Entretien avec Hubert Guillaud

Une politique numérique de gauche est-elle possible ?

Illustration : Vanya Michel d'après une photo de Andrei! (CC BY-SA 2.0)

Nous avons deman­dé à Hubert Guillaud, Rédac­teur en chef d’InternetActu et ana­lyste des grands mou­ve­ments et phé­no­mènes qui tra­versent le champ du numé­rique et de la poli­tique, son avis sur la pos­si­bi­li­té d’une poli­tique publique (pro­gres­siste) du numé­rique. « Nous sommes cer­nés par des sys­tèmes néo­li­bé­raux aug­men­tés par le numé­rique et les sys­tèmes numé­riques de gauche sont inexis­tants » constate-t-il. De l’orientation sco­laire aux mesures Covid, des pres­ta­tions sociales au tra­vail dans les pla­te­formes numé­riques, un délire cal­cu­la­toire s’est déployé et rend compte de la pro­fonde sym­biose entre pro­jet néo­li­bé­ral et pro­jet numé­rique. La pro­messe du logi­ciel libre est-elle suf­fi­sante pour chan­ger la donne quand une telle chape de plomb tech­no­ca­pi­ta­liste s’est enkys­tée dans nos vies ? Com­ment faire pour repo­li­ti­ser la ques­tion numé­rique et l’in­clure dans un pro­gramme de gauche quand les États pro­fitent de la numé­ri­sa­tion pour pous­ser un agen­da néolibéral ?

Une politique du numérique « de gauche », luttant contre les inégalités sociales, la destruction des écosystèmes et évidemment contre la primauté des GAFAM est-elle possible ? Est-ce que ça pourrait se réaliser par exemple dans un soutien public massif aux outils et services dits « libres » ?

Je ne sais pas ce que serait une poli­tique publique du numé­rique « libre, ouverte, juste, équi­table, contri­bu­tive et éthique » (pour ten­ter de la qua­li­fier). Je ne sais pas non plus com­ment on la fait, concrè­te­ment. Je ne suis même pas sûr que ces qua­li­fi­ca­tifs soient suf­fi­sants pour chan­ger quelque chose.

Le logi­ciel libre et l’ac­cès ouvert ont chan­gé l’é­co­no­mie de l’in­for­ma­tique, mais dans quel sens ? Hor­mis le rendre plus fluide, en quoi les logi­ciels libres et ouverts ont chan­gé le monde ? Certes, qu’on ne s’y trompe pas : ils sont plus néces­saires que les logi­ciels pro­prié­taires. Notre monde tech­nique ne devrait pas — nulle part ! — pou­voir repo­ser sur des sys­tèmes tech­niques dont le code et les don­nées uti­li­sées ne sont pas ins­pec­tables par d’autres (cher­cheurs, citoyens, auto­ri­tés de contrôle…). Mais pour l’ins­tant — et on peut for­te­ment le regret­ter -, cela n’est hélas pas la règle !

La dif­fu­sion du logi­ciel libre et ouvert, n’a pas fait pas­ser le monde de droite à gauche. Au contraire même. Aujourd’­hui, le libre et l’ou­vert sont adop­tés par tout le monde et notam­ment par les ser­vices publics et les plus grandes entre­prises, mais plus pour limi­ter leurs coûts de déve­lop­pe­ments qu’autre chose. Je pense que cela montre que ces exi­gences, ces pre­mières valeurs du réseau (la liber­té et le par­tage) ne sont pas suf­fi­santes, ne sont plus suf­fi­santes pour conduire à un chan­ge­ment. Le logi­ciel libre est ain­si uti­li­sé à la fois pour pro­duire Wiki­pé­dia, mais éga­le­ment pour opti­mi­ser le tir de drones ou l’emprisonnement des migrants ! D’où les réflexions fortes, actuel­le­ment dans le monde du logi­ciel libre, autour de la ques­tion des licences à réci­pro­ci­té c’est-à-dire, pour le dire vite, de pro­duire des biens com­muns capables de dis­cer­ner le bien com­mun et le favoriser.

Une poli­tique publique du numé­rique de gauche donc… com­men­ce­rait peut-être par recon­naitre que le pro­jet numé­rique, mal­gré quelques espoirs pion­niers, s’est révé­lé un pro­jet pro­fon­dé­ment de droite ! Abso­lu­ment pas « non poli­tique » ou neutre, mais liber­ta­rien par idéo­lo­gie, c’est-à-dire fon­dé sur la liber­té indi­vi­duelle au détri­ment des col­lec­tifs. Le pro­jet numé­rique repose éga­le­ment sur une pra­tique de sur­veillance totale qui est intrin­sè­que­ment pro­blé­ma­tique, et qu’on ne par­vient pas vrai­ment à régu­ler (nous sommes au contraire confron­tés à l’al­lon­ge­ment des durées et des modes de sur­veillance, alors qu’elles devraient être par­tout réduites). Enfin, le numé­rique, aujourd’­hui, est un pro­jet indus­triel et un pro­jet indus­triel n’est pas de gauche : il vise à faire du pro­fit, dimi­nuer les coûts, et notam­ment les coûts sociaux, et invi­si­bi­li­ser les coûts environnementaux.

Appli­qué à n’im­porte quelle poli­tique publique, il a pour enjeu de pro­duire une réponse indus­trielle via des pro­duits et ser­vices numé­riques. Une école numé­rique pro­duit des ser­vices numé­riques dis­tri­bués à une échelle indus­trielle, à l’i­mage de l’o­rien­ta­tion auto­ma­ti­sée que pro­pose Par­cour­sup [Pla­te­forme des­ti­née à recueillir et gérer les vœux d’af­fec­ta­tion des futurs étudiant·es de l’en­sei­gne­ment supé­rieur fran­çais NDLR]. Mais Pour­cour­sup a échoué à rendre accep­table la pénu­rie de place dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur. Le tri social par la logique du clas­se­ment qu’il opère pro­duit sur­tout pour ceux qui en sont exclus, une expé­rience de déqua­li­fi­ca­tion à très grande échelle qui ali­mente tou­jours plus le res­sen­ti­ment, la frus­tra­tion d’une méri­to­cra­tie qui tourne à vide quand elle exclut de plus en plus de per­sonnes à trou­ver leur juste place dans la socié­té. Les bases de don­nées de sur­veillance des malades du Covid en France (Sidep, qui réper­to­rie les per­sonnes posi­tives et contact covid, pour assu­rer le tra­çage de leurs contacts) pro­duisent des ser­vices numé­riques de sur­veillance des malades dans des chaines de SMS et de mail, sans qu’ils ne ren­contrent jamais de méde­cin. La carac­té­ris­tique du numé­rique c’est de pou­voir rendre des ser­vices à l’é­chelle, « sca­lable » comme on dit (c’est-à-dire exten­sibles, capables de s’a­dap­ter aux chan­ge­ments d’ordres de gran­deur), donc par nature « inhumains ».

