Une numérisation juste est-elle possible ?

 Illustration : Vanya Michel

Cour­siers Deli­ve­roo exploi­tés, chauf­feurs Uber sous-payés, loca­taires reje­tés au pro­fit d’Airbnb, livreurs, pickeurs, packeurs d’Amazon sur­veillés et oppres­sés… La numé­ri­sa­tion par­ti­cipe-t-elle vrai­ment à créer un monde plus juste, plus éga­li­taire et plus durable ? On est en droit d’en dou­ter. La vision des élites du numé­rique, des riches patrons des GAFAM (Google, Apple, Face­book, Ama­zon, Micro­soft) est loin d’être phi­lan­thro­pique. Pour­tant, une numé­ri­sa­tion plus juste existe, nous devrions en par­ler plus souvent.

Le 17 février 2020, Jeff Bezos, patron d’Amazon, écri­vait sur Ins­ta­gram que « le chan­ge­ment cli­ma­tique est la plus grande menace pour notre pla­nète ». Mais pas de panique, Jeff, phi­lan­thrope à la parole d’évangile, nous ras­sure : « nous pou­vons sau­ver la terre ». Et pour nous sau­ver, l’homme le plus riche du monde (il pos­sède 120 mil­liards d’euros) a déci­dé d’injecter presque 10% de sa for­tune, soit 10 mil­liards d’euros dans la créa­tion du Bezos Earth Fund, un fonds qui finan­ce­ra « les scien­ti­fiques, les acti­vi­tés, les ONG – tout effort qui offre une pos­si­bi­li­té réelle de contri­buer à la pré­ser­va­tion et à la pro­tec­tion du monde natu­rel ». Ce fai­sant, Jeff Bezos, entre­pre­neur richis­sime res­pon­sable, tente de mon­trer avec quel sérieux il consi­dère les ques­tions cli­ma­tiques. Pour­tant, un mois plus tôt, en jan­vier, 300 employés d’Amazon réunis dans le col­lec­tif « Ama­zon Employees for Cli­mate Jus­tice » avaient dénon­cé la poli­tique envi­ron­ne­men­tale de l’entreprise et trois d’entre eux avaient été mena­cés de licen­cie­ments pour cela. Mais Bezos n’est pas le seul diri­geant à avoir un côté schi­zo­phré­nique, d’autres géants du numé­rique tels que Bill Gates (Micro­soft), Mark Zucker­berg (Face­book), Tim Cook (Apple) ou encore Lar­ry Page et Ser­gueï Brin (Google) se pré­sentent éga­le­ment comme des bien­fai­teurs, des sau­veurs, des pro­gres­sistes, tout en étant en même temps à l’origine de déci­sions cau­sant d’importants dégâts envi­ron­ne­men­taux, sociaux, éco­no­miques et éthiques.

LA FACE OBSCURE DU NUMÉRIQUE : INJUSTICES ET INÉGALITÉS

La numé­ri­sa­tion n’est pas cette révo­lu­tion idyl­lique et bien­fai­sante qui apporte de fac­to emplois, crois­sance, richesses et pro­grès. Elle n’est pas néces­sai­re­ment aus­si posi­tive que la Sili­con Val­ley le laisse entendre. Elle n’est pas tou­jours faite de tech­no­lo­gies bien­veillantes. Au contraire, et c’est ce à quoi il faut être très atten­tif, der­rière chaque tech­no­lo­gie peut se cacher des pro­prié­taires, des créa­teurs, des inven­teurs ou des inves­tis­seurs aux idées injustes, inéga­li­taires et empreintes de pré­ju­gés. À chaque com­po­sante de la révo­lu­tion numé­rique peut cor­res­pondre un pro­jet de socié­té, des croyances et des idéologies.

Repre­nons Jeff Bezos et Ama­zon, un exemple exem­plaire. Ama­zon base son modèle éco­no­mique sur la crois­sance conti­nue. Autre­ment dit, l’entreprise sou­haite tou­jours vendre plus, déga­ger plus de pro­fits, s’accroitre. Résul­tat, elle est l’une des entre­prises les plus pol­luantes au monde avec une émis­sion en 2018 de 44,4 mil­lions de tonnes d’é­qui­valent CO2. C’est plus que l’émission de pays comme la Suède, l’Équateur, la Suisse ou la Tuni­sie. Pas éton­nant venant de la part d’une entre­prise qui a détruit trois mil­lions de ses pro­duits inven­dus en France et qui compte aug­men­ter sa flotte aérienne et ses camion­nettes en cir­cu­la­tion. Et ce n’est pas tout. D’après le Bureau euro­péen des unions de consom­ma­teurs, les 2/3 d’un échan­tillon de 250 pro­duits d’Amazon et d’autres entre­prises d’e‑commerce pré­sentent un risque pour la san­té des consom­ma­teurs. Au niveau de la créa­tion d’emplois, une étude récente réa­li­sée par Attac montre qu’en réa­li­té pour un emploi créé par Ama­zon, ce sont 2,2 emplois qui sont détruits dans le com­merce de proxi­mi­té. La liste des exter­na­li­tés néga­tives de l’entreprise de Jeff Bezos est mal­heu­reu­se­ment encore longue. Ce modèle n’a donc rien de durable ni de juste. Il se réa­lise au détri­ment des tra­vailleuses et des tra­vailleurs, des consom­ma­trices et des consom­ma­teurs ain­si que de notre planète.

