Cette litanie de chiffres donne le tournis mais elle illustre une composante essentielle de notre présent : la distance dans l’espace s’est rétrécie. « Plus nous saturons l’espace, plus nous désertons le temps » écrit Régis Debray. Notre zone de déplacements s’est considérablement amplifiée mais le moindre délai devient insupportable.
En un siècle, du vélo à l’avion, tout s’est inversé : on démultiplie les délocalisations tout en pulvérisant les calendriers et les agendas. Le temps long, celui des saisons et des générations, s’efface au profit d’un espace planétaire, devenu, pour certains, lui-même étriqué. Demain Mars ? Nous perdons le sens de la durée. La mémoire et le continuum des générations s’estompent. Mais, avec les sites, les mails et le direct et permanent, nous habitons, en coprésence constante avec les autres, tout l’espace du monde. « Les morts s’éloignent, les vivants se rapprochent » dit encore Debray.
Un des aspects les plus significatifs de cette obsession communicante s’incarne dans l’injonction au voyage, l’obligation du bougisme, comme, jadis, le voyage en Orient s’imposait à celui qui se voulait écrivain. Il faut désormais avoir « fait » son selfie devants les temples d’Angkor, sur la croisière au fil du Nil, dans l’effervescence de Times Square ou pendant la randonnée à Saint-Jacques. Et qui oserait remettre en cause les splendeurs des Khmers, la magie de la Haute-Égypte ou la spiritualité des chemins espagnols ? Plus encore, après la conquête par le mouvement ouvrier des congés payés, le développement des compagnies low-cost, malgré le désastreux bilan carbone, la massification des perches à selfies devant les grandes œuvres, ou le coût à la baisse des city-trip « all-in », qui oserait interdire aux plus modestes de découvrir enfin les beautés du monde et la diversité des cultures ?
Il y a, me semble-t-il, un paradoxe majeur dans cet enthousiasme planétaire au voyage. Comme le pharmakon antique, il recèle autant un poison qu’un remède pour toutes ces terres que l’on voudrait sans frontières. Côté vertus, il ouvre sur le monde, fait tourner des économies locales, élargit l’esprit, intensifie la rencontre ou célèbre l’hospitalité. « Voyager, c’est découvrir que tout le monde a tort » écrivait Aldous Huxley. Pas besoin de faire son Nicolas Bouvier ou son Sylvain Tesson pour vite ressentir les frissons et les parfums de l’aventure, même au coin de la rue. Versant vices, les hordes de touristes saccagent les sites, polluent les espaces, désenchantent la magie des lieux ou cautionnent des régimes autocratiques. Sans oublier une empreinte écologique assassine et une uniformisation des modes de vie « à l’occidentale ».
Cette ambivalence du voyageur, je l’ai ressentie intensément lors d’une visite au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, à quelques kilomètres de Cracovie. Des dizaines et des dizaines de cars, des groupes de jeunes, assis sur les pelouses, grignotant leurs sandwichs, des fast-foods, des hôtels, des boutiques souvenirs avec des magnets à l’effigie des camps… qui enserrent les lieux d’une des plus terribles ignominies de l’histoire, la mort programmée et planifiée du peuple juif, des Tziganes, des homosexuels, des opposants politiques et des malades mentaux.
J’avais découvert avec effroi et sidération la Shoah un matin glacé d’avril 1980 dans une Pologne figée sous le joug du général Jaruzelski qui peinait à réprimer Solidarnosc. Quel immense contraste avec les visites minutées des tours-operators et les poses « esthétisantes » des jeunes sur les rails de Bikernau postées sur Facebook. On ne peut que se réjouir de l’affluence des nouvelles générations et de l’ampleur du devoir de mémoire. Mais, en même temps, un profond malaise m’a envahi devant cette commercialisation de l’horreur et cette banalisation du mal, qui brouillent la réalité, blasent certains esprits ou déconnectent de l’histoire. Ambiguïté, fondamentale du voyageur, tout à la fois voyeur et témoin.