Vous avez beaucoup travaillé sur l’erreur humaine dans vos travaux de psychologue du travail. Est-ce que cela existe des erreurs humaines en politique ?
Bien sûr que cela existe et à limite, on pourrait dire que l’on ne fait que des erreurs, en politique et dans la vie. Le véritable problème n’est pas de faire des erreurs, cela fait partie du fonctionnement humain et de tout système. Mais il y a un principe de récupération constante des erreurs. C’est-à-dire qu’on se contrôle soi-même, on diagnostique que l’on a fait une erreur et on la récupère, on la corrige. J’ai étudié et observé les pilotes d’avion. En une heure, ils font des dizaines d’erreurs, mais il n’y en a aucune qui prête à conséquence parce que le système permet que ce soit contrôlé, avec le copilote, avec des systèmes automatiques, ou même tout simplement par le pilote qui le remarque lui-même.
La question n’est pas celle de l’erreur mais celle de la récupération en fonction des infos que l’on a. Ce qui m’étonne dans le fonctionnement européen, c’est que dans bien des domaines on persiste et signe dans l’erreur !
Prenez les problèmes aujourd’hui de gouvernance économique que l’Europe a introduits, c’est-à-dire ce contrôle budgétaire des États, de leur déficit, de leur compétitivité, etc. Sur le principe même, je crois que personne n’est contre. Ce n’est pas mal d’avoir un contrôle, c’est une véritable assistance. Mais dans les formes que cela a pris, c’est ingérable, on va droit dans le mur ! Quand on demande à la Grèce de couper dans toutes ses dépenses en termes de fonctionnement, de retraites, avec les systèmes de coupe, nous sommes incapables d’arriver à l’objectif. C’est-à-dire relancer la machine, regagner la croissance et finalement réduire la part de la dette. Plus aucun pays n’ignore aujourd’hui qu’en suivant cette logique-là, il va accroître son déficit, sa dette, qu’il va faire baisser le pouvoir d’achat.
Nous sommes dans une espèce d’impasse où l’on sait que les remèdes ne sont pas les bons remèdes, et pourtant on continue à les appliquer. L’Europe avec sa pesante machine ne change pas, et nous nous enlisons de plus en plus et consciemment. C’est pour cela que les Grecs, et quoi de plus normal, se révoltent en disant qu’il n’y a pas moyen d’en sortir avec ce que la Troïka leur impose.
Y a‑t-il un homme ou une femme mort ou vivant qui inspire votre action politique aujourd’hui ?
Il y a des tas de gens qui m’impressionnent beaucoup comme Guy Spitaels que j’ai connu comme ami, et comme interlocuteur politique. Mais pour répondre tout à fait franchement, le moteur de mon action se trouve vraiment dans les gens. J’ai passionnément aimé la sidérurgie, j’ai commencé des études dans l’univers de la sidérurgie. Je pourrais vous décrire telle grande gueule syndicale de telle époque, tel ouvrier. Des ouvriers venaient me mettre des couvertures pendant que je faisais des postes de nuit, car ils savaient que je ne parvenais pas à veiller pendant la nuit. Je peux vous citer des Palestiniens et des femmes palestiniennes qui me faisaient monter les larmes aux yeux ou des Soudanais, des gens du Darfour, c’est vraiment eux qui m’arrachent le cœur et qui me portent en même temps. Et c’est même une espèce de cortège qui surgit dans mon esprit quand cela ne va plus, quand j’en arrive à penser que cela ne sert à rien, à me dire « à quoi bon hurler dans le désert. » Bien plus que les grandes figures politiques, c’est cela qui m’inspire. Alors que je suis une trouillarde, que j’ai peur de tout, que je ne sais pas répondre si on m’attaque, dès que je pense à cela, je deviens une petite machine de guerre, ça me transforme complètement et c’est vraiment ma force.
Au milieu de toutes vos missions, est-ce que vous avez le temps de lire ?
