Violence et non-violence : de quoi parle-t-on ?

Illustration : Alice Bossut

Le mou­ve­ment des Gilets jaunes en cours depuis le mois de novembre en France a refait sur­gir la ques­tion de la vio­lence dans les mou­ve­ments sociaux, notam­ment parce que cer­taines vitrines ont été détruites, l’Arc de Triomphe dété­rio­ré par un tag et en rai­son des affron­te­ments avec la police. Cette résur­gence de faits vio­lents per­met, c’est désor­mais deve­nu un clas­sique, aux com­men­ta­teurs indi­gnés de dis­qua­li­fier le mou­ve­ment sans devoir prê­ter atten­tion aux reven­di­ca­tions posées.

Or, il serait oppor­tun de s’interroger sur cer­tains points : ce mou­ve­ment résulte de la pau­pé­ri­sa­tion constante de la popu­la­tion et du déclas­se­ment de celles et ceux qui se recon­naissent dans ce faux concept qu’est la classe moyenne. Il recourt notam­ment à la vio­lence parce que les gou­ver­ne­ments en pré­sence n’ont eu de cesse de saper la per­ti­nence et la cré­di­bi­li­té des corps inter­mé­diaires sup­po­sés agir en tant que tam­pon. Ce fai­sant, ils ont ouvert un bou­le­vard à un fleuve qu’aucune berge ne venait conte­nir : voi­là ce qui peut arri­ver quand on estime n’avoir plus rien à perdre et, de sur­croit, ne plus se sen­tir représenté.

La vio­lence dont il est fré­quem­ment ques­tion concer­nant le mou­ve­ment des Gilets jaunes depuis novembre 2018 touche essen­tiel­le­ment les Gilets jaunes eux-mêmes : la stra­té­gie répres­sive mise en place par Emma­nuel Macron fait énor­mé­ment de bles­sés aux visages tumé­fiés, aux yeux détruits ou aux mains arrachées.

Violence : de quoi parle-t-on ?

Le terme géné­rique de vio­lence est assez vaste et flou : lorsque l’on débat à son sujet, ne devrions-nous pas constam­ment veiller à défi­nir et cir­cons­crire ce dont nous par­lons ? Ain­si, le fait de blo­quer une route est-il vrai­ment violent ? Notre tolé­rance à la vio­lence n’aurait-t-elle pas dimi­nué au fil des ans ? Pour George Sorel, un syn­di­ca­liste anar­chiste du début du 20e siècle, cité par Vincent Engel« la vio­lence est un acte de révolte face à la force, acte d’autorité. Le pou­voir use de la force pour se main­te­nir lorsque les autres moyens ne suf­fisent pas ou ne peuvent être mis en œuvreCes autres moyens, je les ai nom­més : l’accession à la bour­geoi­sie pour tous, le mythe de la consom­ma­tion éter­nel­le­ment crois­sante, le bon­heur dans le prêt. Une paix sociale que les action­naires et les fonds de pen­sions ne veulent plus payer. »

Fran­çois Cus­set ana­lyse quant à lui plus en pro­fon­deur ce concept de vio­lence dans Le Déchai­ne­ment du monde1 loin des conno­ta­tions morales qui lui ont été affu­blées. Ain­si, il convien­drait d’ajouter chaque fois un adjec­tif qua­li­fi­ca­tif au sub­stan­tif : si l’on parle par exemple de vio­lence sociale, force est de consta­ter qu’elle n’a jamais été aus­si pré­sente. Ain­si des tra­vailleurs se sui­cident quo­ti­dien­ne­ment ou souffrent au travail.

Pour Fran­çois Cus­set, la vio­lence n’a pas dis­pa­ru, elle serait même omni­pré­sente sous la forme d’un redé­ploie­ment plus per­ni­cieux, sym­bo­lique et réel, sym­bo­lique et donc réel. Ain­si, en plus de la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle quo­ti­dienne (le res­pect des codes lors d’un diner en ville par exemple) et de la vio­lence sym­bo­lique impo­sée par le rap­port de forces patro­nal, la vio­lence prend des formes plus sub­tiles. Elle se déploie notam­ment en tant qu’avatar de la vio­lence sys­té­mique du néo­li­bé­ra­lisme : conta­gion sociale du stress, règne per­ma­nent et constant de l’évaluation, intro­duc­tion de la logique exclu­si­ve­ment comp­table. Mais, le terme de « vio­lence » est trom­peur comme le sou­ligne Ivan du Roy : « Il évoque le déclen­che­ment d’un coup : une vio­lence vient sou­dain bri­ser le temps ordi­naire. Or, la vio­lence sys­té­mique du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral est à ce point pré­sente dans les normes et les lois, les incons­cients ou les cour­toi­sies de façade, qu’elle en devient ordi­naire, struc­tu­relle : le stress, la dépres­sion, la haine de soi, la riva­li­té, la ten­sion sociale, la pol­lu­tion et la des­truc­tion de la vie. »

