Marcel Gauchet est philosophe et historien. Il est rédacteur en chef de la revue Le Débat et il est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Entretien à propos de son livre « À l’épreuve des totalitarismes ».
L’opposition entre le monde démocratique et le monde totalitaire est l’objet de votre dernier livre À l’épreuve des totalitarismes (1914 – 1974). Pourquoi aujourd’hui est-ce encore si important que la démocratie ne soit pas oublieuse de cette période totalitaire ?
C’est important d’abord parce qu’elle est oublieuse et que j’ai été très frappé, étant pris depuis longtemps dans des études sur cette question, de voir la métamorphose du regard. Nous ne comprenons plus cette période que par les dégâts qu’elle a faits.
Les études d’aujourd’hui montrent que le problème c’est la victime. Ces régimes ont fait effectivement des victimes épouvantables donc il s’agit de ne pas oublier les victimes. Mais il s’agit aussi de savoir aussi de quoi elles ont été victimes et pourquoi.
Il est très important de comprendre pour la démocratie d’aujourd’hui les épreuves qu’elle a traversées, les grandes difficultés qu’elle a eues à s’établir. Nous sommes dans un moment heureux de la démocratie. Personne ne discute plus ces principes, même si on en fait de très mauvais usages et de très mauvaises interprétations. Mais sur les principes, nous sommes en Europe tous d’accord. Je crois que ce qui peut arriver de pire à la démocratie, c’est qu’elle oublie son passé et qu’elle se considère comme une évidence. À ce moment-là, je crois qu’elle serait vraiment menacée d’un dépérissement de l’intérieur très grave.
Certains disent que nous vivons en démocratie politique selon tous les principes traditionnels hérités de la Révolution française, l’élection au suffrage universel notamment, mais qu’en fait, il s’agit d’une forme de démocratie d’apparence parce que les vraies décisions sont prises principalement par le monde économique. Bref, certains disent : on ne vit pas en démocratie, mais en dictature. Et les dictateurs ne sont plus des personnes physiques, ce sont les marchés financiers. Qu’est-ce que vous répondez à cette analyse-là que j’exprime de manière caricaturale ?
Le constat exprime des vérités. Nous vivons d’abord dans des régimes très oligarchiques, de plus en plus oligarchiques à beaucoup d’égards, cela ne fait pas de doute. J’observerai une chose, c’est que cette critique n’est pas nouvelle. C’est très exactement celle-là qui est devenue une sorte d’évidence à un moment donné, vers 1900, et c’est de cela que s’est nourrie justement l’inspiration révolutionnaire à travers le 20e siècle à trouver un régime qui maitriserait l’économie.
Les Trente Glorieuses, c’était les Trente Glorieuses de la maîtrise collective de l’économie où l’on arrivait non seulement à la faire marcher, mais aussi à faire qu’elle redistribue de manière de plus en plus égalitaire ses fruits. Et nous l’avons perdue volontairement parce qu’il y a eu des choix de fait dans la dernière période qui nous ont ramenés vers une orientation que nous pensions avoir définitivement surmontée.
La réponse à cette question, c’est que, en effet, la démocratie c’est le régime qui a une vertu principale, c’est qu’il peut se transformer. Et bien, je pense que la démocratie dans 50 ans ou dans un siècle ne ressemblera pas à celle que nous connaissons aujourd’hui. Il s’agira de trouver de nouvelles réponses parce que la situation est très nouvelle sur des tas de plans. Le problème posé à nos sociétés, c’est la maitrise de l’économie, mais seule la démocratie peut le faire.
La thèse de Dominique Bourg, c’est de dire qu’il faut absolument que la démocratie se transforme parce que nous entrons dans une toute nouvelle ère de l’Histoire de l’humanité où le temps du monde fini, où la nature et la préservation des écosystèmes sont absolument fondamentaux. Dominique Bourg dit, sans vouloir caricaturer sa pensée, que la démocratie moderne n’est pas apte telle qu’elle fonctionne aujourd’hui à répondre aux défis majeurs de demain. Qu’est-ce que vous pensez de ce type d’analyse de la démocratie ?
Figurez-vous que vous tombez en plein dans mes préoccupations actuelles parce que j’ai même écrit un texte de réponse au livre de Dominique Bourg sur ce thème. C’est vous dire combien la question me parait très pertinente et importante.