Je lis tout le temps n’importe quoi, je lis tout. Le dernier livre que j’ai lu c’est « Diderot ou le bonheur de penser », un essai de Jacques Attali. Je n’aime pas beaucoup Attali mais j’aime beaucoup Diderot. J’ai un dieu en littérature, c’est António Lobo Antunes qui est portugais, qui a beaucoup écrit sur la guerre d’Angola et qui est surtout un très grand écrivain bien meilleur que José Saramago. Je lis beaucoup de littérature étrangère, des essais, les magazines ¡Hola ! et Hello ! quand il le faut… Je lis tout, car je ne peux pas rester un instant sans lire. J’aime le papier, mais pas les liseuses. Mes valises sont remplies de bouquins. À part lire et travailler, j’aime beaucoup le théâtre, le cinéma, tout ce qui est visuel.
Y a‑t-il un film qui vous a marqué ou que vous avez particulièrement aimé ?
Je n’ai pas tellement le temps d’aller au cinéma ces temps-ci alors qu’avant j’y allais deux trois fois par semaine. J’ai beaucoup aimé « Et maintenant on va où ? » de Nadine Labaki, celle qui avait fait « Caramel », le film qui se passe dans un institut de beauté libanais. Ce film montre les rapports entre la communauté chrétienne et la communauté musulmane. Le dernier que j’ai vu c’est « L’affaire Chebeya » de Thierry Michel, un documentaire sur l’assassinat d’un militant des droits de l’homme au Congo. Au cinéma, c’est un peu comme dans la littérature, je crois ce que j’aime ce sont les films étrangers en général. Par exemple, « Une séparation » de l’Iranien Asghar Farhadi.Chaque fois, cela me replonge dans la vie d’un pays, je suis heureuse.
Quel est votre rapport à la musique ?
Aucun à part l’opéra… Je crois que j’ai des « oreilles en chou-fleur ». Je ne suis pas du tout réceptive à la musique. J’ai de vrais problèmes de sensibilité auditive par rapport à tout ce qui fait trop de bruit. À part de la variété ou de la chanson à texte, je n’accroche pas du tout à la musique. Ou alors à des musiques un peu spécifiques comme Monteverdi.
J’ai vécu dans une famille un peu compliquée où mon beau-père était prof de morale et voulait faire du belcanto. Et jusqu’à l’âge de 80 ans, il a pris des cours de chant avec des profs particuliers, dans des académies. Il chantait très mal mais il obligeait ses huit enfants, à des moments déterminés, quand il était dans le garage avec le piano, de dire si sa voix passait bien ou pas. Cela m’a donné à la fois une horreur de l’opéra et une grande connaissance de l’opéra et de la voix.
C’est en allant au Festival d’Avignon et d’Orange que j’ai, entre autres, repris goût à l’opéra. J’y trouve aujourd’hui un plaisir fou.
Par contre en matière de théâtre, je dirige une association « Théâtre & Publics » qui a été fondée par Max Parfondry. Je suis très proche des gens du conservatoire, du Théâtre de la Place. Je les suis attentivement.
Quel est le pays d’Europe que vous appréciez le plus ?
Je pense réellement que c’est la Belgique. Je ne suis pas française et je n’ai pas envie de l’être. J’ai un mari espagnol mais je n’ai jamais pris la nationalité espagnole. Ma fille a épousé un Britannique, il y a des Congolais et des Marocains dans ma famille. Ma petite-fille, sa grand-mère était russe, c’est très bigarré. Et moi, je suis extrêmement heureuse d’être Belge et Wallonne de surcroît. Chaque fois que je rentre de voyage, j’ai une grosse émotion quand je traverse la Meuse parce je me dis : « Nous avons de l’eau ! (en général, je reviens de pays secs), il pleut, il y a de la verdure, il y a des oiseaux, c’est extraordinaire ! ». Je trouve qu’en matière de démocratie, de protection des gens, de services publics, ceux qu’il nous reste même si l’Europe en a détricotés pas mal, que la Belgique reste une quasi-exception dans le paysage européen. La Wallonie en particulier comparativement à l’évolution de la Flandre.
