Féminisme intersectionnel, le point de discorde

 Illustration : Tal Dahan

Depuis quelques semaines, d’aucun·es auront assis­té sur les réseaux sociaux et dans la sphère média­tique à quelques dis­cordes autour du cou­rant fémi­niste inter­sec­tion­nel. Reven­di­qué par certain·es et décrié par d’autres, il mérite qu’on s’y attarde pour en com­prendre les fon­de­ments, les nuances et les enjeux. Ten­ta­tive de déco­dage donc.

Un héritage

L’intersectionnalité prend ses ori­gines aux États-Unis dans les milieux dits afro­fé­mi­nistes. Kim­ber­ley Cren­shaw, juriste amé­ri­caine est recon­nue comme l’inventrice du concept. En 1989, elle théo­rise l’intersectionnalité dans un article juri­dique qui relate plu­sieurs arrêts de la Jus­tice amé­ri­caine. Selon son ana­lyse, les femmes noires subissent dans le monde pro­fes­sion­nel une double dis­cri­mi­na­tion — raciale et sexiste — qui est sou­vent non recon­nue par les tri­bu­naux. En effet, lorsqu’elles dénoncent être vic­times d’une dis­cri­mi­na­tion de genre, les juges leur rétorquent que d’autres femmes ne la subissent pas (des femmes blanches) et lorsqu’elles dénoncent subir des dis­cri­mi­na­tions raciales, ces mêmes juges leur répondent que des per­sonnes raci­sées (des hommes raci­sés) accèdent effec­ti­ve­ment aux postes qu’elles convoitent. Dans les deux cas, elles ne par­viennent pas à faire recon­naitre une double ou mul­tiple dis­cri­mi­na­tion puisque le carac­tère cumu­la­tif de leur dis­cri­mi­na­tion n’est pas reconnu.

Son célèbre article juri­dique suc­cède à d’autres écrits moins connus, notam­ment les tra­vaux d’Anna Julia Cooper, écri­vaine amé­ri­caine du 19e siècle qui décrit dans un ouvrage appe­lé A Voice from the South, la condi­tion par­ti­cu­lière des femmes amé­ri­caines afro­des­cen­dantes dans les luttes pour les droits civiques et l’abolition de l’esclavage. À l’époque, elle cri­tique déjà ouver­te­ment la non-consi­dé­ra­tion des condi­tions par­ti­cu­lières des femmes afro­des­cen­dantes par les suf­fra­gettes amé­ri­caines blanches. Comme pré­cur­seuse de l’afroféminisme ou du black femi­nism, elle sou­hai­tait mettre en lumière la situa­tion par­ti­cu­lière des fémi­nistes afro­des­cen­dantes dans le fémi­nisme américain.

Plus récem­ment, le cou­rant inter­sec­tion­nel s’est lar­ge­ment répan­du et popu­la­ri­sé en Europe via la lec­ture et l’appropriation d’autrices amé­ri­caines et via l’émergence de col­lec­tifs fémi­nistes de femmes raci­sées. En effet, comme les fémi­nistes afro­des­cen­dantes amé­ri­caines, elles sont vic­times de dis­cri­mi­na­tions cumu­lées et peinent à faire recon­naitre leur situa­tion au sein des cou­rants fémi­nistes traditionnels.

Si les pre­mières fémi­nistes inter­sec­tion­nelles sou­hai­taient poin­ter leur double domi­na­tion : sexiste et raciste, aujourd’hui l’intersectionnalité est reven­di­quée par beau­coup subis­sant des domi­na­tions et par­ti­cu­liè­re­ment des domi­na­tions croi­sées. À côté des dis­cri­mi­na­tions de race et de genre poin­tées ori­gi­nel­le­ment par le concept, d’autres dis­cri­mi­na­tions sont aujourd’hui prises en compte par l’intersectionnalité comme la classe socio-éco­no­mique, le han­di­cap ou l’âge.

