Yvan Mayeur

Donner à tous les codes de la culture

Photo : Fabienne Denoncin (Exposition « Regard au-delà de l'horizon »)

Yvan Mayeur, Dépu­té fédé­ral et Pré­sident du CPAS de Bruxelles-Ville, mène depuis plus de 15 ans un com­bat au quo­ti­dien contre la pau­vre­té et l’exclusion sociale. Il a démul­ti­plié les pro­jets en matière d’emploi, de for­ma­tion, de loge­ment pour per­mettre aux dému­nis de sa com­mune d’accéder à un peu plus de digni­té. Ren­contre avec cet acteur impor­tant de la lutte contre la misère sous l’angle de la culture.

Le CPAS, un centre d’action sociale, peut-il aussi être un vecteur de culture pour les gens les plus défavorisés ?

Le CPAS doit mener une poli­tique cultu­relle parce que le pro­blème de la pau­vre­té n’est pas seule­ment un pro­blème finan­cier, d’infrastructures, d’accès de loge­ment et de soins. Tout cela est fon­da­men­tal mais la qua­li­té de la vie a aus­si besoin d’un sup­plé­ment d’« âme » que la culture doit apporter.

Au début, on a d’abord réflé­chi en se disant il fal­lait per­mettre aux gens d’accéder à la culture. On est tou­jours dans la logique de l’accès au loge­ment, aux soins, à la culture. Et donc, on s’est posé la ques­tion de la gra­tui­té. On s’est ren­du compte que le pro­blème n’est pas tant la gra­tui­té que le déca­lage cultu­rel, le fait d’avoir une popu­la­tion pauvre dont les codes ne sont pas ceux de la culture. Et on a consta­té qu’il ne suf­fi­sait pas de dire aux gens : vous pou­vez main­te­nant aller au théâtre presque gra­tui­te­ment avec « Article 27 », vous pou­vez aller au théâtre pour 1,25 €. Bien enten­du, il y a des gens qui y vont. Mais on s’est ren­du compte qu’il y en a aus­si beau­coup qui n’y allaient pas. Et ce, pas à cause des 1,25 €, mais parce que le théâtre n’était pas un lieu pour eux, parce qu’il posait des pro­blèmes très concrets : com­ment faut-il s’habiller ? Com­ment est-ce que l’on y va ? Com­ment réagit-on dans le théâtre ? On a très vite ima­gi­né la for­mule des ambas­sa­deurs culturels.

Qu’est-ce qu’un ambassadeur culturel ?

Pour per­mettre aux gens d’accéder réel­le­ment à la culture, pour pal­lier les autres obs­tacles que sim­ple­ment l’aspect finan­cier, on a deman­dé à des ambas­sa­deurs cultu­rels d’aller vers les per­sonnes, de leur don­ner les codes. Par exemple : « On s’habille comme on veut pour aller au théâtre », etc.

Je me suis ren­du compte à ce moment-là — je suis Pré­sident du Théâtre Varia et du Théâtre des Tan­neurs qui se veulent d’avant-garde et pro­gres­sistes — que le théâtre relève quand même de la culture bour­geoise inac­ces­sible non pas pour des rai­sons finan­cières, mais pour des rai­sons de bar­rières culturelles.

Ces ambassadeurs culturels ont-ils aussi une action pédagogique d’accompagnement ? Expliquent-ils, par exemple, le thème de la pièce, les personnages avant que les gens puissent y aller ?

C’est exac­te­ment cela. Non seule­ment il s’a­git de détendre les per­sonnes par rap­port au lieu et de leur dire que le lieu est aus­si fait pour eux, les accom­pa­gner dans ce lieu, mais il s’a­git aus­si de les pré­pa­rer à ce qu’ils vont voir. On a même été jusqu’à pré­pa­rer des gens à appré­cier un opé­ra en déco­dant l’œuvre préa­la­ble­ment, en expli­quant ce qui allait se pas­ser, à quoi il fal­lait être attentif.

Le rôle des ambas­sa­deurs cultu­rels ne se limite pas seule­ment à celui d’être un guide, il y a aus­si une dimen­sion péda­go­gique qui est évi­dem­ment fon­da­men­tale dans leur action.

Bernard Focroulle a fait exactement la même chose lorsqu’il était Directeur de l’Opéra Royal de la Monnaie. Aujourd’hui, il l’a reproduit au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Est-ce que le CPAS de Bruxelles met en œuvre avec la Monnaie, un travail récurrent, permanent, une collaboration renforcée ?

