Un héritage
L’intersectionnalité prend ses origines aux États-Unis dans les milieux dits afroféministes. Kimberley Crenshaw, juriste américaine est reconnue comme l’inventrice du concept. En 1989, elle théorise l’intersectionnalité dans un article juridique qui relate plusieurs arrêts de la Justice américaine. Selon son analyse, les femmes noires subissent dans le monde professionnel une double discrimination — raciale et sexiste — qui est souvent non reconnue par les tribunaux. En effet, lorsqu’elles dénoncent être victimes d’une discrimination de genre, les juges leur rétorquent que d’autres femmes ne la subissent pas (des femmes blanches) et lorsqu’elles dénoncent subir des discriminations raciales, ces mêmes juges leur répondent que des personnes racisées (des hommes racisés) accèdent effectivement aux postes qu’elles convoitent. Dans les deux cas, elles ne parviennent pas à faire reconnaitre une double ou multiple discrimination puisque le caractère cumulatif de leur discrimination n’est pas reconnu.
Son célèbre article juridique succède à d’autres écrits moins connus, notamment les travaux d’Anna Julia Cooper, écrivaine américaine du 19e siècle qui décrit dans un ouvrage appelé A Voice from the South, la condition particulière des femmes américaines afrodescendantes dans les luttes pour les droits civiques et l’abolition de l’esclavage. À l’époque, elle critique déjà ouvertement la non-considération des conditions particulières des femmes afrodescendantes par les suffragettes américaines blanches. Comme précurseuse de l’afroféminisme ou du black feminism, elle souhaitait mettre en lumière la situation particulière des féministes afrodescendantes dans le féminisme américain.
Plus récemment, le courant intersectionnel s’est largement répandu et popularisé en Europe via la lecture et l’appropriation d’autrices américaines et via l’émergence de collectifs féministes de femmes racisées. En effet, comme les féministes afrodescendantes américaines, elles sont victimes de discriminations cumulées et peinent à faire reconnaitre leur situation au sein des courants féministes traditionnels.
Si les premières féministes intersectionnelles souhaitaient pointer leur double domination : sexiste et raciste, aujourd’hui l’intersectionnalité est revendiquée par beaucoup subissant des dominations et particulièrement des dominations croisées. À côté des discriminations de race et de genre pointées originellement par le concept, d’autres discriminations sont aujourd’hui prises en compte par l’intersectionnalité comme la classe socio-économique, le handicap ou l’âge.
Identités et systèmes de domination
L’intersectionnalité repose sur une lecture systémique des rapports de domination et des identités liées ou assignées par ces systèmes. Pour autant, l’intersectionnalité n’est pas un courant politique basé sur les identités, leur défense et leur catégorisation. Au contraire, comme l’explique Émilie Roing, docteure en Sciences politiques et fondatrice du Center for Intersectional Justice, l’intersectionnalité est un concept qui « se décentre des identités pour se recentrer sur les systèmes qui produisent ces identités »1 et par extensions des discriminations.
En effet, comme pour le genre, les identités liées à la race ou encore à la classe sociale sont des constructions sociales basées sur des normes sociales. Ces normes sont ensuite validées et figées dans des institutions : l’École, le milieu professionnel, la Justice, ou au sein de la famille… Partant de cette réalité, l’intersectionnalité s’intéresse à ces discriminations non pas à partir des identités discriminées mais à partir des systèmes qui les définissent et des institutions qui les figent.
Ces systèmes de dominations sont — sans ordre d’importance ou de hiérarchie — le capitalisme, le patriarcat et le racisme auxquels on peut ajouter des systèmes comme la grossophobie, l’âgisme (système de discrimination des jeunes ou des vieux·vieilles) ou le validisme (système de discrimination des personnes moins valides).
Une vision systémique au service de la complexité
La puissance du féminisme intersectionnel est qu’il s’intéresse non seulement aux différents systèmes de domination (cités plus haut de manière non exhaustive) mais également à ce qu’ils produisent de manière conjuguée. Car lorsque les rapports de domination se croisent, ils ne se contentent pas d’additionner les discriminations, mais ils génèrent des situations particulières qui doivent être étudiées comme telles. Cette approche multimodale et multifocale cherche non pas à cloisonner les identités mais au contraire à intégrer toutes leurs différences et particularités dans un système à la fois flexible et complexe.