Ama­zon n’est qu’un exemple par­mi d’autres. Les entre­prises numé­riques sont par­mi les plus éner­gi­vores au monde, les plus dévas­ta­trices au niveau de la qua­li­té des emplois et les plus malignes pour détour­ner les béné­fices. Nom­breuses sont les entre­prises numé­riques proches du modèle de la Sili­con Val­ley qui, pro­fi­tant des flous juri­diques entou­rant l’économie numé­rique, contournent sys­té­ma­ti­que­ment les légis­la­tions fis­cales, sociales et envi­ron­ne­men­tales. Uber est sou­vent accu­sé d’avoir une poli­tique sexiste, d’augmenter les embou­teillages et donc d’avoir des consé­quences nocives pour l’environnement. Airbnb fait croitre les loyers des appar­te­ments dans les grandes villes ce qui pousse les bas et moyens reve­nus à déser­ter les centres-villes pour la péri­phé­rie. Deli­ve­roo exploite ses cour­siers en contour­nant les légis­la­tions sociales et « désac­tive » de la pla­te­forme les récal­ci­trants sans préavis.

À côté des actions des entre­prises sili­co­lo­ni­sées, les tech­no­lo­gies qu’elles uti­lisent – les algo­rithmes, les intel­li­gences arti­fi­cielles, les appli­ca­tions ou les pro­grammes infor­ma­tiques – peuvent éga­le­ment avoir une influence néfaste, per­pé­trer ou engen­drer des inéga­li­tés et des injus­tices. Par exemple, « Google Images affiche ain­si 26% d’i­mages fémi­nines lors­qu’on tape ‘’écri­vain’’, alors que 56% des auteurs sont des femmes. De même, Wiki­pé­dia ne pro­po­sait que 17% de bio­gra­phies fémi­nines en 2018 ». Faites l’expérience de recher­cher « PDG » dans Google image et vous ver­rez l’énorme pro­por­tion d’hommes qui s’affichent. Outre vec­teurs de sexisme, les outils numé­riques peuvent aus­si être racistes : par exemple le logi­ciel de recon­nais­sance de Google confon­dait le por­trait d’un Afro-Amé­ri­cain avec des gorilles. Les algo­rithmes ne sont pas infaillibles mais peu­plés de biais qui reflètent la socio­lo­gie de ceux qui les crée.

LE BON CÔTÉ DU PROGRÈS NUMÉRIQUE

Les entre­prises ne sont pas toutes adeptes des pré­ceptes de la Sili­con Val­ley. Les tech­no­lo­gies ne servent pas uni­que­ment à nous mani­pu­ler ou à orien­ter nos opi­nions. Il y a aus­si du bon dans la numé­ri­sa­tion : les com­muns, le coopé­ra­ti­visme de pla­te­formes, l’entraide entre citoyennes et citoyens, les logi­ciels libres ou la civic-tech, outils sur les­quels nous allons reve­nir. Si les avan­cées tech­no­lo­giques annoncent une nou­velle ère, celle de l’automatisation et de la robo­ti­sa­tion, elles nous donnent éga­le­ment l’opportunité de repen­ser notre rap­port au tra­vail, à l’économie, au poli­tique, à la socié­té. Le temps est venu d’imaginer de nou­velles reven­di­ca­tions et de por­ter les plus anciennes : réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail, tra­vail décent, salaire mini­mum et maxi­mum, ser­vice public, lutte contre l’évitement fis­cal et la spé­cu­la­tion, etc.

C’est dans cette optique qu’à côté des pla­te­formes capi­ta­listes comme Ama­zon, Deli­ve­roo, Airbnb ou Uber se sont déve­lop­pées des pla­te­formes col­la­bo­ra­tives ou coopé­ra­tives qui res­pectent envi­ron­ne­ment, consommateur·trices, travailleur·euses et citoyen·nes. Par exemple, pour faire face à Deli­ve­roo, Ube­rEats, Glo­vo ou Takea­way, des pla­te­formes telles que Coop­Cycle à Paris, Men­sa­kas à Bar­ce­lone ou encore Rayon9 à Liège, Molen­bike et Urbike à Bruxelles se sont créées. Ces der­nières assurent de meilleures condi­tions de tra­vail à leurs cour­siers. Ces expé­riences ne se limitent pas aux pla­te­formes de livrai­sons, mais bien à l’ensemble des domaines et des sec­teurs : Pwiic (échange de ser­vices entre citoyens), Fairbnb (alter­na­tive juste à Airbnb), Fair­boo­king (alter­na­tive au site de réser­va­tion d’hôtels Boo­king), Fair­mon­do (alter­na­tive à Ama­zon), Open food France (pour man­ger loca­le­ment et faire ses courses en favo­ri­sant les cir­cuits courts)…

