Pour en savoir plus, nous avons procédé à la lecture et à la synthèse des publications émanant des sites officiels d’Écolo, du PS, du PTB et de la Gauche anticapitaliste. Nous inscrivant dans la logique de Serge Halimi qui n’évoque que « la gauche », nous ne référencerons pas les citations éventuelles d’autant qu’au sein même des partis diverses positions peuvent coexister. Nous relèverons toutefois que globalement la gauche radicale est plus prolixe et polémique que la social-démocratie.
Cette recension est aussi liée au fait que nous avons voulu faire un sort au manichéisme que dénonce par exemple Pierre Rimbert dans le Monde Diplomatique qui souligne de façon fort pertinente que « lorsque la Russie envahit l’Ukraine le 24 février dernier, les dirigeants occidentaux font un choix déterminant. Plutôt que de réagir à une invasion militaire contraire à la Charte des Nations unies, (…) ils théâtralisent un conflit entre deux civilisations irréductiblement opposées. (…) Eux contre nous. Les brutes contre les bons ».
Une lecture critique des discours de la gauche
Les contributions disponibles sur les sites officiels des partis de gauche évoquent divers aspects communs. Lesquels sont cependant largement intriqués, formant en quelque sorte un « sac de nœuds » qu’il faut bien tenter de démêler si l’on en veut parler de façon relativement claire. Nous avons scindé notre relevé en deux parties : la première est consacrée à ce qui ne regarde pas directement la guerre (entendue dans un sens générique), la seconde est centrée sur les aspects plus spécifiquement liés au conflit international armé.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
- Le droit international
Sur ce point, on ne peut que constater une (évidente) unanimité des partis. Aucune position à gauche ne nie que l’invasion militaire russe soit un acte qui viole le droit international et en particulier la Charte des Nations-Unies.
- La diplomatie
Les partis s’accordent également sur la nécessité de la négociation. Seul l’acteur à la manœuvre varie : il doit s’agir de l’Union européenne pour certains, de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pour d’autres.
- Les politiques migratoires
Si l’on se réjouit généralement de la vague de solidarité qui a traversé l’Europe et a permis un accueil correct des réfugié.es d’Ukraine, certains à gauche s’appuient sur cette expérience pour revendiquer une autre politique migratoire à l’échelle de l’UE et, en Belgique, pour que les facilités offertes aux Ukrainien·nes soient étendues à tout·es les migrant·es, quel que soit leur pays d’origine. Ce qui implique une révision complète des politiques en matière d’accueil et d’infrastructures.
- Vladimir Poutine
Assez unanimement, le président russe fait l’objet de très sévères critiques ad hominem, dans le registre du tyran, de l’autocrate, du calculateur cynique et du criminel de guerre.
- La question de l’extrême-droite en Ukraine et en Russie
Sur l’extrême-droite ukrainienne, et notamment sur le degré de « nazification » du pays, deux discours s’opposent nettement.
Le premier souligne l’existence de milices néonazies (comme le bataillon Azov) qui combattent aux côtés de l’armée ukrainienne, jetant ainsi le trouble sur les positions idéologiques du gouvernement en place. Ces milices présentent aussi un vrai risque notamment en cas d’accord de paix puisque l’armement dont elles disposent pourrait servir à déstabiliser le pays.
L’autre position affirme, en revanche que, puisque depuis les élections législatives de 2019, les organisations fascistes ukrainiennes ne comptent ensemble qu’un député sur 450, la « dénazification » de l’Ukraine n’est qu’une reprise de la propagande russe cherchant à justifier son invasion.