Le numé­rique peut-il être de gauche ? Dans ce cadre-là, celui d’un pro­jet liber­ta­rien, d’un pro­jet indus­triel qui fonc­tionne sur le seul prin­cipe d’une sur­veillance tou­jours plus éten­due pour pro­duire des clas­se­ments décor­ré­lés des modes d’exis­tences, qui sont les carac­té­ris­tiques du pro­gramme majeur du numé­rique : la réponse est non !

Mais donc, si le projet numérique ne peut pas être de gauche, si le numérique n’est pas compatible avec la fabrique d’un monde moins polluant, plus égalitaire et plus démocratique… Est-ce que ça revient à dire qu’une lutte pour une vie moins numérique, sans numérique ou hors numérique deviendrait pour la gauche un combat préférable à celui de l’alternumérisme (qui imagine lui un autre numérique possible, régulable par les pouvoirs publics ou d’autres acteurs non-marchands) ? Est-ce qu’il faut dès lors imaginer plutôt une politique de gauche sociale et écologiste de confrontation avec la numérisation du monde ?

Le pro­blème est qu’il n’y a pas un pro­jet numé­rique, mais plu­sieurs. Il y a le pro­jet majeur (que nous venons de décrire rapi­de­ment) et d’in­nom­brables autres manières de faire du numé­rique (des pro­jets alter­na­tifs, oui). Les pro­messes d’un numé­rique plus juste, plus fra­ter­nel, plus res­pon­sable, plus équi­table, plus éthique, plus inclu­sif, plus démo­cra­tique, plus fru­gal… existent, mais demeurent mar­gi­nales, anec­do­tiques ou spé­ci­fiques (c’est-à-dire peu repro­duc­tibles). Il y a des pro­jets numé­riques hors capi­ta­lisme numé­rique, oui, mais ils sont et demeurent mineurs et sous-financés.

Les pro­messes du numé­rique n’ont ces­sé d’être répé­tées à mesure que le pro­jet indus­triel du numé­rique avan­çait, sans par­ve­nir à l’o­rien­ter. C’est la thèse que sou­tiennent Julia Laï­nae et Nico­las Alep dans Contre l’al­ter­nu­mé­risme. La numé­ri­sa­tion a ren­for­cé le pou­voir des entre­prises, la cen­tra­li­sa­tion, la concen­tra­tion. C’est éga­le­ment le constat de Sho­sha­na Zuboff dans L’âge du capi­ta­lisme de sur­veillance. Les outils et pro­ces­sus induits par le numé­rique sont deve­nus le levier même du néo­li­bé­ra­lisme, tant et si bien qu’on peut se deman­der si l’idée d’é­man­ci­pa­tion par la tech­no­lo­gie n’est pas sim­ple­ment un fan­tasme. On voit bien que « bri­co­ler les tech­nos », les pira­ter, les réap­pro­prier ne modi­fie pas le pro­jet glo­bal autre­ment qu’à la marge. Car com­ment lutte-t-on contre une base de don­nées ? Comme le disent Laï­nae et Alep : « Les tech­no­lo­gies numé­riques ne sont pas réap­pro­priables, car elles sont le fruit d’une socié­té de masse, d’ex­perts, consti­tuée de rap­ports de domi­na­tion et d’ex­ploi­ta­tion, d’in­fra­struc­tures com­plexes et gigan­tesques dont les citoyens ne peuvent qu’être dépos­sé­dés : on ne met­tra pas des cen­trales nucléaires en auto­ges­tion, de même qu’on n’im­pli­que­ra pas les citoyens de manière « par­ti­ci­pa­tive » dans l’ex­ploi­ta­tion d’une mine au Congo (…) Le logi­ciel libre n’est qu’une moda­li­té de déve­lop­pe­ment infor­ma­tique et de licence de dif­fu­sion, il ne remet pas en cause la recherche d’ef­fi­ca­ci­té, la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale qui sont au fon­de­ment des tech­no­lo­gies numé­riques ».

Pour le dire autre­ment, l’ou­ver­ture du code et des don­nées ne sont pas le chai­non man­quant qui a per­mis de remettre les tech­nos numé­riques au ser­vice des citoyens, ni la bous­sole morale qui trans­for­me­ra des tech­no­lo­gies de droite en tech­no­lo­gies de gauche. Le pro­blème n’est pas le carac­tère pri­vé ou public des don­nées et des cal­culs, mais ce qu’ils pro­duisent, c’est-à-dire la cap­ture, la réduc­tion du réel qu’ils imposent, le fait qu’ils deviennent alors trai­tables par un ordi­na­teur, mais plus par un humain. Le risque est que nous pas­sions plus de temps à com­battre le numé­rique tel qu’il existe qu’à faire avan­cer une autre feuille de route pour le numé­rique. Pour moi, ces cri­tiques induisent une ques­tion de fond sur les limites des sys­tèmes tech­niques : jus­qu’où les déployer ? Quels ter­ri­toires pré­ser­ver, pour­quoi et com­ment ?… Pour l’ins­tant, nous n’a­vons jamais vrai­ment réus­si à limi­ter l’es­sor tech­nique autre­ment que par des oppo­si­tions très locales et radi­cales ou morales (l’in­ter­dic­tion du clo­nage par exemple). Le pro­blème est qu’il est presque plus facile d’empêcher la construc­tion d’un site d’en­fouis­se­ment des déchets que d’empêcher le fichage de tous les élèves d’un pays.

L’al­ter­nu­mé­risme n’est qu’un réfor­misme qui n’a fait bou­ger aucune ligne. La cri­tique à l’en­contre de la vidéo­sur­veillance et de la recon­nais­sance faciale est riche, docu­men­tée, extrê­me­ment nour­rie même par les rap­ports offi­ciels… qui constatent leurs effets extrê­me­ment réduits par rap­port à leurs coûts… mais elle n’a rien fait recu­ler, au contraire. Cela montre que la cri­tique ne suf­fit pas, comme le pointe très bien le livre de Laurent Muc­chiel­li, Vous êtes fil­més. L’in­for­ma­ti­sa­tion du monde telle qu’elle se déroule ne nous mène pas au bon endroit, ne mène pas notre socié­té vers plus d’é­qui­té et de jus­tice. Donc oui, sur le fond, il serait temps que la gauche et l’é­co­lo­gie se confrontent à la numé­ri­sa­tion pro­blé­ma­tique du monde !