Identités et systèmes de domination

L’intersectionnalité repose sur une lec­ture sys­té­mique des rap­ports de domi­na­tion et des iden­ti­tés liées ou assi­gnées par ces sys­tèmes. Pour autant, l’intersectionnalité n’est pas un cou­rant poli­tique basé sur les iden­ti­tés, leur défense et leur caté­go­ri­sa­tion. Au contraire, comme l’explique Émi­lie Roing, doc­teure en Sciences poli­tiques et fon­da­trice du Cen­ter for Inter­sec­tio­nal Jus­tice, l’intersectionnalité est un concept qui « se décentre des iden­ti­tés pour se recen­trer sur les sys­tèmes qui pro­duisent ces iden­ti­tés »1 et par exten­sions des discriminations.

En effet, comme pour le genre, les iden­ti­tés liées à la race ou encore à la classe sociale sont des construc­tions sociales basées sur des normes sociales. Ces normes sont ensuite vali­dées et figées dans des ins­ti­tu­tions : l’École, le milieu pro­fes­sion­nel, la Jus­tice, ou au sein de la famille… Par­tant de cette réa­li­té, l’intersectionnalité s’intéresse à ces dis­cri­mi­na­tions non pas à par­tir des iden­ti­tés dis­cri­mi­nées mais à par­tir des sys­tèmes qui les défi­nissent et des ins­ti­tu­tions qui les figent.

Ces sys­tèmes de domi­na­tions sont — sans ordre d’importance ou de hié­rar­chie — le capi­ta­lisme, le patriar­cat et le racisme aux­quels on peut ajou­ter des sys­tèmes comme la gros­so­pho­bie, l’âgisme (sys­tème de dis­cri­mi­na­tion des jeunes ou des vieux·vieilles) ou le vali­disme (sys­tème de dis­cri­mi­na­tion des per­sonnes moins valides).

Une vision systémique au service de la complexité

La puis­sance du fémi­nisme inter­sec­tion­nel est qu’il s’intéresse non seule­ment aux dif­fé­rents sys­tèmes de domi­na­tion (cités plus haut de manière non exhaus­tive) mais éga­le­ment à ce qu’ils pro­duisent de manière conju­guée. Car lorsque les rap­ports de domi­na­tion se croisent, ils ne se contentent pas d’additionner les dis­cri­mi­na­tions, mais ils génèrent des situa­tions par­ti­cu­lières qui doivent être étu­diées comme telles. Cette approche mul­ti­mo­dale et mul­ti­fo­cale cherche non pas à cloi­son­ner les iden­ti­tés mais au contraire à inté­grer toutes leurs dif­fé­rences et par­ti­cu­la­ri­tés dans un sys­tème à la fois flexible et complexe.

Cette com­plexi­té est certes une richesse mais c’est aus­si une fai­blesse, car elle rend le concept poly­morphe et explique qu’il a pris selon les époques et les zones géo­gra­phiques des usages, des formes et des objec­tifs dif­fé­rents. Aujourd’hui très popu­laire, il en devient sou­vent gal­vau­dé comme le sou­ligne Alda Yan­cy dans Axelle : « Leur [celui des fémi­nistes afro­des­cen­dantes amé­ri­caines des années 70] pra­tique de l’intersectionnalité n’a par­fois plus grand-chose à voir avec celle qui se déve­loppe aujourd’hui en Europe fran­co­phone dans le monde mili­tant et qui vient d’une vision édul­co­rée four­nie par le monde aca­dé­mique. Cette inter­sec­tion­na­li­té prend des accents indi­vi­dua­listes et me donne par­fois l’impression qu’on regarde nos nom­brils alors qu’il y a un sys­tème à déconstruire… »

Illus­tra­tion : Tal Dahan

Universalisme vs. Intersectionnalisme

L’intersectionnalité est sou­vent l’objet de cri­tiques vives de la part de cer­tains cou­rants fémi­nistes dits uni­ver­sa­listes, et inver­se­ment. S’organisant en marge des cou­rants fémi­nistes « blancs », les fémi­nistes inter­sec­tion­nelles dénoncent leur vision de la femme cen­trée sur la femme blanche cis­genre nord-amé­ri­caine ou euro­péenne dont les niveaux socio-éco­no­mique et aca­dé­mique sont rela­ti­ve­ment élevés.

