les avo­cats du sec­teur, parce que sup­po­sé­ment rivée aux lois de la libre concur­rence et de la saine com­pé­ti­tion. Répar­ti­tion injuste et inéqui­table en réa­li­té, voire délé­tère, parce que déré­gu­lée à sou­hait, sou­mise aux injonc­tions libé­rales inlas­sa­ble­ment répé­tées par l’Organisation mon­diale du tou­risme (OMT).

Pour preuve, d’entrée, la concen­tra­tion presque gro­tesque des retom­bées pécu­niaires de l’activité tou­ris­tique, dans les mains d’un vaste com­plexe de groupes mul­ti­na­tio­naux pri­vés et rami­fiés tous azi­muts. C’est un fait : plus pauvre (et enso­leillée) est la contrée de des­ti­na­tion, plus lui échappe les reve­nus géné­rés par les séjours des vacan­ciers qu’elle accueille. Certes la trans­pa­rence et la pré­ci­sion des chiffres font défaut, mais la ten­dance est là : pour l’ensemble des pays en déve­lop­pe­ment, la pro­por­tion des recettes du tou­risme leur filant sous le nez varie­rait entre 60 et 80% (jusqu’à 95% dans les enclaves tou­ris­tiques entiè­re­ment implan­tées de l’extérieur).2 Tan­dis que, dans le même temps, le Grand-Duché de Luxem­bourg figure tou­jours en tête des États qui, au monde et par habi­tant, pro­fitent le plus du tou­risme inter­na­tio­nal !3

En cause bien sûr, la forte inté­gra­tion hori­zon­tale et ver­ti­cale du sec­teur, la numé­ri­sa­tion ache­vée de l’offre (les vacances se paient ici, se prennent là-bas), le rapa­trie­ment des béné­fices au siège cen­tral des tour-opé­ra­teurs trans­na­tio­naux ou dans les para­dis fis­caux, l’importation en régions tro­pi­cales « en voie de déve­lop­pe­ment » des biens d’équipement et de consom­ma­tion néces­saires à l’accueil soi­gné du tou­riste, l’emploi d’un per­son­nel (qua­li­fié et de direc­tion) expa­trié, etc. Pour autant, ce qui reste sur place – en termes de reve­nus (for­mels ou moins for­mels…), d’emplois (sou­vent pré­caires ou sai­son­niers) et d’infrastructures (pri­vées ou à charge de l’État) – suf­fit à ali­men­ter la convic­tion, au Sud, que la « mise en tou­risme » d’un ter­ri­toire est pro­messe de déve­lop­pe­ment national.

D’où la vive concur­rence entre des­ti­na­tions « de rêve ». Car le défi consiste bien à gagner en « tou­ris­ti­ci­té », c’est-à-dire en capa­ci­té de séduc­tion des grands pro­mo­teurs et, au-delà, des char­ters de vacan­ciers. La meilleure façon d’y par­ve­nir est éta­lon­née, avec force détails, dans les cri­tères de l’« Indice de com­pé­ti­ti­vi­té tou­ris­tique » éta­bli par le Forum éco­no­mique de Davos. En clair, émer­ge­ra celui qui offri­ra les condi­tions les plus accom­mo­dantes aux inves­tis­seurs exté­rieurs, en matière d’équipements publics, de sécu­ri­té et d’allègement de toute contrainte sociale, fis­cale et envi­ron­ne­men­tale qui pour­rait les rebu­ter. La méca­nique est éprou­vée : vacance de régu­la­tion, mon­tée en attrac­ti­vi­té.4

En finir avec la domination touristique

On l’a com­pris, la domi­na­tion tou­ris­tique revêt des aspects socioé­co­no­miques, mais aus­si éco­lo­giques et cultu­rels. Aux effets d’éviction d’activités vitales (agri­coles, édu­ca­tives, sani­taires…) là où les petits bou­lots de « ser­vice » aux visi­teurs explosent, s’ajoutent les embal­le­ments infla­tion­nistes, la pres­sion sur les biens com­muns, les acca­pa­re­ments pri­va­tifs, la « gen­tri­fi­ca­tion »… qui obs­truent gra­duel­le­ment l’accès des autoch­tones au loge­ment, à la terre, à l’électricité, à l’eau, à l’alimentation… dans les régions « tou­ris­ti­fiées ». Plus l’asymétrie de départ entre visi­teurs et visi­tés est forte, en matière de dépenses quo­ti­diennes par exemple, plus pro­blé­ma­tiques sont ces impacts.5

