En avril, la capitale britannique a été le théâtre d’actions de désobéissance civile de masse menées au nom de la planète. Pendant dix jours, les activistes d’Extinction Rebellion UK ont occupé quatre lieux emblématiques de Londres malgré les nombreuses arrestations, faisant naitre des vocations par milliers et propulsant l’urgence climatique à la Une des conversations, de l’actualité et même de l’agenda politique. Leur force ? Un message clair et un nombre étonnant de citoyen·es prêts à être privés de liberté pour perturber le « business as usual » et secouer les consciences face au réchauffement climatique et à la sixième extinction de masse des espèces. Du jamais-vu au Royaume-Uni. Rencontre avec quelques-uns de ces héros ordinaires.
Oxford Circus, lundi 15 avril, 12h30. Un bateau rose bonbon bloque le carrefour au croisement d’Oxford Street et de Regent Street, sur la célèbre avenue commerciale londonienne. À quinze mètres de là, quelques agents de police signalent discrètement la manifestation. Autour du bateau – nommé « Berta Cáceres » en hommage à la militante écologiste hondurienne assassinée en 2016 – l’ambiance est chaleureuse et décontractée. La « semaine internationale de rébellion » a moins d’une heure et les activistes prennent possession de l’espace public dans l’improvisation et la bonne humeur. Ils sont déjà plus d’une centaine. Meghan, 26 ans, porte un drapeau floqué d’un sablier, symbole du mouvement et du temps qui presse : « C’est la panique qui m’amène. J’ai un enfant de deux ans et je veux sauver son avenir ».
Kate, 58 ans se tient fièrement derrière la bannière de son groupe de Kington, près du Pays de Galles. Elle a fait le voyage avec une quinzaine d’autres néo-activistes : « Nous sommes ce qu’on appelle un groupe d’affinité. C’est un groupe local avec qui on mène des actions. Nous faisons partie de l’équipe de nuit. Notre rôle est de tenir Oxford Circus de 1h à 7h du matin. Certains d’entre nous, moi y compris, sont prêts à être arrêtés ». C’est sa première expérience du genre et la perspective d’être embarquée par la police l’inquiète, mais sa propre sécurité l’importe désormais moins que l’avenir de la planète : « En octobre, j’ai vu l’intervention de Gail Bradbrook [la Co-fondatrice d’Extinction Rebellion] et j’ai eu une révélation. Soudain, je pouvais voir clairement vers quoi nous nous dirigions, ce qui pourrait arriver à l’environnement… et à nous tous. Et c’est absolument terrifiant. J’ai préféré l’action au désespoir. Je me suis dit : « Si ce n’est pas moi, qui d’autre ? » ».
À quelques stations de métro de là, Waterloo Bridge, un pont routier qui surplombe la Tamise, est tenu par les « rebelles » du Sud-Ouest. À l’une des extrémités, je rencontre John. Bandeau à la Rambo sur la tête, il bloque le trafic en compagnie d’une trentaine de camarades. Autrefois militant antifasciste, John est aujourd’hui membre du Green Party : « Je suis ici parce que j’ai peur pour mes petits-enfants. Malgré ce que pensent les sceptiques, le changement climatique est une réalité, il y a énormément de preuves. Nous voulons que les gens se réveillent car si nous ne faisons rien, le genre humain et tout ce qui vit sur cette planète cesseront d’exister. Alors tous ces automobilistes qui se plaignent, j’ai envie de leur dire : « Coupez votre moteur et pensez à ce qui arrivera si le changement climatique nous frappe, ici. Les conséquences seront beaucoup plus graves ! » ».
« Pour sauver la planète, c’est par ici ! »
Au centre du pont, transformé en jardin, tous les ingrédients d’une Z.A.D. sont réunis : cuisine collective, tentes Quechua, drapeaux multicolores, camion-scène alimenté à l’énergie solaire, plantes vertes, ainsi qu’un programme alléchant de prises de paroles et de formations à l’action directe non violente pour les nouvelles recrues. Le tarmac est recouvert de slogans, une chorale contestataire pousse la chansonnette, des enfants jouent à s’attraper. C’est l’heure du pique-nique. Je tombe sur Judy, 64 ans. Elle est ici pour quatre jours : « C’est la première fois que je me sens suffisamment puissante pour m’engager. Je ne serais pas là si je ne pensais pas que l’action directe peut faire une différence ». Le mouvement mise sur la désobéissance civile pratiquée à large échelle pour forcer les élus à réagir. Contre le greenwashing ambiant, leur première demande est qu’on « dise la vérité » : « Les gouvernements du monde, les capitalistes, nous font croire que le changement climatique est une invention ou qu’il ne nous affectera pas. Nous devons les amener à déclarer un état d’urgence, pour que tout le monde réalise que nous sommes face à une crise et que nous devons agir maintenant. Ici au Royaume-Uni, il y a beaucoup de discours, mais très peu d’action ».