Une rare contribution s’intéresse au fait que Poutine, fort admiré par l’extrême-droite européenne, soit « entouré par une pléiade de partis, groupes et politiciens fascistes, dont le LDPR du nationaliste violent Jirinovski. » L’idéologie de toute cette mouvance repose, explique-t-on, sur une stratégie « eurasiste », celle « d’une Russie-Eurasie dont la pièce maitresse serait précisément l’Ukraine rattachée à la Russie. »
- Les accords de Minsk
Le premier accord de Minsk a été signé le 5 septembre 2014 dans la capitale biélorusse par les représentants de l’Ukraine, de la Russie et des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, entités sécessionnistes de l’Ukraine, pour mettre fin à la guerre du Donbass, qui avait éclaté en avril 2014 en Ukraine orientale. Il a dû être revu en raison de son incapacité à mettre fin aux hostilités. Quoi qu’il en soit, ces textes successifs sont un autre sujet de discorde à gauche.
Pour certains, l’Ukraine n’a jamais respecté la condition exigeant qu’elle procède à une réforme constitutionnelle qui aurait donné aux régions sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk, à majorité russophone, un statut spécial qui respecte leur spécificité linguistique. Le non-respect de ces accords par l’Ukraine serait la raison de son invasion par la Russie.
D’autres présentent une lecture du respect des accords de Minsk radicalement différente. D’une part, ce sont les menées russes (annexion de la Crimée et contrôle informel d’une partie du Donbass) qui ont contraint les accords de Minsk. De plus, la Russie a constamment violé les exigences sécuritaires définies par les traités. Notamment en restreignant de plus en plus la marge de manœuvre de l’OSCE et sa possibilité de contrôler les frontières russo-ukrainiennes.
La clause 10, pourtant essentielle, des accords de Minsk-II, qui exigeait « le retrait de toutes formations armées étrangères, d’équipements militaires, aussi bien que des mercenaires du territoire ukrainien », n’a jamais ainsi été mise en œuvre par la Russie. Enfin, cet argumentaire, entendant briser un lieu commun, met en avant l’idée que la République populaire de Donetsk et celle de Lougansk ne sont pas le résultat d’une volonté populaire et que leurs dirigeants sont totalement inféodés à la Russie.
LOGIQUES DE GUERRE
- Les sanctions
La question des sanctions prises à l’encontre de la Russie est une nouvelle source de division. D’une part, certains affirment qu’il faut continuer à mettre en œuvre de lourdes sanctions contre les oligarques proches du pouvoir, à œuvrer pour exclure la Russie et la Biélorussie des systèmes bancaires et des échanges internationaux et qu’il faut couper les robinets d’énergies russes qui irriguent l’Europe. Cependant, ces sanctions ne doivent pas s’inscrire dans la durée, en raison du fait que le peuple russe finirait par en supporter seul les frais.
D’autres avancent que les sanctions favorisent les spéculateurs et doutent de leur efficacité, d’une part. Et de l’autre, ils mettent l’accent sur le fait que les sanctions et les réponses à ces sanctions peuvent avoir des conséquences catastrophiques sur le plan économique pour le monde entier et pour les peuples européens en particulier.
Le seul point d’accord à gauche porte sur les conclusions qu’il faut tirer de la mise en évidence de la dépendance à la Russie en matière d’énergies fossiles en appelant à un développement massif des énergies renouvelables (le cas échéant, avec un déplacement des budgets militaires vers la décarbonation).
- Fournir des armes ou pas ?
La question de la fourniture d’armes divise également la gauche. Une gauche, arguant du pacifisme, s’oppose à une stratégie d’« escalade », et donc à la livraison d’armes à toutes les parties, en ce qu’elle risque de mener à une confrontation plus globale et comporte des risques d’utilisation d’armes nucléaires. Elle s’oppose à une autre conception, celle qui met en avant le droit des habitant.es à résister à l’invasion de leur pays. C’est pourquoi cette partie de la gauche se prononce en faveur de l’armement des Ukrainien·nes (« même par l’Otan »), d’autant qu’existe une demande populaire pour ce faire. Ce qui n’implique pas pour autant le moindre soutien à une remilitarisation générale.
Enfin, la question du désarmement nucléaire général (face au danger de destruction totale du monde) est assez consensuelle à gauche.