Est-ce qu’il s’agirait alors de désindustrialiser nos vies numériques, déterminer ce qui peut rester numérisé, ce qui ne doit pas être numérisé et enfin ce qui devrait être dénumérisé ?

Oui ! Il me semble effec­ti­ve­ment que nous devrions réflé­chir pro­fon­dé­ment à ce qui ne doit pas être numé­ri­sé, à ce qui ne doit pas être trans­for­mé en chiffre, en cal­cul, en sur­veillance. Nous devrions défi­nir des ter­ri­toires où l’in­for­ma­tique ne devrait pas péné­trer. Reste qu’il est dif­fi­cile de savoir les­quels et com­ment. Nous voyons bien que nous devrions tou­jours cher­cher à sépa­rer les pou­voirs plu­tôt que les intri­quer plus avant, or, par nature, le numé­rique faci­lite leur confu­sion. Le prin­cipe même de croi­se­ment de bases de don­nées, d’ac­cès dis­tants, faci­lite des accès qui devraient res­ter étanches. La police, les pré­fec­tures, les ser­vices sociaux ou muni­ci­paux ne devraient pas avoir accès aux dos­siers sco­laires des enfants par exemple, mais c’est de moins en moins le cas. Dans son livre, Contrô­ler les assis­tés , le socio­logue Vincent Dubois montre très bien com­ment les ser­vices publics échangent de plus en plus d’in­for­ma­tion pour mieux contrô­ler les allo­ca­taires. Et ce, au risque de créer des cas­cades d’ex­clu­sions dis­cri­mi­na­toires dans des chaînes de ser­vices inter­con­nec­tés où se pro­pagent les déci­sions, comme l’a mon­tré par exemple le scan­dale lié à l’au­to­ma­ti­sa­tion des pres­ta­tions sociales aux Pays-Bas qui a accu­sé quelque 26 000 familles de fraudes aux pres­ta­tions… à tort. Le risque, c’est que ces croi­se­ments et cas­cades deviennent tou­jours plus atten­ta­toires aux liber­tés et au prin­cipe de sépa­ra­tion des pou­voirs. Qui sait si demain, le fait d’être atteint d’une mala­die néces­si­tant l’i­so­le­ment ne désac­ti­ve­ra pas auto­ma­ti­que­ment votre titre de trans­port ou votre compte ban­caire ? Un scé­na­rio d’ailleurs déjà évo­qué par un récent rap­port du Sénat fran­çais. L’in­ter­con­nexion des ser­vices, qui nous est ven­due sous cou­vert d’ef­fi­ca­ci­té et d’é­co­no­mie d’é­chelle, pro­duit par nature des effets d’en­trai­ne­ments, des boucles de rétro­ac­tion inex­tri­cables pour ceux qui en sont les prin­ci­pales vic­times, notam­ment les plus démunis.

Le numé­rique, par nature, est poreux. Il vise à faci­li­ter l’ac­cès, par­tout, tout le temps. Et face à cela nous ne savons ni mettre des garan­ties pérennes dans le temps, ni mettre des garde-fous valides. Par exemple, en France, la recon­nais­sance faciale par la police ne doit être uti­li­sée qu’en cas de « néces­si­té abso­lue », dit la Loi. Dans la réa­li­té, elle est uti­li­sée plus de 1000 fois par jour et le plus sou­vent dans des contrôles d’i­den­ti­té très quo­ti­diens, comme l’ex­pli­quait Street­Press. La pro­por­tion­na­li­té que défi­nit le judi­ciaire est une belle idée en théo­rie, mais com­ment l’ap­pli­quer concrè­te­ment ? Com­ment limi­ter les accès ? Et com­ment s’as­su­rer, consti­tu­tion­nel­le­ment, que ces limites demeurent res­pec­tées dans le temps et l’es­pace ? On peut appor­ter à ces constats des réponses légales (elles le sont déjà et on voit qu’elles ne fonc­tionnent pas et ce d’au­tant plus que son cadre ne cesse d’être modi­fié). Des réponses tech­niques (des limites d’ac­cès au sys­tème par la police par exemple), mais elles sont trop contour­nables ou innom­brables pour être suf­fi­sam­ment fortes. Des réponses éco­no­miques comme celle de limi­ter les bud­gets, comme le pro­posent les mou­ve­ments de défi­nan­ce­ment de la police, prin­ci­pa­le­ment actifs aux États-Unis, police dont les bud­gets tech­niques et d’é­qui­pe­ments se sont envo­lés… mais pour l’ins­tant, les éco­no­mies sont sou­vent faites sur le per­son­nel, très peu sur le maté­riel. Des réponses éthiques qui visent à éva­luer et mesu­rer l’im­pact des sys­tèmes… mais qui pour l’ins­tant peinent à réorien­ter le cours des déploie­ments, car ils peinent à faire la démons­tra­tion de leurs consé­quences sur des aspects qui leur échappent (la géné­ra­li­sa­tion de la vidéo­sur­veillance ne sait pas mesu­rer son impact sur les liber­tés publiques). Aucune pour­tant n’est suf­fi­sante pour mai­tri­ser la bou­li­mie de l’ogre numé­rique. La seule chose que nous n’a­vons pas beau­coup essayée, c’est l’in­ter­dic­tion, c’est-à-dire le refus de cer­taines tech­no­lo­gies, leur ban­nis­se­ment de la socié­té, comme nombre d’ac­teurs, cher­cheurs et acti­vistes notam­ment, le réclament pour la recon­nais­sance faciale ou la recon­nais­sance des émotions.

En fait, il faut com­prendre que cette logique indus­trielle et libé­rale du numé­rique actuelle n’est pas neutre, à nou­veau. Nous déployons des sys­tèmes qui traquent la fraude sociale des plus démuni·es, avec tou­jours plus de rigueur, mais pas de sys­tèmes qui traquent l’é­va­sion fis­cale. En France, le contrôle fis­cal aurait même recu­lé alors que le contrôle social lui s’est inten­si­fié et depuis 2016, il y a plus de condam­na­tions pour fraude sociale que pour fraude fis­cale, alors que la fraude est esti­mée entre 1 à 10 mil­liards d’euros d’un côté contre au moins 100 mil­liards de l’autre. Pour­quoi ne fai­sons-nous pas des sys­tèmes qui aident les gens à récla­mer les pres­ta­tions sociales aux­quelles ils ont droit plu­tôt que des sys­tèmes qui sur­veillent au cen­time près les pres­ta­tions qu’ils touchent ? Pour­quoi ne déve­lop­pons-nous pas des mesures pour auto­ma­ti­ser les aides plu­tôt que de consta­ter le déve­lop­pe­ment du non-recours — que le Secours catho­lique estime en moyenne à 30% ? Rap­pe­lons qu’en France, en 2010, 24% des per­sonnes éli­gibles au Reve­nu de soli­da­ri­té active [L’équivalent fran­çais du reve­nu d’intégration NDLR] ne le per­ce­vaient pas, chiffre qui a encore grim­pé à 29% en 2020. En Bel­gique, une par­tie des aides sont auto­ma­ti­sées… En France, les orga­nismes sociaux n’ont pas d’ob­jec­tifs contrai­gnants de réduc­tion du non-recours, alors qu’ils ont de plus en plus d’in­jonc­tions à amé­lio­rer le contrôle de la fraude !

