Entretien avec Hélène L’Heuillet

« On joue les générations les unes contre les autres »

Illustration : Coline Sauvand

Psy­cha­na­lyste et phi­lo­sophe du poli­tique, mai­tresse de confé­rence à Sor­bonne-Uni­ver­si­té, Hélène L’Heuillet étu­die notam­ment notre rap­port au temps sou­mis aux impé­ra­tifs capi­ta­listes dans son der­nier livre « Eloge du retard ». Nous l’avons ques­tion­née sur les dis­cours qui mobi­lisent, voire ins­tru­men­ta­lisent la notion de « géné­ra­tion » ali­men­tant une conflic­tua­li­té qui cache le plus sou­vent d’autres enjeux poli­tiques. Un phé­no­mène pré­gnant dans le cadre des débats autour des réformes néo­li­bé­rales des retraites, des mesures Covid ou de la lutte contre les chan­ge­ments climatiques.

Les discours politiques mobilisent souvent la notion de « génération », comment est-elle utilisée ?

Le pacte géné­ra­tion­nel se noue en géné­ral du haut vers le bas, de la géné­ra­tion ascen­dante à la géné­ra­tion des­cen­dante, avec ceci, que depuis des siècles, il sem­blait évident, que ceux qui sont les pre­miers dans l’histoire, c’est-à-dire les ainés, ont moins que ceux qui viennent après eux. Parce que le pro­grès géné­ral dans l’idée des Lumières fait que, for­cé­ment, on porte ses enfants vers l’avenir et on consent à avoir moins, et moins bien que ce qu’ils auront eux. On pro­met donc à ses enfants de faire tout ce qu’on pour­ra pour eux en sachant que ce qu’on leur lais­se­ra, ils l’amélioreront. Or, plu­sieurs choses font que c’est désor­mais l’inverse qui se pro­duit. La crise éco­lo­gique ou encore la crise des dettes font que pour la pre­mière fois dans l’histoire, les géné­ra­tions qui ont des enfants aujourd’hui savent que leurs enfants auront moins bien que ce qu’ils ont eu eux parce que les res­sources de la pla­nète ont été détruites, parce que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique annonce des catas­trophes et en plus de ça parce qu’il y a une dette publique qui ne fait que croitre. Il est vrai que c’est ter­rible, pour la géné­ra­tion des ainés, d’avoir ce sen­ti­ment de ne pas réus­sir à pro­té­ger les nou­velles générations.

Mais, là-des­sus s’est gref­fé un dis­cours poli­tique de culpa­bi­li­sa­tion géné­rale qui uti­lise ce ren­ver­se­ment. C’est dou­lou­reux parce qu’en fait on veut tou­jours le meilleur pour ses enfants, on veut lais­ser le monde agréable à habi­ter et alors que là, ce ne sera pas pos­sible puisque leurs condi­tions de vie seront moins bonnes. Mais, est-ce une rai­son pour culpa­bi­li­ser ? De dire en quelque sorte aux ainés « sacri­fiez-vous, sinon vous sacri­fiez la vie de vos enfants » ? Ce n’est pour­tant pas une ques­tion de choix, mais de struc­ture. Il n’y a rien de volon­taire dans ce pro­ces­sus. En fai­sant por­ter la faute sur les aînés, on prend l’effet (le ren­ver­se­ment que j’ai décrit) pour la cause. Il y a là une culpa­bi­li­té en ver­tu de laquelle le dis­cours inter­gé­né­ra­tion­nel se met à tour­ner autour du vol, autour du dom­mage cau­sé. Il mélan­co­lise les ainés, parce qu’il est mélan­co­li­sant de se dire qu’on a pro­fi­té de la vie, mais qu’on laisse aux géné­ra­tions qui viennent un monde qui sera désas­treux. Ce dis­cours a notam­ment pour consé­quence que de moins en moins de jeunes sou­haitent avoir des enfants, au pré­texte que cela va déjà suf­fi­sam­ment mal comme cela dans ce monde. Ce qui ren­voie aux ainés l’idée qu’ils ont été irres­pon­sables de les avoir eus.