Je suis tout à fait convaincu du diagnostic, à savoir qu’il y a un hiatus actuellement entre les périls écologiques et le débat politique tel qu’il a lieu dans nos sociétés. En même temps, je ne suis absolument pas convaincu par les remèdes institutionnels que proposent Dominique Bourg et Kerry Whiteside. Je pense que c’est une impasse et je crois que la démocratie n’a pas dit son dernier mot. Je ne suis pas contre les innovations institutionnelles, mais je pense que dans le cas précis la question qui nous est posée est d’un ordre vraiment décisif, c’est-à-dire que seule une vraie démocratie peut être écologique. Une vraie démocratie, c’est une démocratie qui reprend dans la conscience des citoyens la discussion collective la plus large. Mettre simplement des bons spécialistes dans quelques endroits névralgiques du pouvoir ne changerait rien à mon avis.
Est-ce que la difficulté n’est pas que le temps de la démocratie, le temps de la délibération, est un temps qui était adapté à certaines prises de décision pour répondre à certains défis mais que le temps de la nature, l’accélération des perturbations climatiques ou des catastrophes naturelles, ne change pas notre vision du temps ? Est-ce que ces deux temps-là ne sont pas aujourd’hui difficilement compatibles ?
Non, je ne le crois pas mais vous savez, ce n’est pas une objection nouvelle. C’est déjà ce qu’en France par exemple les monarchistes opposaient à la République. Ils disaient : « C’est un régime de l’instant mais qui est incapable de s’occuper des intérêts à long terme du pays, ce qu’un monarque qui n’a pas à être réélu peut faire, lui ». La démocratie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est dans un moment très particulier de son Histoire où elle parait dans un sommeil général devant le long terme, mais ce n’est pas une fatalité. Rien n’oblige à ce qu’elle soit comme cela. C’est un état temporaire de la conscience collective qui, à mon avis, est voué à changer assez rapidement.
Je vais prendre le problème autrement. Vous dites, je pense très justement, la démocratie ce n’est pas que les institutions, c’est d’abord la conscience des citoyens de participer à la délibération publique. Qu’est-ce que vous pensez du caractère obligatoire ou non du droit de vote ?
Je n’ai rien contre mais cela ne me parait pas la panacée. Si les gens vont voter pour faire n’importe quoi, ce n’est pas nécessairement un remède à tous nos problèmes.
Il y a toute une série de nouveaux mouvements, pertinents ou non, l’Histoire le jugera, je pense à l’objection de croissance, aux gens qui sont en train de contester le modèle dominant du développement, infini et prométhéen de l’homme par rapport à la finitude de la biosphère. Certains sont très favorables à la revitalisation de tout ce qui est la démocratie délibérative, participative, aux nouvelles procédures, à la démocratie directe. Qu’est-ce que vous pensez de ce fourmillement d’expériences ?
Je pense que ces expériences augurent d’un remaniement très important du processus politique. Je pense que nos démocraties sont en voie de transformations très profondes. C’est l’objet de mon prochain livre.
Et que tout cela fait signe en effet vers des changements importants de la manière de comprendre la représentation politique, la décision politique, le processus démocratique en général et que nous sommes devant une vraie mutation de la façon d’aménager les choix collectifs. J’essaye de le penser avec recul dans un cadre d’ensemble et dans la continuité de l’expérience démocratique et je crois que nous sommes vraiment devant une nouvelle réinvention de la démocratie. Cela va prendre toutes sortes de nouveaux canaux.
Facebook comme en Égypte ou en Tunisie, c’est un bon canal ?
Tous les canaux sont bons. La question devant laquelle on est, c’est de mettre en musique cette diversité parce qu’en même temps on voit bien les dangers si chacun fait sa petite démocratie dans son coin et que cela tire dans toutes les directions : on n’aboutit à rien au niveau des choix collectifs véritables pour lesquels à un moment donné, il faut trancher. Climatosceptiques ou réchauffistes, à un moment donné, il faut trancher. Mais il faut aussi que les citoyens suivent.
Si les scientifiques tout seuls ont raison dans leur coin, sans l’adhésion des peuples, cela ne nous mènera nulle part. C’est pour cela que je ne crois pas du tout à l’écofascisme parce que cela ne marcherait pas sans l’adhésion des gens.