Ces formes de vio­lence ne laissent ni sang ni trace mais elles impriment quo­ti­dien­ne­ment leur sillon comme la pluie pro­voque l’érosion. Cette vio­lence insi­dieuse entraîne indu­bi­ta­ble­ment une forme de contre-vio­lence : le har­cè­le­ment moral au tra­vail, la « mise au pla­card », le pla­fond de verre, l’inégalité des rému­né­ra­tions entre hommes et femmes pour un tra­vail égal, la flexi­bi­li­té, l’exigence de ren­de­ment maxi­mal, et autres… sont autant de fac­teurs de stress et de mal être qui pèsent sur les tra­vailleurs et les tra­vailleuses. Cette vio­lence par­fois dif­fuse, sans nom ou sans visage : com­ment s’en pré­ser­ver ? Com­ment y réagir selon les prin­cipes de la légi­time défense ou de la réponse proportionnée ?

D’une manière plus géné­rale, la glo­ba­li­sa­tion, la crise éco­no­mique, les sys­tèmes éco­no­miques et de pro­duc­tions orien­tés vers la maxi­mi­sa­tion des pro­fits au mépris de celui ou celle qui concourt à les réa­li­ser, sont autant de zones d’incertitudes, de sources de vio­lences et de pres­sion sur le tra­vailleur ou la travailleuse.

Violences politiques, non-violence et conflits sociaux

Indé­pen­dam­ment de cela, Franck Lepage sou­ligne de manière fleu­rie que « s’il n’y avait que des Gilets jaunes sur des ronds-points, le pou­voir les lais­se­rait se peler le cul indé­fi­ni­ment » et se demande de quelle manière les « actes » et échauf­fou­rées sur les Champs-Ély­sées par­ti­cipent au mou­ve­ment et ont pu le renforcer.

Par ailleurs, Lepage pointe éga­le­ment le fait qu’il ne dis­pose d’aucun exemple de droits sociaux conquis sans vio­lence. Il semble peu pro­bable en effet qu’un beau matin, le patron de la FEB se lève et se dise : « Tiens, aujourd’hui, je vais octroyer une hausse des salaires de 10% ».

Dans son livre Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État2 Peter Gel­der­loos, acti­viste anar­chiste états-unien pose jus­te­ment la ques­tion de savoir si la non-vio­lence ne ren­dait pas les mou­ve­ments sociaux inef­fi­caces. Sa réflexion plonge ses racines dans l’histoire de la lutte des classes amé­ri­caine. Il se réfère volon­tiers aux IWW (un syn­di­cat dont les ini­tiales signi­fient Inter­na­tio­nal Wor­kers of the World, les Wob­blies), au com­bat des Amé­rin­diens pour leurs droits, et aus­si aux luttes des afro-amé­ri­cains pour leur éman­ci­pa­tion. Tout comme d’autres auteurs déjà cités, il consi­dère en effet que pour chan­ger un sys­tème basé sur la coer­ci­tion et la vio­lence (une réfé­rence à la défi­ni­tion de l’Etat par Max Weber comme étant le déten­teur du mono­pole de la vio­lence légi­time), si le mou­ve­ment qui s’y oppose ne repré­sente pas une menace, rien ne chan­ge­ra et les appels à la conscience seront tout aus­si inef­fi­caces. Puisque la seule pré­oc­cu­pa­tion de l’Etat est d’assurer sa sur­vie, la seule influence pos­sible revient à mena­cer son exis­tence selon Gelderloos.

Sans plai­der ouver­te­ment en faveur de la vio­lence, Peter Gel­der­loos dénonce l’intolérance de la non-vio­lence et pré­co­nise et reven­dique une diver­si­té des degrés de vio­lence face à l’adversaire : ain­si comme dans les Alter­sum­mit, les participant·es à une action pour­raient choi­sir déli­bé­ré­ment jusqu’où ils sont prêts à aller.

