Voyage en Amazonie

Illustration : Fanny Dreyer

On oublie sou­vent que der­rière tout écran, il y a un humain. Ama­zon est un cata­logue en ligne qui est deve­nu le site de vente par cor­res­pon­dance en ligne n°1 de livres. Il dégage d’important béné­fices notam­ment grâce à son « opti­mi­sa­tion fis­cale » et aux pénibles condi­tions de tra­vail qu’ils imposent à ses ouvriers manu­ten­tion­naires. Sou­hai­tant enquê­ter sur ce der­nier point, Jean-Bap­tiste Malet, jeune jour­na­liste fran­çais, s’est fait embau­ché pen­dant plu­sieurs mois au sein d’un centre d’acheminement d’Amazon. Il en décrit le fonc­tion­ne­ment dans son livre-enquête « En Amazonie ».

Dans votre enquête en infiltration au sein d’un centre logistique vous avez particulièrement rendu compte des conditions de travail chez Amazon. Quels sont vos constats ?

Pour beau­coup, Ama­zon est quelque chose de très vir­tuel. Or, même avec l’é­co­no­mie numé­rique, le tra­vail est tou­jours pré­sent. Je vou­lais mon­trer que les poten­tia­li­tés d’in­ter­net ont bou­le­ver­sé le monde du tra­vail sur ce sec­teur. Ama­zon, c’est une révo­lu­tion dans le monde indus­triel. Les entre­pôts logis­tiques sont régis par une orga­ni­sa­tion du tra­vail très pré­cise qui n’est pas sim­ple­ment celle du tay­lo­risme ou du for­disme. Elle inclut toutes les poten­tia­li­tés d’In­ter­net et four­nit des outils de contrôle de pro­duc­ti­vi­té par­fai­te­ment inédits.

Cha­cun a sa propre image d’in­ter­net. Je ne veux pas tenir un dis­cours moral, sim­ple­ment rap­pe­ler des faits et décrire ce qui se passe dans une usine logis­tique. Les tra­vailleurs chez Ama­zon, loin, très loin des pro­grès du 21e siècle, ont des condi­tions de tra­vail qui sont dignes du 19e siècle. Que ce soit en ce qui concerne les condi­tions de tra­vail des inté­ri­maires, que ce soit dans les cadences qui sont impo­sées, dans les contrôles de pro­duc­ti­vi­té, dans les fouilles au corps qui sont réa­li­sées chaque fois qu’un tra­vailleur fran­chit les por­tiques. Les exemples foi­sonnent dans mon livre et tendent tous à mon­trer qu’A­ma­zon, en ce qui concerne le res­pect des droits sociaux, est une entre­prise qui n’est pas pro­gres­siste mais par­fai­te­ment réactionnaire.

En quoi ces conditions et pratiques sont-elles spécifiques à Amazon ? Ne se retrouvent-elles pas plus généralement dans la grande distribution ?

Mon livre décrit dans le détail toutes les pra­tiques spé­ci­fiques à Ama­zon. Des pra­tiques extrê­me­ment vio­lentes dis­tinguent cette entre­prise d’autres entre­prises de la grande dis­tri­bu­tion ou de la logis­tique. Mes exemples sont foi­son­nants. Je pense notam­ment au contrôle per­ma­nent de la pro­duc­ti­vi­té des ouvriers par des outils infor­ma­tiques de pointes qui géo­lo­ca­lisent le travailleur.

La devise omniprésente d’Amazon est « Work hard, have fun, make history » : n’est-ce pas problématique d’inviter ses employés à s’amuser en travaillant alors que les conditions de travail que vous décrivez sont des plus oppressantes (flicage continu, méfiance, lutte contre les syndicats, secret etc.) ?