Cette complexité est certes une richesse mais c’est aussi une faiblesse, car elle rend le concept polymorphe et explique qu’il a pris selon les époques et les zones géographiques des usages, des formes et des objectifs différents. Aujourd’hui très populaire, il en devient souvent galvaudé comme le souligne Alda Yancy dans Axelle : « Leur [celui des féministes afrodescendantes américaines des années 70] pratique de l’intersectionnalité n’a parfois plus grand-chose à voir avec celle qui se développe aujourd’hui en Europe francophone dans le monde militant et qui vient d’une vision édulcorée fournie par le monde académique. Cette intersectionnalité prend des accents individualistes et me donne parfois l’impression qu’on regarde nos nombrils alors qu’il y a un système à déconstruire… »
Universalisme vs. Intersectionnalisme
L’intersectionnalité est souvent l’objet de critiques vives de la part de certains courants féministes dits universalistes, et inversement. S’organisant en marge des courants féministes « blancs », les féministes intersectionnelles dénoncent leur vision de la femme centrée sur la femme blanche cisgenre nord-américaine ou européenne dont les niveaux socio-économique et académique sont relativement élevés.
Les courants féministes s’étant fortement institutionnalisés à partir des années 70 en Occident, force est de constater que la plupart des ONG et associations de terrain qui reçoivent des fonds publics se sont organisés autour d’une vision et d’une définition communes de la femme peinant parfois à intégrer d’autres rapports de domination que celui du patriarcat dans leur revendication et leur plaidoyer. Le féminisme universaliste construit ses discours partant du principe erroné que toutes les femmes sont discriminées par les mêmes systèmes de domination et, par extension, qu’une mesure adoptée pour une femme blanche issue de la classe moyenne produirait des effets sur toutes les femmes qu’importe leur âge, origine ou milieu socio-économique.
Le féminisme universaliste a longtemps occulté la situation de beaucoup de femmes dont la réalité n’est absolument pas représentée dans ce courant. De plus, jusque récemment, il a occupé l’avant-plan médiatique rendant inaudible les revendications des femmes ne se reconnaissant pas dans leur discours. Face à cette privation de parole, les féministes intersectionnelles ont développé avec succès leur propre outil de communication comme le podcast Kiffe ta race de Rokhaya Diallo et Grace Ly qui expliquent leur projet de la manière suivante : « Il n’existe pas d’espace médiatique aujourd’hui pour parler des questions raciales, du féminisme intersectionnel, sans que ce soit présenté comme un problème, comme quelque chose d’anxiogène, ou qu’on se retrouve face à des contradictions virulentes. »
Entendre, comprendre et construire ensemble
S’intéresser à l’intersectionnalité, lire, discuter et entendre les féministes qui s’en revendiquent provoque une nécessaire prise de conscience des rapports de domination dans lesquels chacun et chacune a tantôt une place de dominé·e et tantôt une place de dominant·e. Prendre conscience du fait qu’on peut être à la fois dominé·e et dominant·e c’est prendre conscience de ses propres privilèges et des mécanismes qui privent certaines femmes de l’accès à leurs droits.
Pour autant, ce constat n’est pas une fin en soi, il n’a pas pour vocation de diviser le mouvement féministe ou de renforcer le communautarisme. Entendre d’autres femmes qui subissent des discriminations raciales ou classicistes est l’étape nécessaire pour s’assurer que leur situation est prise en compte dans les discours politiques et plaidoyers afin de ne pas renforcer individuellement et collectivement par méconnaissance ou déni leurs discriminations.
Comprendre leur situation, c’est aussi reconnaitre leur légitimité et leur expertise sur leur situation de vie, sur leur histoire, sur leur culture. La plupart des femmes précarisées et/ou racisées développent des stratégies de survie incroyables au vu des privations de droits élémentaires dont elles sont victimes. Pour autant, elles ne demandent pas à être sauvées, elles demandent à être considérées pour ce qu’elles sont et à avoir la parole au même titre que les autres.
Si le concept divise, chez les féministes comme au sein de la gauche, il a le mérite de replacer les discriminations en dehors des discours identitaires, de nommer les systèmes de dominations et de militer pour l’émancipation des discriminé·es par et pour eux·elles-mêmes. Des principes finalement pas si éloignés d’un autre courant dont beaucoup d’associations et groupes militants se revendiquent et qui inspira largement le décret éducation permanente dans les années 70 : l’éducation populaire.
- Extrait de sa conférence organisée par le CBAI « Intersectionnalité, de quoi parle-t-on ? », le 4 février 2020 à Bruxelles.