Bref, on uti­lise désor­mais le mar­teau des don­nées pour écra­ser la mouche des fraudes sociales ! Le pro­blème de cette obses­sion à l’é­va­lua­tion per­ma­nente c’est qu’elle repose bien plus sur des idéo­lo­gies que sur de la science. C’est ce que montrent très sim­ple­ment les jour­na­listes Vincent Coquaz et Ismaël Halis­sat dans leur livre La nou­velle guerre des étoiles, qui pointent la très grande opa­ci­té des méthodes d’é­va­lua­tion et sur­tout leur manque criant de scien­ti­fi­ci­té. Dans cette trans­for­ma­tion numé­rique au pas de course, le risque est que cette accé­lé­ra­tion des pro­ces­sus se fasse sur­tout avec des approxi­ma­tions et des pré­ju­gés au détri­ment de toute exac­ti­tude ou de toute objec­ti­vi­té. Der­rière leur appa­rente neu­tra­li­té et scien­ti­fi­ci­té, les cal­culs ne le sont pas. Plus les chiffres sont nom­breux, plus ils sont cal­cu­lés et donc appré­ciés depuis des cas­cades de cal­culs, plus la pré­ci­sion qu’ils sont cen­sés affi­ner devient pro­blé­ma­tique. Pour cal­cu­ler les moyennes des élèves on addi­tionne des notes de math et de sport, selon des appré­cia­tions dif­fé­rentes selon les filières aux­quels ils appar­tiennent, selon des cri­tères qui n’ont rien de com­mun, pour­tant ces moyennes qui mélangent donc les tor­chons et les ser­viettes, pro­duisent des résul­tats sco­laires qui pro­duisent des pos­si­bi­li­tés d’af­fec­ta­tion ou non dans le supé­rieur… et déter­minent des vies. Au final, ces cal­culs pro­duisent des chiffres, des seuils, qui déclenchent ou non des réponses : en France, si vous avez deux enfants à charge, vous devez gagner moins de 1690 euros par mois pour pré­tendre à une bourse sco­laire pour eux. Si vous gagnez 1700 euros, vous dépas­sez le seuil ! Mais tous les seuils ne sont pas tou­jours aus­si clai­re­ment éta­blis. L’ap­pré­cia­tion de vie mari­tale pour défi­nir si une per­sonne peut rece­voir une aide aux parents iso­lés dépend d’une appré­cia­tion qui se ter­mine par une cache cochée dans un for­mu­laire, pri­mor­diale pour le cal­cul de cette allo­ca­tion, selon des cri­tères qui n’ont ces­sé d’é­vo­luer et qui ne tiennent pas au fait que la per­sonne avec qui vous vivez contri­bue aux dépenses par exemple. À par­tir de quelle dif­fé­rence entre vos reve­nus décla­rés et ceux cal­cu­lés, une alerte et une réponse sont-elles déclen­chées ? Cette dif­fé­rence est-elle ajus­tée au niveau de reve­nus et si c’est le cas, com­ment ? En fait, tout cal­cul pose des ques­tions légi­times et très concrètes d’é­qui­té et de jus­tice… Leur com­plexi­té et leur tech­ni­ci­té ne devraient pas être le pré­texte à leur opa­ci­té, au contraire !

À nou­veau, ce que le numé­rique opti­mise, ce sont des gains de pro­duc­ti­vi­té. L’au­to­ma­ti­sa­tion s’im­pose sous les coups d’un colo­nia­lisme comp­table, d’une poli­tique éco­no­mique d’aus­té­ri­té, de rigueur, hos­tile à l’ad­mi­nis­tra­tion et aux citoyens. Telle qu’elle est pra­ti­quée, elle érode les droits des admi­nis­trés, elle ne pro­duit pas la neu­tra­li­té et l’im­par­tia­li­té atten­dues, parce qu’elle est avant tout mise en place pour réduire le nombre de béné­fi­ciaires depuis des méthodes de cal­cul qui n’ont pas tou­jours l’ob­jec­ti­vi­té scien­ti­fique qu’on devrait attendre d’elles, qui fonc­tionnent sou­vent à par­tir d’in­for­ma­tions erro­nées, inexactes et incom­plètes… trop sou­vent indif­fé­rentes aux pré­ju­dices cau­sés à ceux qui ont été faus­se­ment calculés.

Les sys­tèmes tech­niques ne sont pas neutres. Le capi­ta­lisme et le néo­li­bé­ra­lisme les ont inves­tis pour y déve­lop­per leurs logiques. Nous sommes cer­nés par des sys­tèmes néo­li­bé­raux aug­men­tés par le numé­rique et les sys­tèmes numé­riques de gauche sont inexis­tants. Le piège néo­li­bé­ral se referme sur nous avec le numé­rique. Donc non seule­ment il faut réflé­chir à ce qui ne doit pas être numé­ri­sé, mais éga­le­ment à dénu­mé­ri­ser, voire à ima­gi­ner un autre numé­rique, au ser­vice de l’aide plu­tôt qu’au ser­vice de la contrainte. La ques­tion du com­ment est aujourd’­hui une friche… Alors que nous avons besoin plus que jamais de bous­soles pour nous orienter.

Dans ce cadre, ne peut-on pas néan­moins sou­hai­ter qu’un gou­ver­ne­ment (qu’on ima­gine pour l’exer­cice très pro­gres­siste !) pro­pose un ensemble de lois et règles exi­geantes, voire radi­cales, qui com­pliquent le déploie­ment de ce pro­jet numé­rique néo­li­bé­ral ? Qu’il force par la loi ce sec­teur à être moins des­truc­teur envi­ron­ne­men­ta­le­ment et socia­le­ment ? En obli­geant aux choix tech­no­lo­giques les moins consom­ma­teurs d’énergie ou émet­teur de gaz à effet de serre pos­sible, en por­tant la garan­tie des appa­reils à 10 ans, etc. Et en construi­sant un cadre pro­tec­teur du tra­vail – salaires, condi­tions – dans l’économie numé­rique, en sou­met­tant les pla­te­formes à des pro­cé­dures d’agréments, en employant des fis­ca­li­tés agres­sives, en pri­vi­lé­giant par contre des coopé­ra­tives à fina­li­té sociale et asso­cia­tions… Est-ce que cette inter­ven­tion publique ne par­ti­ci­pe­rait pas de cette limi­ta­tion du numé­rique dans nos vies et de ses nui­sances ? Et par­tant, à ralen­tir le rythme d’adoption des inno­va­tions afin de les rendre appro­priables et trai­tables dans le temps plus lent du débat démo­cra­tique et des mou­ve­ments sociaux ?