Oui. « Work hard, have fun, make his­to­ry » dit le slo­gan d’A­ma­zon pla­car­dé dans toutes ses usines logis­tiques. Outre les lip­dubs, les soi­rées bow­ling, les chasses aux œufs à Pâques sur le par­king et autres évé­ne­ments pater­na­listes que savent orga­ni­ser de nom­breuses entre­prises états-uniennes pour géné­rer une cohé­sion de la masse sala­riale, et bien que cer­taines de ces tech­niques d’ac­tions psy­cho­lo­giques existent par­fois dans d’autres entre­prises, Ama­zon cultive sa dif­fé­rence. D’a­bord, en mêlant le « fun » de façade à une orga­ni­sa­tion mar­tiale dans ses entre­pôts où chaque tra­vailleur est épié, sur­veillé, éven­tuel­le­ment dénon­cé, sui­vi à la trace par son outil de tra­vail. Ama­zon, avec le « have fun » essaie d’organiser la vie des tra­vailleurs durant le tra­vail et en dehors du tra­vail. C’est une vraie stra­té­gie de conquête des cœurs et des esprits. C’est un rap­port très idéo­lo­gique au tra­vail que je décris dans mon livre.

Peut-on dire qu’Amazon exerce une concurrence déloyale aux libraires ?

La force d’A­ma­zon, vis-à-vis du com­merce de proxi­mi­té, c’est d’a­voir des coûts de sto­ckage et de dis­tri­bu­tion beau­coup plus faibles. Un entre­pôt logis­tique en zone péri­ur­baine, c’est un loyer qui est beau­coup plus faible que celui d’un com­merce de proxi­mi­té. Après, il est incon­tes­table que ce qui fait l’ef­fi­ca­ci­té d’A­ma­zon, c’est son infra­struc­ture infor­ma­tique, qui per­met l’ex­pé­di­tion de colis au plus vite une fois la com­mande pas­sée car tout est flui­di­fié par le réseau. Cette infra­struc­ture per­met un contrôle total de tout ce qui se passe dans les entre­pôts, y com­pris au niveau des tra­vailleurs. Par ailleurs Ama­zon n’a pas besoin de machines com­plexes comme l’au­to­mo­bile : en réa­li­té, Ama­zon ce sont de grands entre­pôts avec des éta­gères métal­liques, quelques ordi­na­teurs et des bornes Wi-Fi. La machine la plus com­plexe étant l’être humain qui, grâce au levier infor­ma­tique, peut géné­rer des richesses incroyables. La mul­ti­na­tio­nale réa­lise éga­le­ment des éco­no­mies sur les poin­teuses, pla­cées non pas à l’en­trée de l’en­tre­pôt mais à trois minutes de marche de celui-ci, sur le recours outran­cier à l’in­té­rim et sur son éva­sion fis­cale. Il faut savoir qu’A­ma­zon doit 198 mil­lions d’euros au fisc français.

Vous semble-t-il justifié que les pouvoirs publics donnent des millions d’euros de subvention à Amazon afin que cette entreprise choisisse d’installer un centre logistique dans leurs régions ?

Non, les pou­voirs publics ne doivent pas don­ner de l’argent à une mul­ti­na­tio­nale cotée à Wall Street qui n’a pas besoin de cet argent. D’autant que cet argent contri­bue à détruire des emplois dans le com­merce de proximité.Justement, Ama­zon crée-t-il de l’emploi ou en détruit-il ?

Ama­zon détruit plus d’emplois qu’Amazon en crée. Le Syn­di­cat de la librai­rie fran­çaise a mesu­ré que, à chiffre d’affaires égal, une librai­rie de quar­tier génère dix-huit fois plus d’emplois que la vente en ligne. Pour la seule année 2012, l’Association des libraires amé­ri­cains (Ame­ri­can Book­sel­lers Asso­cia­tion, ABA) éva­lue à 42.000 le nombre d’emplois anéan­tis par Ama­zon dans le sec­teur : 10 mil­lions de dol­lars de chiffre d’affaires pour la mul­ti­na­tio­nale repré­sen­te­raient 33 sup­pres­sions d’emplois dans la librai­rie de proximité.

En Amazonie, Fayard, 2013

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