L’empreinte envi­ron­ne­men­tale du tou­risme inter­na­tio­nal – qui n’a ces­sé de croitre ces der­nières décen­nies (dégra­da­tions, pol­lu­tions, satu­ra­tions diverses, gaz à effet de serre6…) – met au grand jour l’« insou­te­nable » expan­sion du sec­teur, y com­pris dans ses formes pré­ten­du­ment « éco­res­pon­sables » auréo­lées par l’OMT, pour­tant consciente du sou­ci. La grande éva­sion cultu­relle, l’humanité par­ta­gée, ven­dues benoi­te­ment par les tour-opé­ra­teurs pro­cèdent aus­si de l’illusion. « L’échange » entre modes de vie contras­tés s’avère rare­ment pro­fi­table aux deux par­ties. Et en guise d’« exo­tisme », c’est la mise en scène d’« authen­ti­ci­tés » de façade qui s’impose : des décors humains enjo­li­vés, folk­lo­ri­sés, mar­chan­di­sés, plus conformes aux images du cata­logue que res­pec­tueux des réa­li­tés locales.7

Faire face, en finir avec ces rap­ports de domi­na­tion – et de dépré­da­tion – qui struc­turent l’essentiel des migra­tions tou­ris­tiques et du com­merce du dépay­se­ment, pas­se­ra néces­sai­re­ment par une « orga­ni­sa­tion mon­diale du tou­risme ». Chance, elle existe déjà. Reste à l’investir d’un pou­voir de régu­la­tion, au-delà de son rôle acri­tique de pro­mo­tion. Les leviers du chan­ge­ment se situent en effet dans les marges de manœuvre des États, les pos­si­bi­li­tés de contrôle des inves­tis­se­ments, de contin­gen­te­ment des flux et de fixa­tion des termes de l’échange, dans l’implication des popu­la­tions concer­nées, la défi­ni­tion de poli­tiques coor­don­nées et l’agir d’appareils de règle­men­ta­tion supra­na­tio­naux. Objec­tif, rele­ver un double défi : démo­cra­ti­ser le droit à la mobi­li­té (d’agrément) et rendre son exer­cice viable. À condi­tion que l’un et l’autre soient com­pa­tibles. On peut rêver.

  1. Sas­kia Cou­sin et Ber­trand Réau, Socio­lo­gie du tou­risme, La Décou­verte, 2009.
  2. Lire notam­ment Gilles Caire et Pierre Le Masne, « La mesure des effets éco­no­miques du tou­risme inter­na­tio­nal sur les pays de des­ti­na­tion » in Mar­ché et orga­ni­sa­tions, n°3, 2007 et Ter Vir Singh (dir.), Cri­ti­cal Debates in Tou­rism, Chan­nel View Publi­ca­tions, 2012.
  3. D’après les der­niers « baro­mètres » de l’OMT elle-même.
  4. Ber­nard Duterme, « La pana­cée tou­ris­tique… creuse les écarts » in Le Monde, 6 mars 2019 et consul­table ici.
  5. Clé­ment Marie dit Chi­rot, « Vers une éco­no­mie poli­tique du tou­risme » in Norois, n°247, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2018 et Ani­ta Pleu­ma­rom, « Tou­risme, pas­se­port pour le déve­lop­pe­ment ou pour l’exclusion ? » in La domi­na­tion tou­ris­tique, Syl­lepse, 2018.
  6. Man­fred Len­zen et al., « The car­bon foot­print of glo­bal tou­rism » in Nature Cli­mate Change, vol. 8, 2018.
  7. Georges Cazes et Georges Cou­rade, « Les masques du tou­risme » in Revue Tiers Monde, n°178, 2004.

Bernard Duterme est directeur du Centre tricontinental. Il a coordonné l’ouvrage collectif du CETRI La domination touristique (Syllepse, 2018).

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