Oui. Les enjeux autour des ques­tions de jus­tice sociale et envi­ron­ne­men­tale sont effec­ti­ve­ment des bous­soles, mais elles ne sont pas vrai­ment à l’a­gen­da de nos éco­no­mies néo­li­bé­rales. Le néo­li­bé­ra­lisme oriente les trans­for­ma­tions poli­tiques dans un sens rigo­riste et le numé­rique est à son ser­vice. Comme tu le dis, il fau­drait une orien­ta­tion très pro­gres­siste pour chan­ger les orien­ta­tions actuelles. Nous en sommes très très très loin. Les ques­tions envi­ron­ne­men­tales ne sont pas prises au sérieux et les ques­tions sociales sont détri­co­tées en pro­fon­deur. Sans ces orien­ta­tions, on ne peut pas pro­duire de cadre pour mettre au pas le sec­teur tech­no­lo­gique. Ralen­tir, risque donc de ne pas suffire !

Deux choses pour répondre. D’a­bord c’est com­pli­qué. Ce n’est pas si simple de mesu­rer quelque chose, même quand tout semble mesu­rable, même quand toutes les don­nées et les chiffres sont acces­sibles ! Qu’est-ce qu’on éva­lue ? Com­ment fait-on le cal­cul ? Que pro­duit un cal­cul dif­fé­rent et com­ment com­pa­rer les résul­tats de ces deux cal­culs entre eux, depuis quels autres cri­tères qu’une « effi­ca­ci­té » comp­table ou éco­no­mique ? En fait trop sou­vent, der­rière le cri­tère d’ef­fi­ca­ci­té, on ne parle que de réduc­tion du coût. Mais l’ef­fi­ca­ci­té d’un ser­vice d’aide sociale devrait plu­tôt repo­ser sur sa géné­ro­si­té et le nombre d’al­lo­ca­taires qu’il touche, pas sur les trop-per­çus qu’il récupère.

Nous entrons dans une forme d’hys­té­ri­sa­tion du cal­cul, un véri­table délire cal­cu­la­toire où la com­plexi­té — au détri­ment de l’ex­pli­ca­bi­li­té, de la sim­pli­ci­té, de la trans­pa­rence et sur­tout de l’é­qui­té ! — les rend incom­pré­hen­sibles au com­mun des mor­tels. C’est ce que pro­pose fina­le­ment le pro­jet de l’In­tel­li­gence arti­fi­cielle : rendre les cal­culs incom­pré­hen­sibles aux humains. Qu’im­porte s’il se révèle pro­fon­dé­ment raciste, dis­cri­mi­nant, biai­sé, nor­ma­tif… et pro­fon­dé­ment conser­va­teur, car il s’en­ra­cine dans les don­nées du pas­sé pour construire sa chape de plomb, quand nous avons tant besoin de réin­ter­pré­ter le pas­sé pour chan­ger l’a­ve­nir ! Der­rière ce délire cal­cu­la­toire le risque bien sûr c’est que les cri­tères pris en compte finissent par noyer les objec­tifs mêmes du cal­cul, c’est-à-dire qu’on cal­cule pour cal­cu­ler sans plus savoir à quoi cela se rap­porte et en oubliant sa res­pon­sa­bi­li­té… C’est le cas par exemple de sys­tèmes pour trier les lycéens où l’on envi­sage d’in­nom­brables modes de cal­cul pour affi­ner et rendre le tri opé­ré tou­jours plus juste (com­pa­rer l’é­cart à la moyenne d’un élève à celle de sa classe pour ajus­ter sa moyenne issue de ses notes afin de mieux reflé­ter son niveau). Le risque ici, c’est que cette pour­suite d’une jus­tice cal­cu­la­toire n’en pro­duise aucune. L’autre risque bien sûr est que le com­bat poli­tique se tech­ni­cise tou­jours plus avant, oubliant toutes autres approches tout en s’é­loi­gnant tou­jours plus des pré­oc­cu­pa­tions des gens. Et sur­tout que les réformes et évo­lu­tions de la poli­tique, demain, ne consistent plus qu’à réfor­mer et chan­ger les moda­li­tés de cal­culs… Ici, les exemples sont innom­brables bien sûr… La récente réforme de l’aide au loge­ment en France, par exemple, que 41% des béné­fi­ciaires ont vu leur allo­ca­tion bais­ser, que le mon­tant moyen a bais­sé de 7% et que la part des allo­ca­taires est pas­sée de 53% à 48% en un an ! Autre exemple encore, nul n’a su pro­duire de preuves d’effi­ca­ci­té des appli­ca­tions numé­riques de tra­çage des cas contacts en Europe, notam­ment parce que mal­gré le fait que tout y soit mesu­rable, on ne sait pas ce que serait l’in­di­ca­teur fiable de leur effi­ca­ci­té ! Au final, le délire cal­cu­la­toire risque de pro­duire une com­plexi­té par­fai­te­ment dérou­tante, ne repo­sant plus sur une com­pré­hen­sion com­mune et acces­sible à tous — c’est-à-dire ne repo­sant plus sur une pos­si­bi­li­té de faire socié­té ! -, au pré­texte même qu’il pro­duit une meilleure équi­té, sans qu’elle soit démon­trée ! Le risque est que nous nous retrou­vions face à un double échec nous empê­chant de pro­duire un monde com­mun : des expli­ca­tions qui n’ap­portent aucune réponse, car par­cel­laires ou dénuées d’u­ti­li­tés et une trans­pa­rence incom­pré­hen­sible, car tou­jours plus com­plexe depuis une réa­li­té cal­cu­la­toire tou­jours chan­geante, « révo­cable » d’un ins­tant à l’autre sous le coup de la modi­fi­ca­tion du cal­cul, comme s’en inquiète le phi­lo­sophe Achille Mbembe dans son brû­lant Bru­ta­lisme. Cette inquié­tude très légi­time est effec­ti­ve­ment explo­sive. Avec le cal­cul, ses moda­li­tés deviennent plus chan­geantes. Alors que l’an­née était la période de réfé­rence du cal­cul des droits et allo­ca­tions, les voi­là deve­nus plus dyna­miques au détri­ment des admi­nis­trés. Les périodes prises en compte pour le cal­cul des droits, leur mise à jour, ont ten­dance, avec la géné­ra­li­sa­tion du Big data, à rendre les allo­ca­tions et pres­ta­tions tou­jours plus vola­tiles. Elle les rend éga­le­ment tou­jours plus glo­bales, fai­sant fi de toutes dis­pa­ri­tés. Recal­cu­ler l’Aide au loge­ment tous les trois mois fait peser une incer­ti­tude par­tout, quand ceux qui sont dans cette néces­si­té, celle de rece­voir 150 ou 200 euros d’aide pour se loger chaque mois, ont sur­tout besoin de pers­pec­tives à long terme. Nous ris­quons de construire un monde inhu­main, un mur de trai­te­ments sans fin, en temps réel, quand les usa­gers veulent avant tout un dia­logue. Pour limi­ter ces pos­si­bi­li­tés, on devrait faire en sorte que les cal­culs ne puissent être dyna­miques, réajus­tables en per­ma­nence… que les droits ouverts ne puissent pas être cal­cu­lés autre­ment qu’an­nuel­le­ment par exemple, depuis des périodes prises en comptes les plus avan­ta­geuses aux béné­fi­ciaires que le contraire. En tant que socié­té, nous devons don­ner des règles aux cal­culs, des pers­pec­tives aux usa­gers et aux citoyens.