On a com­men­cé avec Ber­nard Focroulle et on conti­nue main­te­nant avec la nou­velle direc­tion. Un autre tra­vail mis en place consiste à faire aller des gens de la Mon­naie dans une des mai­sons de repos à Pache­co. Ils viennent faire des exer­cices lyriques avec des rési­dents, ce qui a un double avantage.

D’une part, cela pro­duit un exer­cice pul­mo­naire pour les gens. Il faut apprendre à res­pi­rer, à expi­rer, à chan­ter au bon moment et à jouer avec ces capa­ci­tés pulmonaires.

D’autre part, c’est impor­tant du point de vue de la mémoire parce que les gens sont entrai­nés à rete­nir des strophes, des phrases qu’ils doivent chan­ter. Pour des per­sonnes âgées comme à l’Institut Pache­co, c’est très impor­tant de pro­mou­voir cet exercice-là.

Y a‑t-il un travail concernant la lecture avec les bibliothèques de la ville de Bruxelles ?

Non. Ce que l’on a fait, c’est d’abord réflé­chir à la consom­ma­tion cultu­relle, à l’accessibilité à la culture. Ensuite, on a essayé de faire un tra­vail de par­ti­ci­pa­tion cultu­relle et notam­ment avec le Théâtre des Tan­neurs. Tous les ans, il y a un spec­tacle réa­li­sé avec comme acteurs, comme concep­teurs du spec­tacle, les gens du quar­tier. Le Théâtre des Tan­neurs l’a par exemple fait avec le Bal des Marolles. Il s’agissait de deman­der aux gens du quar­tier des Marolles de racon­ter leur his­toire, leur vie. Puis on a deman­dé à un met­teur en scène et à un scé­no­graphe de rédi­ger ces récits et d’en faire une pièce. Ensuite, on a deman­dé aux gens de la jouer, de jouer leur vie sur scène devant d’autres. Ce qui était for­mi­dable, c’est l’histoire de Marolles racon­tée par les Marol­liens et jouée par des Marol­liens. Avec cette diver­si­té, des jeunes, des vieux, des anciens Belges, des nou­veaux Belges, un mélange savou­reux qui cor­res­pond bien aux Marolles.

Est-ce qu’il existe une démarche particulière pour rapprocher le milieu de l’épanouissement culturel et les gens de conditions modestes ?

La culture, si on nous en donne les moyens, est le meilleur outil pour rompre l’isolement. Or ce à quoi conduit l’extrême pau­vre­té qui se répand de plus en plus chez nous, c’est à cet isolement.

Les gens sont tous seuls chez eux avec comme inter­lo­cu­teur la télé­vi­sion qui leur parle, mais eux ne répondent pas évi­dem­ment. Et donc, on est dans cette scène absurde où les gens res­tent chez eux avec un flot de sons et d’images conti­nus qu’ils ingur­gitent mais eux ne sont plus que pas­sifs. Il faut vrai­ment sor­tir de cette logique, per­mettre aux gens de sor­tir de chez eux, de ren­con­trer d’autres per­sonnes, de ne plus avoir peur et donc de sor­tir de l’isolement. La seule solu­tion pour sor­tir de l’isolement, c’est par le biais cultu­rel mais il faut consa­crer plus de moyens pour cette politique.

Est-ce que l’on pourrait imaginer, par exemple, qu’il y ait un jour un orchestre composé de gens bénéficiaires du CPAS ?

Oui et non. Oui, il y a évi­dem­ment beau­coup d’artistes qui sont à charge du CPAS parce qu’ils n’ont pas de débou­chés alors qu’ils ont une for­ma­tion artis­tique. Dès lors que l’on peut don­ner aux gens par exemple la capa­ci­té de pro­duire un orchestre puisqu’on a des musi­ciens de dif­fé­rents ins­tru­ments, on pour­rait faire un orchestre. C’est un vrai boulot.

Il faut don­ner un bou­lot et décré­ter que cet orchestre est un vrai tra­vail parce que cela doit l’être. Il ne faut pas que la pro­duc­tion artis­tique ou la pro­duc­tion cultu­relle soit can­ton­née dans le domaine de l’aide sociale. Cela ne va pas.

Il faut accep­ter que l’art soit un métier pro­fes­sion­nel. Les gens qui l’exercent doivent donc être rému­né­rés comme le chauf­feur de tram ou le banquier.

Il faut donc un vrai statut de l’artiste ?

Il faut un vrai sta­tut de l’artiste et à côté de cela, il faut sur­tout accep­ter de sou­te­nir la créa­tion artis­tique. Il ne suf­fit pas de don­ner un sta­tut d’artiste. C’est insuffisant.

Il faut aus­si per­mettre que des artistes puissent se pro­duire. Il faut donc aus­si sou­te­nir la création.

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