- Les négociations
Certains appellent à un cessez-le-feu immédiat, au retrait des troupes russes et à une négociation sous l’égide de l’OSCE, qui devrait parvenir à une démilitarisation et à l’établissement de garanties de sécurité mutuelles. Cette position s’appuie sur la conviction que ce sont les États-Unis qui s’opposeraient aux négociations (et même les interdiraient à l’Ukraine). Ce qui conduit à prôner un cessez-le-feu mais sans que les conditions en soient fort claires et à sous-entendre que l’Ukraine devrait se plier à un certain nombre de préoccupations russes jugées « raisonnables ».
D’autres évoquent cette question en rappelant que c’est aux « Ukrainien·nes de se prononcer quant à leur avenir » et de décider quand négocier, sachant que cet argumentaire s’appuie sur la conviction que les Russes ne seraient pas intéressés par des discussions.
L’après-guerre est imaginée sur base d’« une discussion avec la Russie sur une nouvelle architecture de sécurité partagée en Europe » tandis que, pour d’autres, ce processus n’est pas possible avec le régime russe actuel.
- L’Otan
Une première position soutient que c’est l’Otan qui a usé de la stratégie de la tension avec la Russie, notamment dans la mesure où, après les révolutions de couleur soutenues par l’Occident et visant un changement de régime, les pays voisins de la Russie ont rejoint l’Otan l’un après l’autre.
Pour d’autres, ce scénario imaginant un encerclement stratégique de la Russie comme cause de la guerre est entièrement fictif et n’est étayé par aucune preuve. Il ne sert qu’à soutenir les préoccupations dites « raisonnables » de la Russie.
UN « SAC DÉMÊLÉ » ?
1- Nous avons tâché de sélectionner les analyses de la gauche belge francophone les plus représentatives possible, tout en les classant par « thèmes » pour tenter de mettre en exergue les positions en concurrence. Bien qu’il soit assez clair que ce découpage est relativement artificiel, il permet néanmoins une forme d’énumération qui tend, espérons-nous, à montrer en quoi la guerre d’Ukraine brasse tant de données que la complexité qui en découle devrait conduire à la plus grande prudence en matière de prises de position.
2- Si l’on veut mesurer la valeur du propos de Serge Halimi, on constatera qu’il est quelque peu outrancier. Certes, tenue par sa participation aux instances internationales, la gauche social-démocrate au pouvoir est contrainte à une certaine discrétion et à tenir des propos généraux assez consensuels. De plus, comme les gouvernements belges sont le fruit de compromis parfois fort fragiles, les propos potentiellement dissonants sont tus.
En revanche, la gauche radicale est libre de s’exprimer tant qu’elle peut et ne s’en prive pas. Ce qui est en somme positif puisque l’on peut ainsi commencer à problématiser le conflit russo-ukrainien. D’une part, parce que sont abordés de nombreux aspects, parfois fort peu traités ailleurs, d’autre part, parce que s’opposent, fort nettement, des visions du monde.
3- Ainsi, il apparait tout d’abord que le discours qui prévalait durant la Guerre froide a gardé de beaux restes. Une partie de la gauche radicale n’a jamais cessé de voir l’Otan comme le bras armé de l’impérialisme américain, principalement dirigé contre la Russie… à présent que l’URSS a disparu. Dans cette optique, la guerre dont est victime l’Ukraine trouverait une explication dans un encerclement par l’Otan que la Russie chercherait légitimement, sur le principe au moins, à briser. Cette situation serait le fruit des révolutions de couleur (la révolution des Roses en Géorgie, orange en Ukraine, des Tulipes au Kirghizistan, etc.) soutenues (forcément) par l’Occident et qui ont conduit à l’adhésion de nombre de pays à l’Otan.