Quant au cadre pro­tec­teur du tra­vail, il devrait être la règle effec­ti­ve­ment. Pour­tant les livreurs à vélo sont tou­jours des indé­pen­dants, alors qu’é­tudes et condam­na­tions de jus­tice se rap­pellent sans cesse aux pla­te­formes. En fait, les gou­ver­ne­ments favo­risent les pla­te­formes parce que jus­te­ment, le numé­rique per­met de détri­co­ter le sala­riat, comme le dit très bien la socio­logue Domi­nique Méda. Le numé­rique demeure orien­té par le poli­tique et sa logique libé­rale. Tant que nous per­sis­te­rons dans cette logique, il y a des chances que rien ne change et que tout s’ag­grave. Dans le domaine du tra­vail, le pro­blème est que les sys­tèmes auto­ma­ti­sés se déploient par­tout : sys­tèmes de pla­ni­fi­ca­tion d’ho­raires, sys­tèmes de pro­jec­tion de résul­tats et de ventes, sys­tèmes de sur­veillance des acti­vi­tés des sala­riés… Le pro­blème de ce « boss­ware », ce maté­riel des patrons, c’est que lui aus­si pro­duit une sur­veillance de chaque ins­tant, une cap­ture de don­nées sans consen­te­ment, et un trai­te­ment de leur acti­vi­té à leur insu depuis des cri­tères qui ne sont pas ouverts à la négo­cia­tion col­lec­tive et sou­vent, quand on les ins­pecte, pro­duisent des cal­culs depuis des cri­tères fan­tai­sistes et des métriques éso­té­riques, sou­vent très éloi­gnés des réa­li­tés de tra­vail de cha­cun. Non seule­ment l’en­jeu consiste à réduire ce délire d’in­no­va­tion qui ne pro­pose aucun pro­grès, mais plus encore, comme l’ex­plique très bien la syn­di­ca­liste bri­tan­nique Chris­ti­na Col­clough, de réduire le fos­sé de pou­voir entre entre­prises et employés. Elle milite pour une « algo­ver­nance », une cogou­ver­nance des sys­tèmes entre syn­di­cats et direc­tion pour favo­ri­ser la mini­mi­sa­tion des don­nées et la vali­da­tion des cal­culs. « Aucun employeur ne peut éva­luer l’équité uni­la­té­ra­le­ment – ce qui est juste pour l’employeur n’est pas néces­sai­re­ment juste pour les tra­vailleurs », rap­pelle-t-elle avec beau­coup de bon sens !

La socialisation des réseaux (nationalisation ou municipalisation des fibres optiques, pourquoi pas des antennes de téléphonie portable, l’établissement d’un ou de fournisseurs d’accès publics) permettrait-elle d’avoir certains leviers ? D’assurer d’une part un accès égalitaire au réseau (tarifs sociaux), une couverture de l’ensemble du territoire, de garantir la neutralité du net mais aussi de pouvoir établir rapport de force avec les mégacompagnies du numérique ?

Il me semble effec­ti­ve­ment que la piste de la natio­na­li­sa­tion est aujourd’­hui une piste tota­le­ment délais­sée. Trans­for­mer cer­tains réseaux et ser­vices en biens publics, « en Com­muns », est une piste qui n’est pas ou peu acti­vée. Dans le néo­li­bé­ra­lisme dans lequel on baigne, ce n’est pas très sur­pre­nant hélas. Pour­tant, c’est un levier fort que les États ont sou­vent uti­li­sé pour géné­rer de la neu­tra­li­té, de la jus­tice, de l’é­qui­té, de la diver­si­té… comme quand ils ont créé des médias de ser­vices publics ou des infra­struc­tures publiques comme l’ont été Radio-France, la Poste, le réseau fer­ré ou élec­trique, ou les Télé­coms. Nous ne sommes pas dans ces pers­pec­tives ni dans ces logiques aujourd’hui.