L’État est dans ce cadre-là un élément essentiel ?
Oui, bien sûr. On est dans le moment où on cherche une forme collective efficace pour l’ensemble de ces initiatives qu’il va s’agir d’articuler, de mettre en ordre comme on l’a fait à d’autres époques de l’Histoire à différents niveaux du pouvoir.
Une question sur la démocratie culturelle. Vous êtes à l’opposé du spectre de la pensée d’Alain Badiou par exemple qui dit : « La règle de la majorité ne marche pas en art et en science, pourquoi fonctionnerait-elle en politique ? ». Pour vous, est-ce que la culture, ce domaine vraiment très important de la constitution des imaginaires, peut être véritablement démocratique ou bien comme le pensent à leur manière Alain Badiou, Alain Finkielkraut ou un intellectuel comme Simon Leys, la culture est par essence élitiste et aristocratique ?
C’est une question très difficile parce que le débat tourne très facilement à la caricature.
La culture est aristocratique comme la science est aristocratique. Même la politique démocratique est aristocratique parce qu’il y a une différence énorme entre le citoyen qui se contente d’aller voter parce que c’est obligatoire mais qui s’en moque complètement et puis la personne qui fait l’effort de se tenir informé et d’essayer de maîtriser et de faire des choix raisonnés. Nous savons bien que la démocratie est encadrée par des gens qui ont plus de compétences politiques que le citoyen normal qui voit cela de très loin. Cela n’empêche pas la démocratie de fonctionner.
La culture comporte un élément aristocratique puisqu’elle repose sur la fabrication d’œuvres qui sont par définition l’objet d’un travail énorme, d’un investissement gigantesque et qui mobilise des talents singuliers. La culture ne sera jamais le « tout le monde artiste » selon Karl Marx, je ne le crois pas. Mais moi qui ne suis pas artiste, je n’ai pas envie de jouer à l’artiste. J’ai envie de voir des œuvres belles dans des musées, d’aller voir des pièces de théâtre intéressantes, des films admirables, cela ne me gêne pas. Je ne souffre d’aucune humiliation en allant admirer un film, un morceau de musique joué par un grand interprète bien meilleur que moi. Donc évidemment, il y a une composante élitiste et aristocratique. Mais de quoi parle-t-on ? C’est de l’accès à la culture. C’est l’accès. Tout se joue là !
Mais l’accès à la culture aujourd’hui, c’est la télévision et internet ?
Qui font d’ailleurs des choses très contrastées, le pire et le meilleur. D’où la difficulté de juger mais je pense que la question dans tous ces domaines, de l’éducation ou la science, la question c’est l’accès dans tous les sens, permettre aux gens qui ont du talent d’artiste de l’exprimer et pas de rester plombier-zingueur parce que papa l’était. D’autre part, permettre à tous ceux qui le souhaitent et qui n’en ont pas spontanément les moyens, l’accès le plus large possible à ces choses qui en effet sont aristocratiques. Ce qui est démocratique c’est l’accès.
C’est donc l’école et l’éducation qui sont déterminantes ?
C’est l’éducation, car c’est là que tout se passe. Je pense que c’est le plus grave problème posé à nos démocraties aujourd’hui. Le long terme, c’est l’éducation dans la démocratie. C’est la question que nos sociétés ont laissé tomber pour des raisons très compliquées, très profondes, sur lesquelles on devrait se pencher davantage, mais nous retrouvons le problème du court-termisme. On essaye d’améliorer à la marge la mécanique pas toujours à tort d’ailleurs, mais sans répondre vraiment aux questions de fond. C’est là qu’est la vraie question. Évidemment qu’il faut une démocratisation culturelle, mais cela ne veut pas dire « tout le monde artiste », ni l’obligation pour tout le monde de l’être.
D’apprendre le piano, d’aller à l’académie de peinture et de lire Balzac ?
Oui, ça c’est le rêve de l’homme total du vieux Marx. C’est évidemment absurde et d’ailleurs très honnêtement, je pense que Marx lui-même considérait bien sûr qu’il en savait plus long que les prolétaires, mais il mettait sa science à leur service et trouvait cela démocratique. Il n’avait pas tort.