Homme d’actions, de terrains, d’engagements, de solidarités, Yanic Samzun, décédé le 23 décembre 2014, a été un exceptionnel bâtisseur de passerelles entre les artistes, l’action culturelle, le champ social et le monde politique. Il a surtout été un ami de beaucoup. Et un amoureux de la vie bonne.
Né à Lausanne, le 15 décembre 1954, Yanic a bousculé ses premières convenances de gamin, puis de jeune adolescent, en Afrique. L’Afrique… Un continent, des villes, des régions, des populations qui ont marqué son esprit et son cœur d’enfant et de jeune adolescent. Il y retournera d’ailleurs souvent, notamment au Sénégal, où il a mis sur pied bien des programmes de formation. L’audace, l’inventivité, la liberté, l’amour du bien-vivre, l’art de prendre son monde à contre-pied ont sans doute essaimé en lui là-bas, pour ne plus jamais le quitter.
Le retour en Belgique ne va pas de soi. Chocs de culture et d’âge. Avide d’émancipation, en recherche de terrains d’action, de domaines à découvrir, Yanic va prendre rapidement sa destinée en mains. À l’audace. Comme beaucoup l’ont fait à son âge. S’il rêve de devenir journaliste, il ne se retrouve pas dans la vie d’étudiant, ni à l’ULB, ni, ensuite, à l’EOS. Il rejoint avec beaucoup plus de bonheur, en revanche, la vie en communauté. Avec une douzaine d’amies et d’amis, il investit une grande maison, une ancienne imprimerie, à Anderlecht. C’était en 1973. « À 18 ans, confiait-il à la journaliste Christine Simon, en 2013, on est nombreux à vouloir quitter ses parents, à participer à un projet de vie en collectivité, à partager et à mutualiser tout ce que l’on a. »
Quelques-uns se lancent directement dans ce que l’on n’appelait pas encore le champ socioculturel. Yanic en est. Il avait, alors, déjà entamé une formation d’animateur socioculturel pour pouvoir agir véritablement sur le monde. « Faire bouger les lignes » a toujours été, pour lui, un cap, outre une de ses expressions favorites. En 1974, avec deux amis, il reprend la Maison des jeunes de Nivelles. De là, il va s’impliquer, plus largement, dans des opérations d’animation sociale et culturelle régionales, qui posent les jalons des futurs centres culturels en Brabant wallon.
Dans la foulée, il prend la direction de la maison de jeunes à Engis, en région liégeoise. Il franchit une nouvelle étape en lançant, en gérant et en consolidant le Centre culturel d’Amay. À l’actif de l’équipe figure la réalisation et la diffusion d’un premier plan de secours nucléaire afin de permettre aux citoyens de réagir en cas d’incident à la centrale de Tihange. « À l’époque, se souvient Yanic, cette démarche, qui s’inscrivait dans la première grande campagne de contestation antinucléaire, a fait l’effet d’une bombe ».
L’organisation de ce genre de « coups fumants » restera sa patte, sa griffe, sur la collection du prêt-à-mobiliser que viendront habiller de rouge quantité d’actions dont il a eu l’idée et assumé la paternité. Telle la campagne belge de « Touche pas à mon pote » du mouvement « SOS racisme », dont le fondateur et président Harlem Désir confiera les clés nationales à Yanic.
L’initiative belge de « Touche pas à mon pote » émane d’Oxygène, magazine gratuit pour jeunes créé par les jeunes communistes et rapidement élargi à tous les progressistes. Dont Yanic… La fibre du journalisme qui brûle toujours en lui l’amène à se laisser convaincre de quitter Amay pour rejoindre la direction de la nouvelle publication.
Un homme profondément politique
Lorsque, faute de moyens (plus que de lecteurs), Oxygène doit mettre la clé sous le paillasson, Yanic rebondit à la direction du Centre de théâtre-action présidé par Henry Ingberg. Grand commis de l’État respecté de tous, socialiste, monument du secteur du théâtre, l’homme qui avait assisté aux premiers pas de Yanic dans le milieu socioculturel, sera présent à ses côtés, à plusieurs reprises, pour le soutenir tout au long de son parcours.
C’est de lui, peut-être plus que de n’importe qui d’autre, que Yanic héritera sa vision globale des choses et sa volonté de jeter des ponts, sans relâche, entre les personnes, les acteurs, les organisations sociopolitiques, les secteurs d’activités… Parce que les interactions, comme le disait Ingberg, sont « au centre même de la vie quotidienne des gens ». C’est aussi la définition de la politique, comme espace de débat, d’arbitrage et de décision, à l’intersection de tous les domaines de la vie. Dans cette optique, Yanic a probablement bien été, sans jamais en revêtir les habits ni les fonctions, un homme plus politique que nombre d’hommes politiques
Forçant la cohérence de sa dialectique, entre 1990 et 2003, il est le conseiller de plusieurs ministres de la Culture, notamment Valmy Féaux (1988), Robert Collignon (1999), Rudy Demotte (2000), Christian Dupont (2003). Dans le cadre de ses fonctions, il participe à la création de l’Observatoire des politiques culturelles, du Théâtre des Doms en Avignon, mais aussi à la rédaction d’importantes législations de politique culturelle : la réforme du décret relatif aux centres culturels en 1995, le décret sur les arts de la scène, et celui sur le soutien à l’action associative dans le champ de l’éducation permanente, en 2003.