Autodéfense contre les violences systémiques

De manière polé­mique, Peter Gel­der­loos dénonce assez vigou­reu­se­ment la pos­ture into­lé­rante de la non-vio­lence : celle-ci serait inef­fi­cace, raciste et patriar­cale. Déve­lop­pons. Elle est tout d’abord une pos­ture de pri­vi­lé­gié : il est assez aisé d’être paci­fiste quand on n’est pas confron­té quo­ti­dien­ne­ment à la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle et sym­bo­lique de l’État et de ses représentants.
Ensuite, elle assure le mono­pole de la vio­lence à l’État et elle aide ce der­nier en lui per­met­tant de don­ner l’impression qu’il admet une cri­tique (sur­tout si cette der­nière est inof­fen­sive). Pour Gel­der­loos, « les prin­ci­paux types de stra­té­gies non vio­lentes sont autant d’impasses sur le long terme : les stra­té­gies mora­listes3 ne com­prennent pas la façon dont l’Etat exerce son contrôle, l’approche lob­byiste4 gas­pille des res­sources en essayant de faire pres­sion sur un gou­ver­ne­ment afin que ce der­nier agisse contre ses propres inté­rêts. Les stra­té­gies cen­trées sur la construc­tion d’alternatives ignorent la capa­ci­té de l’État à répri­mer les pro­jets radi­caux et le talent du capi­ta­lisme à absor­ber et à cor­rompre les socié­tés auto­nomes. Les stra­té­gies de déso­béis­sance géné­ra­li­sée ouvrent la voie vers la révo­lu­tion mais privent le mou­ve­ment popu­laire des tac­tiques néces­saires pour obte­nir le contrôle de l’économie, redis­tri­buer les richesses et détruire l’appareil de répres­sion éta­tique. »5

En for­çant conti­nuel­le­ment les acti­vistes à reje­ter toute forme de vio­lence, les repré­sen­tants de l’État contraignent ces der­niers à s’efforcer d’avoir l’air inno­cents et à ne plus par­ler de ce qui est en jeu. Ceci rap­pelle d’ailleurs la ritour­nelle obli­ga­toire des médias domi­nants inci­tant chaque fois les ténors syn­di­caux à condam­ner la violence.

Et, évi­dem­ment, à par­tir du moment où on éta­blit « les stra­té­gies poli­tiques radi­cales selon la pré­fé­rence de l’opinion publique, les méthodes les plus modé­rées finissent par res­sem­bler à la socié­té qu’on cherche jus­te­ment à trans­for­mer » sui­vant les mots de Mark Bray6.

Pour Peter Gel­der­loos, les grandes avan­cées non vio­lentes (mais qu’entendre aus­si par non-vio­lence, ce concept n’est-il pas aus­si flou que celui de vio­lence ?), sou­vent pré­sen­tées sous la hou­lette du Mahat­ma Gand­hi ou de Mar­tin Luther King, n’ont pu être engran­gées que parce que des mou­ve­ments plus vio­lents mena­çaient à la lisière. Une pos­ture somme toute ren­due pos­sible par l’aiguillon exer­cé par d’autres atti­tudes plus virulentes.

C’est pour­quoi nous devrions « tra­vailler à accroître la radi­ca­li­té mili­tante, ensei­gner par l’exemple et aug­men­ter le niveau de radi­ca­li­té accep­table (au moins chez les franges de la popu­la­tion qui sont sus­cep­tibles de nous sou­te­nir) »7 face à un État qui, trop sou­cieux de pré­ve­nir les risques inhé­rents à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, n’a eu de cesse d’en limi­ter la portée.

Tout comme Fran­çois Cus­set, Fran­cis Dupuis-Déri ou encore James C. Scott et Elsa Dor­lin8, Peter Gel­der­loos fait par­tie de ces auteur·es qui s’inscrivent dans cette actua­li­té lit­té­raire invi­tant à réha­bi­li­ter une auto­dé­fense poli­tique sur le mode de l’énergique et de l’implacable. Et, en effet, face à un sys­tème capi­ta­lisme accu­lé dans ses der­niers retran­che­ments et qui, comme la séquence fran­çaise semble l’indiquer, ne recu­le­ra devant rien en terme d’oppression (rap­pe­lons que c’est tou­jours l’oppresseur, non l’opprimé, qui déter­mine la forme de la lutte), il semble à tout le moins judi­cieux de mon­trer les capa­ci­tés d’autodéfense des dominé·es et d’ouvrir ain­si ce débat, angle mort de la réflexion à gauche.

  1. Fran­çois Cus­set, Le déchaî­ne­ment du monde, logique nou­velles de la vio­lence, La Décou­verte, 2018.
  2. Peter Gel­der­loos, Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État, essai sur l’inefficacité des mou­ve­ments sociaux, Edi­tions Libre, 2018.
  3. Par « stra­té­gie mora­liste », l’auteur désigne la pos­ture adop­tée par les paci­fistes selon laquelle ils ont des valeurs morales supé­rieures à celles de leurs adversaires.
  4. La « stra­té­gie lob­byiste » est celle qui essaie d’influencer le pro­ces­sus déci­sion­nel par le plaidoyer.
  5. Op.cit., p.157.
  6. Mark Bray, L’antifascisme, son pas­sé, son pré­sent, son ave­nir, Lux, 2018, p.274.
  7. Peter Gel­der­loos, op. cit., p. 204.
  8. Elsa Dor­lin, Se défendre, Une phi­lo­so­phie de la vio­lence, Zones, 2017.

Un commentaire

  • Serge Smal

    Super article !

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