Les États peinent à répondre aux logiques des acteurs pri­vés, à les régu­ler, à limi­ter leurs mono­poles… au contraire, ils s’ap­puient sur eux pour leurs délé­guer des fonc­tions de plus en plus réga­liennes dans des par­te­na­riats publics-pri­vés qui servent à pri­va­ti­ser les béné­fices et socia­li­ser les pertes. Les infra­struc­tures de trai­te­ments, de col­lecte de don­nées, d’hé­ber­ge­ment sont de plus en plus confiées à des acteurs pri­vés. Le sou­tien public est uni­que­ment orien­té vers de l’ac­com­pa­gne­ment aux jeunes pousses, star­tups et autres licornes — au détri­ment de tout sou­tien à des ini­tia­tives non mar­chandes ou alter­na­tives. Ce qui favo­rise la construc­tion de mono­poles tou­jours plus puis­sants… et ce au détri­ment de toute réflexion sur ce que pour­raient être une infra­struc­ture publique numé­rique ou des ser­vices publics numé­riques. Pour­tant, quelques-uns des plus popu­laires et impor­tants ser­vices de l’in­ter­net pro­viennent d’as­so­cia­tions et refusent d’être des entre­prises, comme Wiki­pé­dia, Open Street Map ou Signal… C’est éga­le­ment le cas de pro­po­si­tions plus modestes, comme le logi­ciel Coop­Cycle qui pro­duit un logi­ciel coopé­ra­tif pour les pla­te­formes de livrai­son à vélo alter­na­tives. Le fait que ces ser­vices ne soient pas des entre­prises n’est pas ano­din et explique cer­tai­ne­ment qu’elles ne relèvent pas du modèle de capi­ta­lisme de sur­veillance. Comme le sou­li­gnait le cher­cheur Ethan Zucker­man, « Le fait que Wiki­pé­dia soit capable de sur­vivre sans sou­tien gou­ver­ne­men­tal ni rede­vance n’est pas un argu­ment contre le sou­tien public aux médias – c’est plu­tôt une invi­ta­tion ouverte à se deman­der quels autres ser­vices nous pour­rions construire si nous inno­vions plus sou­vent en dehors de la logique des mar­chés ». L’en­jeu ici est non seule­ment d’in­ven­ter de nou­velles formes, mais plus encore de redi­ri­ger les finan­ce­ments vers des modèles éco­no­miques alter­na­tifs. Vu l’é­tat de déré­lic­tion du monde asso­cia­tif, nous avons cer­tai­ne­ment bien plus recu­lé qu’a­van­cé sur ces ques­tions depuis 20 ans !

Est-ce que revendiquer une large extension et promotion du « droit à la déconnexion » (au-delà de la seule question du travail) est une piste intéressante pour le mouvement social ? Sachant qu’il faut évidemment l’accompagner de mécanismes sociaux visant à assurer une égalité dans la possibilité de déconnecter, trop souvent réservée dans les faits aux classes les plus aisées par rapport aux classes populaires. Au-delà, peut-on développer et favoriser une frugalité numérique dans un monde où la surconsommation et la dépendance numérique ont été progressivement instaurées ?

C’est très bien un droit à la décon­nexion, mais pour qu’il existe, encore fau­drait-il effec­ti­ve­ment qu’il y ait un droit à la connexion des plus dému­nis (tarifs sociaux et four­nis­seurs d’ac­cès publics) et sur­tout des pos­si­bi­li­tés de décon­nexion dans un monde où désor­mais toute acti­vi­té est numé­rique. Le pro­blème me semble plu­tôt tenir au fait que tout doive pas­ser par le numé­rique désor­mais. J’ai quand même un peu l’im­pres­sion que le droit à la décon­nexion prend le pro­blème à l’en­vers ! On recom­mande moins de temps d’é­cran, mais tout passe désor­mais par eux ! Du per­mis de conduire à nos consul­ta­tions médi­cales, des cours au tra­vail, de nos ami­tiés à nos dis­trac­tions, des cours de yoga aux demandes d’ac­cès aux ser­vices publics, en pas­sant par les courses en ligne et l’ac­cès aux musées ou aux ciné­mas ! La mon­tée de la panique morale du temps pas­sé sur les écrans n’est que le reflet de l’im­por­tance que les écrans prennent désor­mais dans nos vies. Le droit à la décon­nexion ne vise qu’à culpa­bi­li­ser les usa­gers pour mieux décul­pa­bi­li­ser les pro­duc­teurs de ser­vices numé­riques et les éco­no­mies d’é­chelles qu’ils per­mettent. La numé­ri­sa­tion du pas­sage du Code de la route est désor­mais abou­tie par exemple. Sa néces­si­té était claire : faire bais­ser le prix du per­mis de conduire ! Pro­duire autant ou plus pour moins cher, c’est l’en­jeu du numé­rique allié au capi­ta­lisme. Cette logique est par­tout et la crise sani­taire que nous avons connue ne va faire que ren­for­cer cette logique éco­no­mique en lui adjoi­gnant une néces­si­té morale.

La ques­tion me semble plu­tôt de savoir quelles acti­vi­tés seront capables de résis­ter à ces logiques de com­pres­sion de leurs coûts ? Le risque, c’est que la réponse soit : aucune ! Un cours de yoga en ligne c’est moins cher qu’un vrai cours de yoga, pour lequel il faut une salle dédiée, tout en per­met­tant d’ac­cueillir plus de monde. Une appli­ca­tion ban­caire, c’est moins cher que des mil­liers de conseillers et de locaux. Une carte de trans­port déma­té­ria­li­sée c’est moins cher que d’en­tre­te­nir des cen­taines de comp­toirs d’a­chats… Six caisses auto­ma­tiques qu’une cais­sière… À ne regar­der que les coûts, la déma­té­ria­li­sa­tion l’emporte tou­jours. Après cela, on peut cou­rir der­rière un droit à la déconnexion…

Le pro­blème de la sobrié­té et de la fru­ga­li­té, c’est qu’on la demande tou­jours aux usa­gers, jamais aux pro­duc­teurs ! Le pire serait de repro­duire ici ce qu’il se passe avec le déve­lop­pe­ment durable, en deman­dant aux gens de faire des efforts, alors que les pro­duc­teurs n’en font aucun, au contraire. La jus­tice et les contraintes doivent être les mêmes pour tous ! Ce constat reste l’une des plus puis­santes bous­soles col­lec­tives qui soient. Pour­tant, de ce côté là aus­si, il y a de quoi être inquiet. Dans les inéga­li­tés que la crise sani­taire a exa­cer­bées, les écrans vont prendre une place nou­velle. Jus­qu’à pré­sent, ne pas accé­der au numé­rique ne vous fer­mait que le monde numé­rique. Désor­mais, c’est l’ac­cès même aux ser­vices urbains qui se referment. Dans la ville de la sous­crip­tion, l’ac­cès phy­sique à la ville néces­site un accès élec­tro­nique. Le numé­rique est en train de deve­nir le péage d’ac­cès à la ville, que ce soit pour contrô­ler votre état de san­té via un passe sani­taire, votre auto­ri­sa­tion à cir­cu­ler, votre iden­ti­té, ou l’al­lo­ca­tion de res­sources dis­po­nibles… Les mul­tiples formes du QR-code risquent de refer­mer l’ac­cès libre et ouvert au monde réel. Dans cette ville de l’en­re­gis­tre­ment, nos accès risquent de deve­nir dyna­miques, sui­vant des niveaux de prio­ri­tés dif­fé­rents liés à nos pos­si­bi­li­tés d’ac­cès au numé­rique. Désor­mais, le monde phy­sique est prêt pour être régi par un ensemble tech­nique, juri­dique et com­mer­cial qui va gérer les accès, selon des moda­li­tés dis­cri­mi­na­toires et opaques. C’est bien plus inquié­tant que le temps que nous pas­sons devant nos écrans !