Les cou­rants fémi­nistes s’étant for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sés à par­tir des années 70 en Occi­dent, force est de consta­ter que la plu­part des ONG et asso­cia­tions de ter­rain qui reçoivent des fonds publics se sont orga­ni­sés autour d’une vision et d’une défi­ni­tion com­munes de la femme pei­nant par­fois à inté­grer d’autres rap­ports de domi­na­tion que celui du patriar­cat dans leur reven­di­ca­tion et leur plai­doyer. Le fémi­nisme uni­ver­sa­liste construit ses dis­cours par­tant du prin­cipe erro­né que toutes les femmes sont dis­cri­mi­nées par les mêmes sys­tèmes de domi­na­tion et, par exten­sion, qu’une mesure adop­tée pour une femme blanche issue de la classe moyenne pro­dui­rait des effets sur toutes les femmes qu’importe leur âge, ori­gine ou milieu socio-économique.

Le fémi­nisme uni­ver­sa­liste a long­temps occul­té la situa­tion de beau­coup de femmes dont la réa­li­té n’est abso­lu­ment pas repré­sen­tée dans ce cou­rant. De plus, jusque récem­ment, il a occu­pé l’avant-plan média­tique ren­dant inau­dible les reven­di­ca­tions des femmes ne se recon­nais­sant pas dans leur dis­cours. Face à cette pri­va­tion de parole, les fémi­nistes inter­sec­tion­nelles ont déve­lop­pé avec suc­cès leur propre outil de com­mu­ni­ca­tion comme le pod­cast Kiffe ta race de Rokhaya Dial­lo et Grace Ly qui expliquent leur pro­jet de la manière sui­vante : « Il n’existe pas d’es­pace média­tique aujourd’­hui pour par­ler des ques­tions raciales, du fémi­nisme inter­sec­tion­nel, sans que ce soit pré­sen­té comme un pro­blème, comme quelque chose d’an­xio­gène, ou qu’on se retrouve face à des contra­dic­tions virulentes. »

Entendre, comprendre et construire ensemble

S’intéresser à l’intersectionnalité, lire, dis­cu­ter et entendre les fémi­nistes qui s’en reven­diquent pro­voque une néces­saire prise de conscience des rap­ports de domi­na­tion dans les­quels cha­cun et cha­cune a tan­tôt une place de dominé·e et tan­tôt une place de dominant·e. Prendre conscience du fait qu’on peut être à la fois dominé·e et dominant·e c’est prendre conscience de ses propres pri­vi­lèges et des méca­nismes qui privent cer­taines femmes de l’ac­cès à leurs droits.

Pour autant, ce constat n’est pas une fin en soi, il n’a pas pour voca­tion de divi­ser le mou­ve­ment fémi­niste ou de ren­for­cer le com­mu­nau­ta­risme. Entendre d’autres femmes qui subissent des dis­cri­mi­na­tions raciales ou clas­si­cistes est l’étape néces­saire pour s’assurer que leur situa­tion est prise en compte dans les dis­cours poli­tiques et plai­doyers afin de ne pas ren­for­cer indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment par mécon­nais­sance ou déni leurs discriminations.

Com­prendre leur situa­tion, c’est aus­si recon­naitre leur légi­ti­mi­té et leur exper­tise sur leur situa­tion de vie, sur leur his­toire, sur leur culture. La plu­part des femmes pré­ca­ri­sées et/ou raci­sées déve­loppent des stra­té­gies de sur­vie incroyables au vu des pri­va­tions de droits élé­men­taires dont elles sont vic­times. Pour autant, elles ne demandent pas à être sau­vées, elles demandent à être consi­dé­rées pour ce qu’elles sont et à avoir la parole au même titre que les autres.

Si le concept divise, chez les fémi­nistes comme au sein de la gauche, il a le mérite de repla­cer les dis­cri­mi­na­tions en dehors des dis­cours iden­ti­taires, de nom­mer les sys­tèmes de domi­na­tions et de mili­ter pour l’émancipation des discriminé·es par et pour eux·elles-mêmes. Des prin­cipes fina­le­ment pas si éloi­gnés d’un autre cou­rant dont beau­coup d’associations et groupes mili­tants se reven­diquent et qui ins­pi­ra lar­ge­ment le décret édu­ca­tion per­ma­nente dans les années 70 : l’éducation populaire.

  1. Extrait de sa confé­rence orga­ni­sée par le CBAI « Inter­sec­tion­na­li­té, de quoi parle-t-on ? », le 4 février 2020 à Bruxelles.

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