La numé­ri­sa­tion, c’est aus­si des pro­jets de tech­no­lo­gie civique (civic tech) c’est-à-dire des pla­te­formes et des appli­ca­tions citoyennes qui ren­forcent le débat démo­cra­tique et faci­litent les ini­tia­tives de démo­cra­ties directes ou par­ti­ci­pa­tives mais aus­si la créa­tion de mon­naies locales, de bud­get par­ti­ci­pa­tif, de l’eco­no­mic empo­werment1. Aujourd’hui, les ini­tia­tives foi­sonnent : Dcent pro­ject (outil de déve­lop­pe­ment qui s’incarne dans des sites tels que Deci­dim Bar­le­co­na, Betri Reyk­ja­vik, Decide Madrid ou Deci­sions Okf), Inseme, Citi­zen­Lab, Ago­ra­LabTV, Nation Buil­der, Demo­cra­cyOs, Enage, Demo­dyne, Ques­tion­nez vos élus… D’autres pla­te­formes, appli­ca­tions ou outils se concentrent sur la conver­gence des luttes ou moder­nisent ces luttes : change.org, make.org, i‑boycott, wereos. Sans par­ler du réseau Fra­ma­soft qui pro­meut la phi­lo­so­phie du logi­ciel libre (c’est-à-dire qui ne sont pas pro­prié­tés d’une com­pa­gnie mais qui peuvent être dif­fu­sés et modi­fiés libre­ment), qui est à l’origine de la cam­pagne « Dégoo­gli­sons Inter­net ») et qui offre les mêmes ser­vices que Google. Mais aus­si des webs alter­na­tifs (c’est-à-dire des accès à inter­net qui ne passent pas par Google, Yahoo, Bing etc.) comme Solid, Tor ou Epic, des contrôles des algo­rithmes et des cadres éthiques comme algo­rules et des cen­taines d’autres ini­tia­tives qui nous démontrent que la numé­ri­sa­tion peut être d’une tout autre orientation.

Enfin, les syn­di­cats pro­posent de nou­veaux ser­vices adap­tés à ces nou­veaux tra­vailleurs numé­riques (crowd­wor­kers2, cour­siers, livreurs). Ils font entrer leurs actions et leur tra­vail de ter­rain dans cette ère du numé­rique. C’est ain­si que le syn­di­cat alle­mand IG Metall a par­ti­ci­pé à la créa­tion du Tur­kop­ti­con, une pla­te­forme d’échanges pour les tra­vailleurs en ligne ou a sou­te­nu le syn­di­cat des You­tu­beurs qui réunit 25 000 membres. En France, en Espagne, en Bel­gique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, les syn­di­cats sou­tiennent dans leurs actions en jus­tice les cour­siers de Deli­ve­roo, Uber­tEats, Glo­vo et Foo­do­ra pour qu’ils soient requa­li­fiés en tra­vailleurs sala­riés. La FGTB de Liège a aus­si créé E‑tuned.org, une pla­te­forme d’échanges de pra­tiques et de savoirs entre syn­di­cats pour tou­jours avoir en tête les meilleurs moyens de lut­ter contre ces entreprises.

QUE DÉSIRONS-NOUS ? LA SILICON VALLEY ?

La numé­ri­sa­tion est de l’ordre du pro­grès et de la régres­sion. Le pro­grès n’est pas linéaire, pas tout tra­cé. Il ne tient qu’à nous de l’imaginer pour un mieux. Une numé­ri­sa­tion juste, éga­li­taire et « durable » est pos­sible. Mais nous devons d’abord nous deman­der ce que nous dési­rons. Si nous vou­lons suivre l’orientation de la Sili­con Val­ley, jamais un monde juste ne pré­vau­dra. Si nous per­met­tons aux mul­ti­na­tio­nales du numé­rique de frau­der et d’ériger des mono­poles, jamais un monde éga­li­taire ne domi­ne­ra. Si nous ne chan­geons pas notre sys­tème pro­duc­tif et de consom­ma­tion, jamais un monde durable et viable ne l’emportera. Il est donc temps d’agir ! Agir par la culture contre l’hégémonie cultu­relle et la sili­co­lo­ni­sa­tion. Agir par l’éducation contre les bulles à filtres et le fata­lisme. Agir par la soli­da­ri­té contre l’individualisme. Agir ensemble contre les super­puis­sances numé­riques et leur modèle.

  1. L’Eco­no­mic empo­werment, c’est la capa­ci­té des femmes et des hommes à par­ti­ci­per, à contri­buer et à béné­fi­cier des pro­ces­sus de la crois­sance éco­no­mique. Recon­naitre leur contri­bu­tion à cette crois­sance éco­no­mique, c’est répar­tir plus équi­ta­ble­ment les béné­fices qu’elle apporte. Ce concept cri­tique la mise à l’écart des per­sonnes défavorisées.
  2. Les tra­vailleurs de la foule, les per­sonnes qui tra­vaillent en ligne sur des pla­te­formes de tra­vail à la tâche.

Yoann Jungling est syndicaliste et auteur de Vivre à l’ère d’Uber et d’Atlas : entre progrès et régression, 2019, Édition FGTB Liège-Huy-Waremme

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