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Revivifier notre démocratie

Hervé Kempf

Photo : Jean-François Rochez

Her­vé Kempf est jour­na­liste et écri­vain. Cha­cun de ses livres « coup de poing » dénonce le pou­voir crois­sant de l’oligarchie finan­cière qui ronge nos prin­cipes démo­cra­tiques au nom du libre mar­ché et d’une cir­cu­la­tion des biens et des ser­vices sans plus aucune entrave. Entretien.

Dans votre dernier livre, vous dénoncez la dérive oligarchique de nos démocraties. Notre système représentatif est-il un leurre qui masque la nature réelle de notre mode de gouvernement ?

Le sys­tème repré­sen­ta­tif est très lar­ge­ment un leurre, dans la mesure où l’at­ten­tion publique se foca­lise sur l’é­lec­tion, alors que le pou­voir s’est dépla­cé. D’une part, la puis­sance du sys­tème finan­cier et ban­caire l’emporte de loin sur la puis­sance publique. D’autre part, la majo­ri­té de ceux qui sont man­da­tés pour exer­cer la puis­sance publique dans l’in­té­rêt du peuple par­tage en fait les inté­rêts du sys­tème finan­cier et en applique les règles. Ensuite, parce que les médias, qui condi­tionnent la conscience publique, sont mas­si­ve­ment aux mains des mêmes inté­rêts économiques. 

Cepen­dant, nous ne devons pas aban­don­ner le mode repré­sen­ta­tif. Il reste un outil par lequel nous pour­rons réin­ves­tir le champ de la déci­sion publique. Mais il faut sur­tout ne pas pen­ser ‑comme veut nous le faire croire l’o­li­gar­chie- que la repré­sen­ta­tion est le mode exclu­sif de la vie démo­cra­tique : la libre déli­bé­ra­tion ‑d’où l’im­por­tance de mener une vive cri­tique des médias- et l’ex­pres­sion directe ‑quoique non vio­lente- des citoyens sont des modes tout aus­si impor­tants pour faire vivre une véri­table démocratie.

L’Union Européenne et les États-Unis élaborent, discrètement et depuis des années, le projet transatlantique qui vise à ériger un grand marché totalement délivré de toute entrave, entre les deux continents. Face à une telle menace, comment construire une alternative politique et culturelle ?

Ce pro­jet trans­at­lan­tique est le signe que le capi­ta­lisme n’a en aucun cas modi­fié, mal­gré le qua­si-effon­dre­ment du sys­tème finan­cier en 2008, son pro­jet glo­bal d’as­su­jet­tir l’en­semble de l’é­co­no­mie et de la vie sociale à la règle du mar­ché et de la pri­va­ti­sa­tion. Je n’ai aucune recette magique pour construire une alter­na­tive. D’ailleurs, elle se construit toute seule, mais on s’en rend mal compte parce que les médias, contrô­lés par l’o­li­gar­chie, ne veulent pas la mon­trer, ou de manière très affai­blie. Il nous faut conti­nuer à mon­trer, aus­si bien par des ini­tia­tives locales et par les luttes qu’en posant fer­me­ment les objec­tifs poli­tiques prio­ri­taires (reprise du contrôle de la mon­naie, réduc­tion dras­tique des inéga­li­tés, enga­ge­ment dans la tran­si­tion éco­lo­gique), qu’un autre monde est pos­sible. Mais, il nous faut le faire en dénon­çant, plus radi­ca­le­ment que cela n’est le cas, le carac­tère per­vers et dan­ge­reux de l’o­li­gar­chie. La majo­ri­té des citoyens, parce qu’ils sont eux-mêmes hon­nêtes et sou­cieux de l’in­té­rêt géné­ral, ont du mal à ima­gi­ner que les dépo­si­taires de l’au­to­ri­té publique ne sont pas ani­més des mêmes prin­cipes. Il est essen­tiel d’a­ban­don­ner cette can­deur et de savoir dire que « le roi est nu », que le capi­ta­lisme est deve­nu intrin­sè­que­ment dangereux.

La catastrophe au Japon. L’échec tragique d’un monde soumis aux techno-sciences et à la folie prométhéenne de l’homme qui tente, en vain, d’asservir la nature ?

Fuku­shi­ma est sur­tout la mani­fes­ta­tion du fait que, si la tech­no­lo­gie n’est pas déci­dée et contrô­lée démo­cra­ti­que­ment, elle est dan­ge­reuse. La com­pa­gnie Tep­co, qui gérait la cen­trale, a régu­liè­re­ment enfreint des règles de sécu­ri­té, et les auto­ri­tés de sur­veillance – parce qu’elles par­ti­ci­paient d’un sys­tème géné­ral vou­lant pro­mou­voir l’éner­gie nucléaire sans vrai débat démo­cra­tique – n’ont pas été assez rigou­reuses. La catas­trophe découle de condi­tions sociales. Quelle conclu­sion en tirer ? Qu’il serait sans doute pos­sible d’é­vi­ter les catas­trophes nucléaires, mais à condi­tion d’en­tou­rer cette tech­no­lo­gie d’un tel luxe de pré­cau­tions qu’elle ne serait tout sim­ple­ment pas ren­table. Cela est vrai de nombre de tech­no­lo­gies que le capi­ta­lisme finis­sant tente d’im­po­ser : les OGM, les nano­tech­no­lo­gies, la bio­lo­gie syn­thé­tique, la géo-ingé­nie­rie, etc. On oublie que le mou­ve­ment éco­lo­gique est lar­ge­ment né, dans les années 1960 et 1970, d’une reven­di­ca­tion démo­cra­tique, à pro­pos du nucléaire, jus­te­ment : les éco­lo­gistes affir­maient que le pou­voir des experts devait être sou­mis au regard des citoyens et à la dis­cus­sion ouverte. Cette reven­di­ca­tion reste tou­jours aus­si per­ti­nente aujourd’hui.

J’a­joute cepen­dant que ces tech­no­lo­gies doivent aus­si être dis­cu­tées au regard de leur carac­tère irré­ver­sible : le nucléaire pose un pro­blème moral qui me paraît inso­luble, celui du carac­tère mil­lé­naire des déchets qu’il va léguer à nos des­cen­dants ; les OGM, si on les lais­sait se répandre mas­si­ve­ment, pour­raient sans doute trans­for­mer radi­ca­le­ment la bio­di­ver­si­té. Plus que la ques­tion de « l’as­su­jet­tis­se­ment par l’homme de la nature », le pro­blème phi­lo­so­phique de l’ir­ré­ver­si­bi­li­té me paraît être le pro­blème phi­lo­so­phique majeur posé par ce type de technologies.

La Commune de Paris en 1871. Un souvenir désuet ou un exemple de fraternité pour nous inspirer un projet d’avenir ?

Je ne connais pas suf­fi­sam­ment l’his­toire de la Com­mune de Paris pour en par­ler vala­ble­ment. Du peu que j’en sais, il y a eu dans ce moment une ten­ta­tive auda­cieuse de démo­cra­tie directe. Mais plus géné­ra­le­ment, il y a dans toute l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier et coopé­ra­tif au 19e siècle une richesse d’in­ven­tion sociale, de défi­ni­tion uto­pique et de mise en œuvre de la démo­cra­tie éco­no­mique dans laquelle nous pour­rions pui­ser : les hommes de ce temps-là osaient pen­ser l’a­ve­nir avec une audace intel­lec­tuelle qui nous manque. 





Dernier ouvrage paru

L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie
Hervé Kempf
Éditions du Seuil, 2011