Selon vous, quelle est la plus belle avancée que l’Europe a faite ?
Certainement ce dont on s’est tellement gaussé, dont on a tellement ri, c’est la question de la paix. Quand on a vu ce qui s’est passé aux frontières de l’Europe avec la guerre de Yougoslavie, ce n’est pas rien. Nous avons eu la paix et une période de prospérité qui a été importante : depuis la Seconde Guerre mondiale, cette construction européenne reste la première puissance économique mondiale, encore aujourd’hui.
Et ce qu’elle a raté ?
Là où nous avons échoué, c’est dans cette espèce de « justice sociale économique ». On avait l’idée que les différents pays allaient converger dans une prospérité, on avait une immense politique de cohésion où l’on redistribuait de l’argent des pays riches aux pays pauvres ou aux régions les plus pauvres de l’Europe. On en a largement bénéficié, tant mieux, et il y avait tous ces mécanismes pour arriver à une prospérité mieux partagée au niveau européen. Graduellement, et en particulier durant la dernière décennie, ce rêve de redistribution des richesses au niveau européen et d’entrainement économique avec une richesse pour tous s’est révélé être un échec. Il y a eu tout le détricotage des services publics et le fait que l’on a raté le tournant de l’Europe sociale.
On en porte aujourd’hui le poids terrible parce que les écarts de richesse se sont creusés considérablement entre les individus, les régions, les pays. Les problèmes de délocalisation n’ont pas du tout été intégrés dans une espèce de dynamique commune. On a considéré que ce n’était pas grave si, par exemple, les voitures ne se montaient plus ici mais en Roumanie. Si c’est grave ! Parce que les pays se sont dressés les uns contre les autres. On est arrivé à une espèce de rivalité économique entre pays et entre régions qui n’était pas du tout prévue dans le rêve européen de départ.
Prenez le problème du chemin de fer par exemple. Au début, on imaginait le projet d’un grand chemin de fer européen. En fait, on a balisé des chemins de fer opérateur contre opérateur. On dit maintenant qu’il y a les règles de l’OMC, les donnes ont changé, je veux bien mais c’est vécu par les gens comme quelque chose qui ne faisait pas du tout partie du voyage au départ. Cette donne et la crise économique entrainent un euroscepticisme que l’on va payer très cher.
Comme je l’ai déjà dit, ce n’est pas grave de faire des erreurs mais c’est grave de ne pas les corriger. Je pense qu’aujourd’hui quand on parle partout de croissance, d’emploi, on essaye de corriger ces erreurs mais dans une période de crise épouvantable, ce n’est plus maintenant qu’on pourra les corriger. On a raté cette question de justice sociale redistributive.
Je continue à croire que la seule solution, c’est l’Europe. Mais je continue à croire que tant qu’il n’y a pas cette idée de justice redistributive et sociale, de grâce que l’on conserve notre système social et que l’on ne dise surtout pas que c’est l’Europe qui doit s’en occuper ! Je ne veux pas de fédéralisme européen tant que les bases mêmes, la logique même européenne, ne changent pas.
Quel message auriez-vous envie de dire aux jeunes qui démarrent dans la vie avec toutes les difficultés que cela suppose ? Qu’est-ce que vous leur diriez pour leur donner un peu d’espoir ou de volonté ?
