Un selfie à Auschwitz

Capture d'écran du site www.tickets.ryanair.com prise le 12 juin 2019

En 1950, les tou­ristes inter­na­tio­naux étaient 25 mil­lions. Ils étaient 1 400 mil­liards en 2018. L’industrie du tou­risme repré­sen­te­ra en 2022 un emploi sur dix. La France reste le pays le plus visi­té de la pla­nète : 83 mil­lions de visi­teurs en 2017. Et Notre Dame, avant incen­die et sans doute plus encore après, le monu­ment le plus visi­té : 12 mil­lions de tou­ristes par an, loin devant la Grande Muraille de Chine (9 mil­lions), l’Opéra de Syd­ney, la Tour Eif­fel, le Coli­sée de Rome, l’Alhambra de Gre­nade ou le Taj Mahal à Agra. Le prix de la visite de la pri­son d’Alcatraz est de 35 euros, celui de la visite de la cen­trale de Tcher­no­byl depuis Kiev de 300 euros. L’agence War Zone Tours pro­pose des voyages sur mesure en zones de guerre, en Irak ou en Afgha­nis­tan, pour envi­ron 15 000 euros.

Cette lita­nie de chiffres donne le tour­nis mais elle illustre une com­po­sante essen­tielle de notre pré­sent : la dis­tance dans l’espace s’est rétré­cie. « Plus nous satu­rons l’espace, plus nous déser­tons le temps » écrit Régis Debray. Notre zone de dépla­ce­ments s’est consi­dé­ra­ble­ment ampli­fiée mais le moindre délai devient insupportable.

En un siècle, du vélo à l’avion, tout s’est inver­sé : on démul­ti­plie les délo­ca­li­sa­tions tout en pul­vé­ri­sant les calen­driers et les agen­das. Le temps long, celui des sai­sons et des géné­ra­tions, s’efface au pro­fit d’un espace pla­né­taire, deve­nu, pour cer­tains, lui-même étri­qué. Demain Mars ? Nous per­dons le sens de la durée. La mémoire et le conti­nuum des géné­ra­tions s’estompent. Mais, avec les sites, les mails et le direct et per­ma­nent, nous habi­tons, en copré­sence constante avec les autres, tout l’espace du monde. « Les morts s’éloignent, les vivants se rap­prochent » dit encore Debray.

Un des aspects les plus signi­fi­ca­tifs de cette obses­sion com­mu­ni­cante s’incarne dans l’injonction au voyage, l’obligation du bou­gisme, comme, jadis, le voyage en Orient s’imposait à celui qui se vou­lait écri­vain. Il faut désor­mais avoir « fait » son sel­fie devants les temples d’Angkor, sur la croi­sière au fil du Nil, dans l’effervescence de Times Square ou pen­dant la ran­don­née à Saint-Jacques. Et qui ose­rait remettre en cause les splen­deurs des Khmers, la magie de la Haute-Égypte ou la spi­ri­tua­li­té des che­mins espa­gnols ? Plus encore, après la conquête par le mou­ve­ment ouvrier des congés payés, le déve­lop­pe­ment des com­pa­gnies low-cost, mal­gré le désas­treux bilan car­bone, la mas­si­fi­ca­tion des perches à sel­fies devant les grandes œuvres, ou le coût à la baisse des city-trip « all-in », qui ose­rait inter­dire aux plus modestes de décou­vrir enfin les beau­tés du monde et la diver­si­té des cultures ?

Il y a, me semble-t-il, un para­doxe majeur dans cet enthou­siasme pla­né­taire au voyage. Comme le phar­ma­kon antique, il recèle autant un poi­son qu’un remède pour toutes ces terres que l’on vou­drait sans fron­tières. Côté ver­tus, il ouvre sur le monde, fait tour­ner des éco­no­mies locales, élar­git l’esprit, inten­si­fie la ren­contre ou célèbre l’hospitalité. « Voya­ger, c’est décou­vrir que tout le monde a tort » écri­vait Aldous Hux­ley. Pas besoin de faire son Nico­las Bou­vier ou son Syl­vain Tes­son pour vite res­sen­tir les fris­sons et les par­fums de l’aventure, même au coin de la rue. Ver­sant vices, les hordes de tou­ristes sac­cagent les sites, pol­luent les espaces, désen­chantent la magie des lieux ou cau­tionnent des régimes auto­cra­tiques. Sans oublier une empreinte éco­lo­gique assas­sine et une uni­for­mi­sa­tion des modes de vie « à l’occidentale ».

Cette ambi­va­lence du voya­geur, je l’ai res­sen­tie inten­sé­ment lors d’une visite au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, à quelques kilo­mètres de Cra­co­vie. Des dizaines et des dizaines de cars, des groupes de jeunes, assis sur les pelouses, gri­gno­tant leurs sand­wichs, des fast-foods, des hôtels, des bou­tiques sou­ve­nirs avec des magnets à l’effigie des camps… qui enserrent les lieux d’une des plus ter­ribles igno­mi­nies de l’histoire, la mort pro­gram­mée et pla­ni­fiée du peuple juif, des Tzi­ganes, des homo­sexuels, des oppo­sants poli­tiques et des malades mentaux.

J’avais décou­vert avec effroi et sidé­ra­tion la Shoah un matin gla­cé d’avril 1980 dans une Pologne figée sous le joug du géné­ral Jaru­zels­ki qui pei­nait à répri­mer Soli­dar­nosc. Quel immense contraste avec les visites minu­tées des tours-ope­ra­tors et les poses « esthé­ti­santes » des jeunes sur les rails de Biker­nau pos­tées sur Face­book. On ne peut que se réjouir de l’affluence des nou­velles géné­ra­tions et de l’ampleur du devoir de mémoire. Mais, en même temps, un pro­fond malaise m’a enva­hi devant cette com­mer­cia­li­sa­tion de l’horreur et cette bana­li­sa­tion du mal, qui brouillent la réa­li­té, blasent cer­tains esprits ou décon­nectent de l’histoire. Ambi­guï­té, fon­da­men­tale du voya­geur, tout à la fois voyeur et témoin.

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