Underground par survie

Par Pierre Vangilbergen

Al-Kho­bar est une ville située dans la pro­vince orien­tale du royaume d’Arabie saou­dite, le long du golfe Per­sique. Autre­fois un petit vil­lage de pêcheurs, elle accueille aujourd’hui bon nombre de com­pa­gnies pétro­lières, natio­nales et inter­na­tio­nales. Plus ou moins un mil­lion d’habitant·es y vivent, dont Mephis­to, Ostron et Muka­dars. Des pseu­do­nymes, uti­li­sés non par choix, mais bien par obli­ga­tion. En effet, les trois hommes jouent du black metal, un style de musique extrême à la voca­tion anti­re­li­gieuse. Dans un pays où la légis­la­tion s’inspire for­te­ment de la cha­ria, affi­cher publi­que­ment pour un·e musulman·e un rejet de la reli­gion isla­mique revient à se faire accu­ser d’apostasie. Autre­ment dit : une condam­na­tion à mort.

Les trois artistes se ren­contrent un peu par hasard, en 2008. Ils croisent leurs goûts musi­caux avec une répul­sion qua­si innée des codes cultu­rels, sociaux et reli­gieux ambiants. De cette union naît le groupe Al-Nam­rood, une tra­duc­tion en arabe de Nim­rod, le nom d’un ancien roi baby­lo­nien qui se serait rebel­lé contre Dieu. Tout un sym­bole pour ces trois artistes qui entendent aller musi­ca­le­ment à l’encontre du sys­tème dans lequel ils sont immer­gés depuis tout jeunes. Pour y par­ve­nir, un maître mot : la dis­cré­tion. Pas de local de répé­ti­tion, pas de stu­dio d’enregistrement, pas de concerts, pas de pho­tos pro­mo­tion­nelles. Tout doit être cloi­son­né au sein des quatre murs des musi­ciens, à l’abri des voisin·es et de la famille. Une adresse e‑mail et une page Face­book en guise d’ouverture sur le monde. Un monde qui devient dès lors un glo­bal vil­lage, comme le désigne Mar­shall McLu­han. Cela tombe bien : c’est éga­le­ment un label cana­dien, Shay­tan Pro­duc­tions, qui croi­ra en eux dès leurs débuts. Mal­gré une épée de Damo­clès qui ne demande qu’à leur faire ployer le genou, les Saou­diens vont sor­tir six albums stu­dio en onze années de par­faite clandestinité.

« Le metal est un magni­fique style de musique concrète », explique Mephis­to. « La musique orien­tale, quant à elle, per­met de recy­cler l’esprit. On a vou­lu ima­gi­ner une ren­contre entre les deux »1. Al-Nam­rood incarne donc la syn­thèse entre des ambiances lourdes et des voix gut­tu­rales avec des ins­tru­ments orien­taux tels que l’oud, le ney, le kanoun ou encore la dar­bou­ka. Pour­tant tapis dans l’ombre par néces­si­té, les inter­prètes sont deve­nus hors des fron­tières un des emblèmes du metal moyen-orien­tal, autant par leur résis­tance que par leurs sono­ri­tés uniques.

Depuis quelques années, l’Arabie Saou­dite tente de se rache­ter une image inter­na­tio­nale, en se por­tant par exemple can­di­date pour orga­ni­ser la ren­contre du G20 en 2020. Ou encore en deve­nant un des pays membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Un comble quand on sait que ce pays est clas­sé 141e sur 149 par le Rap­port mon­dial sur l’inégalité entre les sexes, qu’il pra­tique la peine de mort pour les mineur·es, qu’il inter­dit toute forme de par­ti poli­tique ou qu’il a plon­gé le Yémen dans ce que l’ONU consi­dère comme « la pire crise huma­ni­taire au monde », suite à des incur­sions mili­taires répé­tées depuis 2015.

La situa­tion que connait le groupe de musique Al-Nam­rood n’est donc qu’un exemple par­mi tant d’autres d’un bafoue­ment répé­té des droits humains par l’Arabie Saou­dite. Jamal Kha­shog­gi était un jour­na­liste saou­dien fer­me­ment oppo­sé à la guerre au Yémen. Il est sau­va­ge­ment assas­si­né le 2 octobre 2018 au consu­lat d’Arabie saou­dite à Istan­bul. Une vague d’indignation inter­na­tio­nale dénonce ce meurtre poli­tique. La même année, Lou­jain al-Hath­loul et d’autres Saoudien·nes sont arrêté·es de façon arbi­traire en rai­son de leur mili­tan­tisme fémi­niste et paci­fique pour l’obtention d’un droit de conduire pour les femmes et la fin du sys­tème de tutelle mas­cu­line. S’en suit une nou­velle salve d’indignations, plus dis­crète, qui entraine néan­moins cette fois-ci quelques (maigres) réformes, allé­geant la chape de plomb patriar­cale. Quant à Al-Nam­rood, pour le moment encore indemne, seule l’histoire nous dira si l’acharnement depuis plus de dix ans de ces trois musi­ciens per­met­tra un jour d’ouvrir une brèche dans ce pay­sage cultu­rel saou­dien ver­rouillé à double tour. Ou tout du moins, que leurs com­po­si­tions puissent conti­nuer à nous par­ve­nir sans être, du jour au len­de­main, décapitées.

  1. Alex Phil­lips. “AL-NAMROOD Hea­vy Metal Under­ground”, in Metal Injec­tion, 11 octobre 2012.