Dans le même temps, il remplace Jacques Zwick à la présidence de la Commission des centres culturels (1994 – 1997). Et, lorsque la maladie le rattrape, fin 2014, il assurait, depuis deux législatures, la présidence du Conseil supérieur de l’éducation permanente.
Son parcours et sa réflexion lui ont permis de cerner de près les enjeux et les problématiques de la formation. Après avoir fondé et dirigé le Centre de formation des cadres culturels du CESEP (Centre socialiste d’éducation permanente), à Nivelles, il dirigera le service de la formation des cadres, pendant trois années, à la Direction générale de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2004 — 2007).
Agir par la culture
En accédant au poste de secrétaire général de l’organisation d’éducation permanente et populaire Présence et Action Culturelles (PAC), en 2007, Yanic va pouvoir déployer la quintessence des acquis, infiniment riches, car divers, de son parcours. En pleine résonance avec le principe phare de l’organisme, il va y « agir par la culture »…
Avec l’équipe d’une cinquantaine de personnes qu’il met en mouvement autour de sa vision, il développe, notamment, une activité éditoriale intense. Aux côtés des Cahiers de l’éducation permanente, il redynamise et élargit le propos du magazine trimestriel Agir par la culture. Il y dirige, plus particulièrement, les grandes interviews politiques et culturelles dans et hors du mouvement socialiste belge : Ken Loach, Paul Magnette, Vincent de Coorebyter… Il crée également une collection de livres de grand format consacrés à des expériences pilotes d’action culturelle, « Les voies de la création culturelle ». Il coédite régulièrement des ouvrages thématiques avec les éditions Aden de Bruxelles, ou avec les éditions du Cerisier de Cuesmes.
Partisan de l’Action commune, Yanic va multiplier les coopérations entre les différents acteurs culturels, politiques et sociaux du mouvement socialiste dont témoigne, entre autres, le Petit dictionnaire amoureux du socialisme. Militant intense du socialisme dans (presque) tous les domaines de la vie, laïque de conviction, Yanic a su cultiver, à la fois, une loyauté inébranlable à l’égard de sa famille politique, et une ouverture maintes fois concrétisée à l’égard des composantes du monde progressiste. Plus que jamais sous sa direction, PAC se définit comme un espace de rassemblement des progressistes et va mener nombre d’actions et de grandes campagnes en partenariat au service d’idéaux partagés : la reconnaissance d’un État palestinien, la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre le racisme et l’homophobie, la défense des services publics, de la Sécurité sociale et de la justice fiscale…
« Asseoir l’espoir », « Al Manara »…
Dans cet esprit, il a été un compagnon constructif et d’une fidélité indéfectible, pour des actions artistiques et culturelles originales qui lui tenaient tant à cœur. Parmi celles-ci, on retiendra l’opération de transformation artistique de chaises « Asseoir l’espoir » au profit de la « Palestinian Circus School », mais aussi le magnifique projet transculturel Al Manara, dont son ami Edgar Morin saluera la « première » d’un inoubliable et retentissant « Fraternité !», en plein c(h)œur de la cathédrale de Tournai.
Yanic était partout chez lui, à Bruxelles, à Namur, à Liège où vit sa fille Mélissa… Il pratiquait l’amitié comme un engagement aussi quotidien qu’opératif. Ainsi, au fil des années, il présidera aux destinées de la compagnie « Arsenic » (1 et 2), de la « Charge du Rhinocéros », de la « Compagnie Maritime », du « Gsara », du « Miroir vagabond », du « Centre de théâtre action » ; il s’associera avec attachement à « Théâtre et Publics ».
Depuis un peu plus de dix années, il habitait à La Louvière, où il participait activement à la vie sociale, culturelle et politique de la région du Centre. Il y vivait avec son épouse louviéroise, la photographe Véronique Vercheval, entourés d’amis proches et de la famille de Véronique. Ensemble, ils se sont investis longuement aux côtés des ouvrières et des ouvriers dans la lutte pour la survie de la faïencerie Royal Boch, ainsi, ensuite, que dans la réalisation et la diffusion du livre et du spectacle qui ont suivi la faillite de la manufacture.
Nous n’oublierons ni son sourire malicieux, chaque fois qu’il avait une « proposition malhonnête » à nous faire, ni son regard frondeur, ni cette intelligence de l’humanité humaine dont il nous a gratifiés.