Qu’est-ce que le biomimétisme que vous présentez dans votre premier livre « Le vivant comme modèle » ?
Le biomimétisme, c’est le fait de s’inspirer des meilleures idées du vivant, des autres espèces, pour les convertir en inventions humaines qu’elles soient technologiques ou organisationnelles. Plus spécifiquement, le biomimétisme a comme objectif de nous permettre de nous réinscrire dans une perspective de durabilité. Cela part de l’idée très simple et évidente que toutes les espèces qui nous entourent sont par définition durables puisqu’elles sont encore là, et qu’elles sont même généralement plus anciennes que nous. Et qu’elles ont des tas de choses à nous apprendre sachant que nous, nous avons quand même quelques petits problèmes de durabilité à régler pour l’instant…
Ce qui est passionnant dans votre livre, c’est que vous concevez la nature comme un immense laboratoire qui permet d’inspirer même les technologies les plus pointues de notre époque.
Oui, tout à fait. Les ingénieurs se glorifient parfois d’innovations sans savoir que le vivant l’avait déjà inventé parce qu’ils n’ont pas les connaissances biologiques nécessaires pour s’en rendre compte. Je vais citer un exemple que j’aime beaucoup et qui est quand même déjà assez high-tech.
Pour fabriquer la fibre optique qui nous sert au transfert d’informations, on chauffe de la fibre de verre à une température de plusieurs centaines de degrés. Or, certaines éponges, qui sont les animaux les plus primitifs, réalisent cela à 2000 mètres de profondeur et à une température de 4 degrés depuis des centaines de millions d’années. Elles produisent des fibres de verre qui sont de la même qualité voire de qualité supérieure aux nôtres tout en consommant beaucoup moins d’énergie ! Voilà typiquement un bon exemple qui montre à quel point ça peut être utile de s’inspirer de la nature. Ainsi, à présent, des chercheurs allemands ont réussi à imiter les éponges, à s’en inspirer pour fabriquer de la fibre de verre à froid.
Dans votre livre, vous évoquez aussi l’aérodynamique des trains à grande vitesse japonais Shinkansen, inspirée du bec du martin-pêcheur…
C’est un autre exemple classique. Ce train à grande vitesse circulait sur une ligne comprenant beaucoup de tunnels. À chaque fois que le train rentrait dans un tunnel, cela entrainait une compression brutale de l’air produisant de fortes vibrations. On a résolu cela de manière typiquement biomimétique en se demandant qui, dans la nature, avait le même problème. Or, les martins-pêcheurs, ces oiseaux rencontrent une difficulté similaire, eux qui passent fréquemment de l’air à l’eau. En adaptant la forme du bec du martin-pêcheur à la locomotive du train, on a permis non seulement de réduire considérablement les vibrations, mais également de diminuer la consommation d’énergie de 10 %.
Vous êtes dans une démarche à la fois scientifique, mais aussi spirituelle, celle d’une résilience nouvelle avec le monde de la nature, d’une symbiose avec les écosystèmes. C’est un nouveau rapport qu’il faut engager avec elle ?
Cela change le regard qu’on porte sur les autres espèces. Pour quelqu’un qui ne connait pas le biomimétisme, les arbres constituent juste du mobilier urbain. D’ailleurs quand ils sont malades, on les coupe et on les remplace par d’autres, comme si c’était des choses. Mais quand on a étudié le fonctionnement d’un arbre et qu’on constate les prodiges que représentent la photosynthèse en termes de captation de la lumière du soleil pour en faire des molécules du vivant, la circulation des fluides, la résistance des racines qui s’accrochent entre elles et font qu’après l’ouragan Katrina les bâtiments sont par terre et les arbres sont toujours debout, vous comprenez qu’on doit faire preuve d’un peu d’humilité. Et effectivement la relation change : on n’est plus dans « l’humain-sujet et tous les autres », autres qui seraient des objets à sa disposition, mais il peut enfin se développer véritablement une considération, comme pour les anciens, envers ces espèces en regard de tous les savoirs qu’elles ont accumulés et qu’elles peuvent nous transmettre.
L’observation attentive que vous faites de la nature peut-elle conduire à une forme de spiritualité, une nouvelle morale, une nouvelle éthique dans les relations humaines ?
Le biomimétisme et les exemples qu’on vient de voir sont des exemples technologiques, mais il a un autre volet, moi qui m’intéresse encore plus. C’est ce qu’on appelle le « biomimétisme du troisième niveau » ou « biomimétisme organisationnel ». Plutôt que de simplement regarder les « trucs » technologiques des espèces, on va regarder comment les espèces forment entre elles des écosystèmes qui sont à la fois durables et adaptables. Par exemple : comment les arbres, les champignons et les bactéries qui coexistent dans une forêt ont-ils développé des relations qui permettent à ces forêts de vivre, de s’adapter aux changements qui ont de tout temps existé avec le vivant et réussi à durer ? Et une des grandes leçons qu’on peut tirer, c’est celle de l’importance de la coopération et de l’entraide.