Est-ce que se battre pour que soit à tout prix conservée une alternative non-numérique et humaine pour un large panel de services d’intérêts généraux est un terrain de lutte pertinent ? Faut-il revendiquer des guichetier·es dans les gares, les administrations, les banques, les postes et en finir avec les distributeurs, automates ou écrans en self service ?

Si nous nous bat­tons uni­que­ment pour qu’il sub­siste des alter­na­tives non numé­riques, le risque est qu’on leur réserve la por­tion congrue, comme c’est de plus en plus le cas actuel­le­ment. Com­bien de péages ont encore des cabines avec des ven­deurs à l’in­té­rieur ? Com­bien de grandes sur­faces des cais­sières ? Com­bien de gui­chets sont encore ouverts ? On pour­rait peut-être prendre ce pro­blème dans l’autre sens et défi­nir le nombre de gui­che­tiers dont la popu­la­tion a besoin, comme on défi­nit le nombre de méde­cins nécessaires.

Trans­for­mer une fiche d’in­for­ma­tion en base de don­nées n’est pas un acte ano­din. Nous avons l’im­pres­sion que ce n’est qu’un chan­ge­ment de sup­port, alors que c’est pro­fon­dé­ment un chan­ge­ment de nature. Rendre les dos­siers inter­opé­rables, pou­voir les trier mas­si­ve­ment, faire des rap­pro­che­ments, des cal­culs… modi­fie pro­fon­dé­ment le rap­port à ces infor­ma­tions en les ren­dant pro­duc­tives jus­te­ment, mais en oubliant ce qu’elles recouvrent vrai­ment, à savoir des gens. En per­met­tant de « mieux » (et il fau­drait dis­cu­ter de ce « mieux ») gérer les pauvres, de mieux cal­cu­ler leurs allo­ca­tions, de mieux clas­ser les étu­diants selon leur « mérite », leurs notes, le risque est que nous n’ayons plus à l’a­ve­nir besoin d’é­ra­di­quer la pau­vre­té ou les inéga­li­tés. Il suf­fi­ra de les gérer avec le moins de res­sources pos­sibles cal­cu­lées par les machines.

L’en­jeu à venir à nou­veau consiste à faire des choix de socié­té sur ce que nous devons numé­ri­ser, ce que nous devons dénu­mé­ri­ser et com­ment. Mais la réponse à ces ques­tions n’est pas numé­rique, mais bien poli­tique : Com­ment étendre les pro­tec­tions sociales et envi­ron­ne­men­tales ? Que devons-nous défi­nan­cer ? Que devons-nous refu­ser de moder­ni­ser ? Où devons-nous dés­in­no­ver ? Si on regarde le monde numé­rique à l’aune de sa dura­bi­li­té, ce monde n’est pas sou­te­nable. Si on le regarde à l’aune de ses enjeux démo­cra­tiques ou sociaux, le numé­rique ne pro­duit pas un monde en com­mun. Il va donc fal­loir refer­mer des pos­sibles que le numé­rique a ouverts. La sur­veillance, et la fausse effi­ca­ci­té qu’elle pro­met, ne pro­posent que du contrôle, de la répres­sion, des dis­cri­mi­na­tions, de la sécu­ri­té au détri­ment de la liber­té, de l’é­qui­té, de l’é­ga­li­té. On ne fait pas socié­té seule­ment en cal­cu­lant son effi­ca­ci­té maxi­male ! Les outils qui servent le capi­tal ne peuvent pas être uti­li­sés pour trans­for­mer l’é­cole, l’hô­pi­tal ou la ville, comme concluait la spé­cia­liste de l’In­tel­li­gence arti­fi­cielle Kate Craw­ford dans son excellent livre Atlas of AI : Power, Poli­tics, and the Pla­ne­ta­ry Costs of Arti­fi­cial Intel­li­gence. La pour­suite des gains de pro­duc­ti­vi­té ne nous réorien­te­ra nulle part !

Nous devons enca­drer les moda­li­tés de déve­lop­pe­ment de notre monde numé­rique depuis des règles simples et claires, allant de l’ex­pli­ca­bi­li­té des déci­sions au refus de l’hys­té­ri­sa­tion des cal­culs. Le cal­cul doit pro­duire une socié­té plus apai­sée et plus juste, pas une socié­té plus contrô­lée et moins chère. La cal­cu­la­bi­li­té des droits en temps réel tout comme les algo­rithmes d’af­fec­ta­tion des élèves qui ne prennent pas en compte l’or­don­nan­ce­ment de leurs vœux d’o­rien­ta­tion ou les logi­ciels de pla­ni­fi­ca­tion d’ho­raires des employés en flux ten­du… ne vont pas dans ce sens. Le numé­rique ne va pas dans ce sens et sans contraintes, nous ne chan­ge­rons rien. Mais répé­tons-le à nou­veau : ces contraintes doivent plei­ne­ment redé­fi­nir le rôle et les enjeux des ser­vices publics comme pri­vés au ser­vice de tous. Elles doivent défi­nir leurs obli­ga­tions, limi­ter leurs marges de manœuvre, réaf­fir­mer leurs mis­sions, déve­lop­per les garan­ties à l’é­gard des jus­ti­ciables pas les réduire, mini­mi­ser les don­nées et les cal­culs et élar­gir les droits, pas les rogner ! Et pour cela, nous avons besoin de reve­nir au pro­grès social et d’a­ban­don­ner ces inno­va­tions de sur­face qui ne nous mènent nulle part ! Et cela aucun pro­gramme d’ex­trême droite, de droite, du centre ou sociale-démo­crate ne le fera adve­nir. Pour cela il nous faut un pro­gramme poli­tique de gauche, capable de réorien­ter le numé­rique dans une autre direc­tion, en lui don­nant des objec­tifs qui ne soient pas ceux de la rigueur, mais bien ceux de la jus­tice sociale.

Retrouvez de nombreuses analyses d'Hubert Guillaud et d'autres journalistes liant société, économie et numérique sur le site InternetActu.

Un commentaire

  • Bristow

    Bon­jour,

    Je n’ai pas tout lu mais je peux déjà vous dire que l’in­ter­viewé fait une erreur fon­da­men­tale sur la défi­ni­tion même de Logi­ciel Libre.

    Il confond logi­ciel libre et logi­ciel open-source.

    Tout le monde fait des logi­ciels open-source, GAFAM com­pris, mais aucun d’eux fait du logi­ciel libre !

    Le libre repose sur une com­mu­nau­té, c’est un mou­ve­ment social, ce jus­te­ment pour­quoi il est de gauche !

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