D’abord, je suis persuadée qu’il y dans la vie et dans l’Histoire des pays et des régions des moments où il y a des redémarrages possibles. Nous sommes aujourd’hui en Europe à un moment très crucial. On le verra aux élections de 2014 : ou bien tout s’écroule, ou bien on redémarre sur de nouvelles bases. Quel type d’Europe faudra-t-il faire ensemble ? Je n’en sais rien. Je sais que c’est une construction ensemble et pas contre les autres pays, contre telle ou telle catégorie de population, et que jusqu’à présent, les citoyens n’ont pas du tout participé à la construction européenne. Et c’est les jeunes d’aujourd’hui qui veulent cela parce que ne nous trompons pas, l’Europe ne s’est pas construite avec les gens. Ce sont les pères fondateurs qui ont rêvé de cela, qui l’ont conçu comme un marché unique, qui en ont bâti des institutions. Les gens se retrouvent dans une espèce de rêve d’Europe qu’ils n’ont pas construit eux-mêmes. Et donc, c’est cette participation des gens à la construction européenne qui est le grand défi à venir, un défi énorme.
Quand je vois la puissance des lobbys en Europe, quand je vois comment les grandes entreprises ont trouvé le chemin de tous les bureaux européens et sont occupées à influencer les législations. Comment elles ont contribué et contribuent encore à des dérives importantes. Quand je vois que cette Europe du dessus est investie de tas de gens qui manœuvrent des pions. Quand je vois qu’elle n’est pas construite par le bas alors que tous nos acquis sociaux existants ont été conquis sur le terrain. Tant que les gens ne se battent pas pour obtenir des acquis au niveau européen ‑les syndicats le font, mais difficilement avec autant de diversité nationale syndicale existante. Tant que cela ne passe pas au niveau du citoyen, qu’il ne se bat pas pour cela, l’Europe va continuer à dévier dans le sens du vent, c’est-à-dire du côté des plus forts. C’est cela qui manque, qui n’a pas été construit tout simplement. L’Europe n’est pas une construction humaine, mais une construction intellectuelle et politique. À un moment donné, cela commence à poser de sérieux problèmes.
Quel trait de caractère particulier faut-il avoir en tant que femme au niveau européen, pour travailler à l’Europe ?
Je crois qu’il faut être quelque part amoureux du monde. Pas seulement de l’Europe. Nous sommes ici dans un balcon ouvert au monde entier. Il n’y a pas moyen de raisonner uniquement en termes allemands, italiens, ou portugais. On est constamment confronté à d’autres réalités que la sienne. Et donc, il faut être amoureux de cela. Et puis il faut apprendre aussi, et c’est très dur, à faire des compromis. Mais pas de compromis sur l’essentiel, des compromis dans les intérêts, c’est indispensable. Se dire que la réalité des travailleurs d’Arcelor Mittal à Liège est très proche vraisemblablement de celle des travailleurs allemands de la sidérurgie et des Espagnols, etc.
Au Parlement, la confrontation que nous avons en permanence avec l’emprise religieuse, qui est extrêmement pesante sur la majorité du Parlement, pas seulement sur le PPE, va faire que les prises de position à l’égard des femmes, à l’égard des quotas des femmes, à l’égard de l’avortement, de la contraception, de la recherche sur les cellules-souches, des homosexuels, les questions des libertés sexuelles ou de genre vont constituer un débat houleux et permanent.
À part cela, l’Union européenne a toujours soutenu l’égalité hommes-femmes, donc on ne va pas avoir, au sein des institutions, ici de machisme évident.
Pour autant, les plus hauts postes sont presque tous accordés aux hommes ?
Oui, on a aussi le plafond de verre que l’on peut voir ailleurs mais le Parlement a tout de même dans une majorité voté contre la nomination d’Yves Mersch à la Banque centrale européenne dans une majorité, y compris avec le PPE. Parce que cela se trouve dans les textes européens, c’est l’égalité. Et que beaucoup sont convaincus qu’il faut une égalité. Le Parlement n’est pas l’endroit où j’ai trouvé le plus difficile d’être une femme. Il faut dire que j’étais plus vieille, c’était plus facile. L’âge a beaucoup d’avantages à cet égard. J’ai un plaisir fou à vieillir, j’ai toujours dit que cela simplifiait les problèmes.