Au moment du débat sur la retraite en France, gros­so modo, on a dit : vous devez accep­ter la réforme si vous êtes res­pon­sables, sinon vous allez rui­ner vos enfants et ils ne pour­ront pas prendre soin de vous. Cet usage poli­tique tout à fait avé­ré du dis­cours sur les géné­ra­tions se fait sur le registre de la conflic­tua­li­sa­tion du rap­port entre les géné­ra­tions. On joue les géné­ra­tions les unes contre les autres et ça crée un grand mal être. Car chaque géné­ra­tion a besoin d’être sou­te­nue par la pré­cé­dente. Les jeunes ont besoin d’être ras­su­rés du sou­tien de leurs parents, pour pou­voir prendre leur envol, pour pou­voir dire « non » à leurs parents, pour pou­voir éven­tuel­le­ment cla­quer la porte, etc. Mais, si, dans l’esprit public géné­ral, on monte une géné­ra­tion contre l’autre, on met vrai­ment en défaut la géné­ra­tion d’avant pour des phé­no­mènes col­lec­tifs dont nul n’est res­pon­sable indi­vi­duel­le­ment. Même si on doit pou­voir essayer de trou­ver les moyens d’agir, ce n’est pas une rai­son pour pri­ver d’appuis et de sou­tien des jeunes qui en ont pour­tant besoin. Cela n’aidera pas.

La crise politique et sanitaire liée au Covid-19 a également mobilisé l’argument du sacrifice générationnel…

Oui, les jeunes subissent une sorte d’injustice puisque ce sont pour eux que les sacri­fices en termes de mode de vie, de socia­bi­li­té, d’études, de dépla­ce­ments, sont les plus impor­tants alors que pour l’instant, ils sont les moins à risque. Le Covid a donc mis en lumière ce phé­no­mène de conflic­tua­li­sa­tion que j’évoquais et qui met en scène des géné­ra­tions qui se ren­voient sans cesse la balle : le dis­cours sur les retraites, le dis­cours éco­lo­gique, le dis­cours sur la dette, c’est la culpa­bi­li­sa­tion des ainés. Le dis­cours sur le virus, c’est au contraire la culpa­bi­li­sa­tion des jeunes. En jugeant les jeunes res­pon­sables d’un relâ­che­ment et de la pro­pa­ga­tion du Covid, on est entré dans une logique du bouc émis­saire qui accen­tue la ten­dance à la conflic­tua­li­sa­tion du rap­port générationnel.

Cette conflictualisation s’incarne-t-elle aussi dans le fameux « Ok Boomer », expression qui fleurit sur les réseaux sociaux numériques, comme pour adresser un « cause toujours papy » aux membres de génération du baby-boom supposés tenir des positions rétrogrades, surtout sur les questions climatiques ?

Si cela peut repré­sen­ter la nou­velle façon de se révol­ter, pour­quoi pas ? Après tout, on s’est tou­jours moqué de la géné­ra­tion d’avant, on cri­tique tou­jours les vieilles cloches d’avant soi… Mais ce qui me pose pro­blème, c’est que cela s’exprime de nou­veau sur ce mode du dom­mage, du vol. Un cer­tain dis­cours éco­lo­gique va d’ailleurs dans ce sens, dans le cadre d’un ima­gi­naire qui dit en somme : « voi­là, c’est de votre faute, vous vous en êtes mis plein la panse, vous avez bien pro­fi­té et nous, on se retrouve sur le car­reau. Donc, on ne vous écoute plus ». D’une part, géné­ra­li­ser à ce point-là n’a pas de sens. Mais sur­tout, cela cause une rup­ture de pacte et joue sur le registre de la frus­tra­tion. Ce qui m’inquiète, c’est la rup­ture de la chaine de trans­mis­sion puisqu’on emprunte tou­jours, par défi­ni­tion, à ceux d’avant. Bien enten­du, il ne s’agit pas de s’incliner dévo­te­ment devant eux, ni de pla­gier leur manière de vivre. Ceux qui viennent doivent réin­ven­ter et trans­for­mer le monde qu’on leur trans­met et ils ont pour cela un « non » à dire. Et ici, le « Ok boo­mer » c’est une façon de dire « non ». Mais c’est aus­si une façon de dire « tais-toi ». Ce qui me semble pro­blé­ma­tique, c’est que cela occulte la dimen­sion de la dette. On a tou­jours une dette à l’égard de la géné­ra­tion d’avant car elle nous a mis au monde. Or, cela n’apparait plus du tout comme un argu­ment rece­vable parce que les formes du don et de la trans­mis­sion n’apparaissent plus nettement.