Cette version connait aussi dans le chef de ses tenants une formulation économique. Dans la mesure où la Russie n’exerce plus l’influence qu’avait l’URSS en Europe centrale et orientale et que ce sont l’Allemagne, sur le plan économique, et les USA, sur le plan militaire, qui prennent la place laissée vacante, l’affrontement entre les deux systèmes capitalistes (russe et occidental), par définition tous deux à la recherche de la croissance, était assez inévitable. Et c’est l’Ukraine qui dès 2014 en a fait les frais.
C’est une conviction… Dont on ne peut s’empêcher de s’étonner au moins pour deux raisons principales. La première vient de ce qu’il semble que le caractère manichéen et obsolète de cette lecture héritée d’une autre époque échappe quelque peu à ses zélateurs. La seconde tient au sort à venir de l’Ukraine, qui n’apparait que comme la regrettable victime collatérale d’enjeux qui la dépassent. Ce qui ne constitue néanmoins pas une raison suffisante de l’aider à se défendre – d’autant que nul ne sait quel régime pourrait ensuite s’y établir (c’est là qu’est agité le spectre d’une extrême-droite ukrainienne armée). D’où encore le flou qui entoure les appels à un cessez-le-feu immédiat en particulier sur la question des frontières et sur le sort de la Crimée, etc. : l’on ne soucie guère des conditions préalables à une négociation éventuelle, conditions pourtant dont dépend le sort, considéré semble-t-il comme secondaire, de la « victime collatérale ».
4- Une seconde lecture s’appuie sur la conviction que c’est aux Ukrainien·nes qu’il revient de se prononcer quant à leur avenir et qu’en conséquence il y va, dans cette affaire, du droit à la résistance comme acte fondamental de l’autodéfense des opprimé·es. Ce qui justifie les livraisons d’armes. Et le fait, tout en soutenant les secteurs de gauche, de ne pas se mêler directement de la future situation de l’Ukraine libérée, sans en nier pour autant les problèmes potentiels. Mais le principe de l’autodétermination et de la liberté prime sur tout.
Il est fort symptomatique que cette position se soucie assez peu de la personne de Vladimir Poutine, pas plus du reste que des analyses opposant l’Occident impérialiste à la Russie. Le discours, sans nier les problématiques impérialistes, se centre essentiellement sur la situation intérieure russe. Ainsi, le sociologue Yauheni Kryzhanouski souligne avec d’autres analystes l’angle mort des analyses précédentes c’est-à-dire l’ensemble des raisons de politique intérieure qui ont conduit le régime de Vladimir Poutine à se lancer dans son « opération spéciale » en Ukraine : « On ne peut pas se satisfaire des raisons proclamées par les autorités russes. Il n’y avait pas de menace militaire immédiate pour la Russie (…) Les justifications par le combat contre le nazisme en Ukraine ou la réponse au soi-disant génocide contre la population russophone n’ont pas beaucoup de sens non plus. » Les raisons de la guerre sont sans doute plutôt à trouver dans la situation où se trouvait le régime russe en 2022. Vladimir Poutine vieillissant voyait sa popularité s’effriter et la domination des élites se trouvait en difficulté. Pour s’assurer de garder le pouvoir (et la mainmise sur les profits tirés du contrôle des matières premières), la désignation d’un ennemi qu’il faut combattre offre non seulement une justification mais la défense de la patrie – la guerre — permet de légitimer le pouvoir en place en le présentant comme protecteur. Autre avantage selon Yauheni Kryzhanouski, « le conflit militaire handicape et marginalise la contestation politique interne (…), consolide le système étatique (…), et permet de poursuivre la répression de l’opposition et la censure des médias… ».
L’on aura ici donné un aperçu, non exhaustif, des différents discours que peut tenir la gauche face à un conflit tel que celui qui ravage l’Ukraine et qui esquissent deux lectures fort différentes de cette guerre, dont dépendent la question et surtout les conditions de la sortie du conflit. Il ne nous revient pas de proposer une solution ou une position juste : nous ne visons ici qu’à donner à réfléchir sur base d’une mise en perspective du désastre. Aux lecteurs et lectrices de se forger une conviction !