Lundi 15 avril, 18h. Je passe à Marble Arch, quartier général de la rébellion. Hyde Park et son célèbre Speakers” Corner ont des allures de festival d’été avec camping improvisé, toilettes sèches, ateliers créatifs, performances musicales et artistiques. Au stand d’information et d’enrôlement, Oliver, 28 ans, revient sur l’organisation de cette folle semaine : « Nous sommes un mouvement non-hiérarchique. Il y a une sorte de bureau central qui a élaboré le plan d’action, mais ensuite, l’organisation a été dispatchée à différents groupes ». Il s’arrête pour renseigner trois étudiantes curieuses. « Je pense que nous avons déjà réussi à sensibiliser une partie du public, et c’est super. Mais ça ne marche pas encore au niveau du gouvernement. Les citoyens sont plutôt conscients qu’ils devraient arrêter d’utiliser du plastique, qu’ils ne devraient pas manger de la viande tout le temps, etc. Le gros problème, c’est que les grosses entreprises continuent à exploiter les énergies fossiles et que les gouvernements ne les stoppent pas. Il faut qu’eux aussi s’engagent ». En termes d’énergies fossiles, le mouvement demande la neutralité carbone à l’horizon 2025 (c’est-à-dire un « état d’équilibre à atteindre entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par l’homme ou de son fait », selon Wikipédia).
Parliament Square, 23h. Face à Westminster, siège du Parlement britannique, une poignée d’activistes tente de tenir ses positions sous le crachin anglais. Plus tôt dans la journée, ce lieu hautement symbolique s’est transformé en espace d’expérimentation pour la démocratie directe, matérialisant la troisième demande du mouvement : dépasser la politique partisane et associer les citoyens aux solutions à trouver face à l’urgence climatique. Mais ce soir, ils semblent seuls, vulnérables, à la merci du vent et des regards réprobateurs. En rentrant à l’auberge de jeunesse, je fais un crochet par Oxford Street. Il est 1h du matin. Des activistes s’apprêtent à dormir autour du bateau, accrochés les uns aux autres. Parmi eux, une dame de passé 70 ans, à qui l’on donne une couverture. Elle est couchée sur un matelas de fortune. Je me dis qu’ils ne tiendront pas la nuit… Mais j’ai tort. Le lendemain, je découvre sur Facebook le post triomphant d’Extinction Rebellion qui félicite les rebelles pour leur première nuit d’occupation. L’appel aux renforts a été bien suivi. Ce n’est que le début.
Ami, si tu tombes…
Waterloo Bridge, mercredi 17 avril, 14h. Troisième jour de rébellion. En contrebas, les touristes profitent du soleil sur la Rive Sud de la Tamise. Sur le pont, la police procède à des arrestations. La cordialité entre activistes et forces de l’ordre est presque surréaliste. Chaque rebelle embarqué est applaudi par la foule comme un héros, tandis qu’un autre prend aussitôt sa place. Martin, 61 ans, raconte : « Lundi, à midi, on m’a emmené au poste de police de Barking, dans la banlieue de Londres. Il y avait 30 cellules, toutes remplies. Les policiers s’attendaient à moins d’arrestations. Ils étaient en sous-capacité. Du coup, après 7 heures d’emprisonnement, ils m’ont libéré. Je suis revenu directement ici et j’ai prévenu les policiers que les autres feraient la même chose. Ils ont été surpris. Ils voudraient qu’on disparaisse, mais ça n’arrivera pas ».
Martin a raison. Ce n’est qu’après 7 jours que les rebelles ont fini par quitter un à un les lieux occupés. Suite aux arrestations devenues massives ou pour faire un break stratégique, le temps de rencontrer les autorités ? Ce n’est pas clair. Parmi les rebelles, j’ai vu un niveau élevé de conscience politique, une identité collective très forte et compte tenu de la nature des actions, un nombre surprenant de pensionnés et de novices en matière de protestation. Cette détermination est probablement leur plus grande force. Plus de 1000 personnes arrêtées en 10 jours, des dizaines de mains collées à la glu sur des transports en commun, des façades d’entreprises polluantes ou encore la maison de Jeremy Corbyn, leader du Parti travailliste… Les actions spectaculaires d’Extinction Rebellion ont permis d’imposer l’urgence climatique dans le débat public, comme Occupy Wall Street l’avait fait pour les inégalités.
En six mois seulement, le mouvement a largement dépassé les frontières du Royaume-Uni, et il ne se passe pas une semaine sans qu’une action ne soit menée en son nom, y compris chez nous [Voir encadré]. Die-in [les participants s’allongent et simulent la mort], funérailles du climat, déversement de faux-sang : Extinction Rebellion continue de nous alerter sur la destruction des écosystèmes et l’effondrement à venir. Avec un premier succès : le Parlement britannique, suivi de son voisin irlandais, viennent de déclarer l’état d’urgence climatique, tout comme la commune de Koekelberg. Reste à joindre les actes aux paroles… Et les rebelles ne seront pas dupes.
Les photos qui suivent ont été prises par Émilie Jacquy à Londres entre le 15 et le 17 avril 2019 durant la « Semaine de rébellion internationale ».