Illus­tra­tion : Coline Sauvand

Mais sur quels fondements repose l’idée qu’il existe une dette entre les générations ?

Comme géné­ra­tion aînée, on a le devoir d’aimer le monde dans lequel on vit, pour pou­voir le trans­mettre en le don­nant, y com­pris à chan­ger. Comme dit Han­nah Arendt, il faut aimer suf­fi­sam­ment le monde pour pou­voir le trans­mettre. Si les jeunes n’aiment plus le monde, cela veut peut-être dire que la géné­ra­tion d’avant n’a pas assez aimé le monde qu’elle leur trans­met. Ils ne peuvent plus consi­dé­rer que la géné­ra­tion pré­cé­dente leur a fait un don s’ils consi­dèrent qu’elle leur a au contraire volé quelque chose. Or, ce qui est impor­tant dans le pacte géné­ra­tion­nel, c’est pré­ci­sé­ment qu’il y ait don. Les parents, ce sont des gens à qui on n’a pas besoin de rem­bour­ser ses dettes. Ils donnent de l’argent, des atouts, du temps à leurs enfants mais on ne va pas orga­ni­ser un pro­gramme de rem­bour­se­ment une fois qu’on est grand. Et au niveau col­lec­tif, c’est la même chose : c’est le don qui fait le pacte géné­ra­tion­nel. Si celui-ci est rom­pu, le monde n’est plus assez aimable et rien ne fait par prin­cipe bar­rage à la des­truc­tion. Dans ce cas-là, eh bien, on peut avoir un rap­port au monde qui est un rap­port de des­truc­tion ou de négli­gence ­ — ce qui revient exac­te­ment au même, parce que la négli­gence est une forme de des­truc­tion soft.

Est-ce que ces « guerres générationnelles » ainsi mises en scène peuvent servir à évacuer d’autres clivages politiques plus opérants en régime capitaliste ?

Oui, je trouve que c’est une hypo­thèse très inté­res­sante. Quand on n’a plus d’opposition de type poli­tique sous la main pour mettre de l’ordre dans les pen­sées poli­tiques, comme par exemple l’axe gauche-droite qui pro­cu­rait de grands repères pour cana­li­ser les oppo­si­tions, on en trouve une autre. Et effec­ti­ve­ment, ce qu’on a tous à por­tée de main, c’est la dif­fé­rence entre géné­ra­tions. Par consé­quent, on en arrive à ces bêtises essen­tia­li­santes consis­tant à dire que tous les boo­mers pensent comme ci, que toute la « géné­ra­tion Z » pense comme ça. En oppo­sant des géné­ra­tions, on empêche la recons­ti­tu­tion de pen­sées poli­tiques. Dans le cadre des réformes des retraites, on a bien vu dans cer­tains dis­cours que le cli­vage devait rem­pla­cer des points de vue sociaux, qui ne sont évi­dem­ment pas les mêmes, si on est libé­ral ou socia­liste. On peut, quel que soit notre âge, être pour une forme d’inégalité des richesses et d’enrichissement d’une classe en usant tou­jours de l’argument phi­lan­thro­pique que cela pro­fi­te­ra aux autres grâce à un hypo­thé­tique ruis­sè­le­ment. Ou au contraire, comme dans la pen­sée socia­liste, qui hérite d’une tra­di­tion mutua­liste, être en faveur d’une per­pé­tua­tion d’un sys­tème d’assurances com­munes et de retraite par répar­ti­tion qui fait qu’une géné­ra­tion prend soin de l’autre. On oppose donc des soi-disant inté­rêts de géné­ra­tion, au lieu d’opposer des modes de pen­sées poli­tiques. Évi­dem­ment, cela dépo­li­tise et bio­lo­gise le débat. Sans comp­ter que la géné­ra­tion en elle-même, c’est bien sûr une construc­tion, puisqu’en véri­té, il y a tout le temps de l’enchevêtrement, et que selon les familles, les géné­ra­tions ne se dis­tri­buent pas de la même manière dans le temps.

Illus­tra­tion : Coline Sauvand

Médiatiquement, on fait de plus en plus reposer la menée des luttes climatiques sur les épaules de la jeunesse, avec par exemple la figure de Greta Thunberg et les mouvements des grèves scolaires pour le climat. Pourquoi présenter ce mouvement pluriel et massif comme un mouvement générationnel ?

Même si je n’ai rien contre Gre­ta Thun­berg, cri­ti­quée de manière nau­séa­bonde, et le fait que les jeunes réus­sissent à se faire entendre sur ces ques­tions-là, il n’en demeure pas moins que c’est une construc­tion que de dire que c’est la jeu­nesse qui mène les luttes cli­ma­tiques. Parce que l’engagement éco­lo­gique, ses capa­ci­tés à ras­sem­bler séduisent bien au-delà de la seule jeu­nesse et concernent toutes les tranches d’âges. D’ailleurs, on observe glo­ba­le­ment un grand dépla­ce­ment de la clien­tèle clas­sique des par­tis poli­tiques, sur­tout à gauche, vers les par­tis éco­lo­giques, atti­rée tant par la sau­ve­garde de la pla­nète que par le pro­jet de socié­té qui est défendu.

Dans le cadre des luttes cli­ma­tiques, le dis­cours « jeunes » contre « vieux » me parait donc absurde. D’abord parce ce n’est pas un enga­ge­ment spé­ci­fique aux jeunes et qu’on voit aus­si beau­coup d’ainés qui se sont enga­gés en éco­lo­gie et qui sont gui­dés par l’envie de faire quelque chose pour le monde qu’ils laissent à leurs enfants. Dans le réel, on voit donc plu­tôt le pacte inter­gé­né­ra­tion­nel se renouer autour de l’écologie. Oui, le monde a été détruit, mais, on s’y met tous et on va faire en sorte que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ne s’accentue pas. Et ensuite, parce que quand on repo­li­tise la ques­tion du cli­mat, on finit par s’apercevoir que ce n’est pas une géné­ra­tion qui a détruit la pla­nète au détri­ment des autres mais que c’est bien un cer­tain sys­tème éco­no­mique qui a été suf­fi­sam­ment puis­sant pour se moquer de ce qui allait suivre ! C’est donc davan­tage un rai­son­ne­ment en termes de lutte des classes qu’il faut pri­vi­lé­gier pour expli­quer la des­truc­tion de la pla­nète qu’une oppo­si­tion des générations.

Quelles seraient les conditions pour établir ou revivifier un pacte générationnel mis à mal par des politiques néolibérales ?

Pour qu’il y ait pacte inter­gé­né­ra­tion­nel, il faut qu’il y ait pacte. Or, les valeurs néo­li­bé­rales sont tout sauf paci­fiées et paci­fiantes. Les idées de paci­fi­ca­tion, donc de pacte, ne sont pos­sibles qu’à par­tir du moment où on peut dépas­ser les cli­vages hai­neux, où l’on refuse de jouer sur une radi­ca­li­sa­tion de la conflic­tua­li­té. Le pacte inter­gé­né­ra­tion­nel n’empêche pas une conflic­tua­li­té, ni bien sûr la néces­si­té de trans­for­mer le monde. Mais, il le fait en recon­nais­sant ce qui a été lais­sé, en lais­sant la place à la dette sym­bo­lique qu’on évoquait.

Ensuite, un des moyens de réins­tau­rer un pacte, c’est bien de repo­li­ti­ser la ques­tion sociale : quand on rai­sonne en termes de lutte des classes, on dépasse le conflit inter­gé­né­ra­tion­nel. On peut espé­rer que la crise actuelle nous per­mette de mener de nou­veau une réflexion sur les grands pro­jets de socié­té, comme on l’a fait à la fin de la Seconde Guerre mon­diale, de dépas­ser le ron­ron­ne­ment de l’économie qui éva­cue ces ques­tions, de se deman­der si par exemple on attri­bue la prio­ri­té à l’hôpital et aux soins ou bien à l’entreprise et l’actionnariat, de nous repo­ser ces ques­tions, non pas pour for­ger des uto­pies, mais afin de savoir ce que nous atten­dons de la socié­té. C’est cela, une démo­cra­ties, après tout. De telles ques­tions consti­tuent le meilleur moyen de renouer des pactes géné­ra­tion­nels autour de pro­jets com­muns, qui per­mettent aus­si aux géné­ra­tions — à l’encontre de la ten­dance à n’avoir de rap­port qu’avec des gens de sa tranche d’âge —, de se mélan­ger à nouveau.

Hélène L’Heuillet, Éloge du retard, Albin Michel, 2020.

 

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