C’est le propos de L’entraide, l’autre loi de la jungle, livre que j’ai écrit avec Pablo Servigne. On se rend en effet compte qu’on retrouve de l’entraide à tous les étages dans la nature. Elle ne nie pas l’existence de la compétition et de la prédation mais par contre, elle la complète. Mais en plus, et c’est une vision qui est à présent partagée par toute la discipline biologique de l’étude des symbioses, on considère que les innovations issues de la coopération nous amènent très souvent plus loin que les innovations issues de la compétition.
Ce que le vivant nous apprend aussi, c’est que, si la compétition est favorable à l’innovation, l’innovation dans la compétition se déroule dans le but de sortir de la compétition parce que la compétition est quelque chose d’énergétivore, d’embêtant, de lourd à porter. Donc, quand on innove grâce à la compétition, c’est parce qu’on veut sortir de la compétition. Et le mieux qu’on puisse faire, c’est aller jusqu’à la collaboration avec le fameux 1 + 1 = 3. Quand deux espèces s’associent pour faire quelque chose, elles font quelque chose de complètement nouveau. Les exemples sont innombrables et ont permis au vivant de passer des stades de complexité sans lesquels nous ne serions pas là pour en parler. Un exemple classique, c’est celui de la multicellularité, issue d’une prédation qui s’est muée en coopération et qui a permis à des bactéries libres de s’associer pour former un organisme et voilà, nous sommes des multicellulaires ! Sans cette tendance à la coopération, nous ne serions pas là.
Dans « L’entraide, l’autre loi de la jungle », vous cassez le modèle de l’imaginaire dominant, le mythe de la concurrence et de la compétitivité généralisée, qui se traduit dans les modèles économiques dominants. Cette réhabilitation de la coopération et de l’entraide semble absolument fondamentale. Elle fonctionne tant sur le plan des systèmes biologiques qu’au niveau des systèmes sociaux, entre les humains eux-mêmes ?
L’entraide est partout et ce, depuis la nuit des temps, dès que les bactéries sont apparues et qu’elles ont commencé à collaborer, pour faire un super raccourci préhistorique. Donc nous sommes issus de cela, nous savons maintenant que, nous-mêmes, nous vivons avec une communauté bactérienne qui nous aide à digérer, à nous protéger d’autres bactéries qui sont pathogènes. Nous portons toute l’Histoire du vivant comme toutes les espèces actuelles. Nous sommes issus de cette longue Histoire et nous portons aussi l’entraide entre nous. Les humains en particulier sont une espèce extrêmement sociale. Cela démarre très tôt, comme le montrent à la fois des études de biologie, de sociologie et de psychologie. On retrouve cela déjà dans la vulnérabilité des jeunes mamans avant même d’accoucher. Les bébés naissent peu développés pour que la tête puisse sortir puisqu’elle est appelée à devenir tellement grosse. Ils naissent immatures avec une terrible vulnérabilité qui ne fonctionne que grâce à l’entraide, au moins au sein de la famille et du groupe tribal.
Culturellement, le cerveau est câblé pour être très réceptif à la culture de l’entraide. C’est vraiment intéressant et si on pousse cette « ultra socialité » plus loin. Les humains ont en effet une capacité à faire de l’entraide à une très grande échelle et avec des groupes très nombreux. Voire même à s’entraider entre inconnus à travers des mécanismes de solidarité comme on les connait justement à gauche. Il faut savoir que nous ne sommes pas les seuls à le faire. Les arbres et les champignons pratiquent cela depuis des millénaires : les champignons redistribuent les sucres des grands arbres vers les petits arbres avec l’accord tacite des grands arbres. On est dans une époque où on ne fait que chanter la compétition alors que dans la vie de tous les jours, l’entraide est fondamentale. La collaboration augmente même encore en situation de contrainte extérieure, en situation de pénurie. C’est quelque chose qui va en sens contraire du discours culturel de notre époque et que nous montrent par exemple certains films hollywoodiens où quand une catastrophe se produit, on voit tout le monde courir en se bousculant et en se marchant les uns sur les autres. En réalité, cela ne se passe pas comme ça. Tous les sociologues des catastrophes ont observé que les gens se sauvent la vie entre inconnus et c’est cela le comportement qui émerge dans un premier temps, comme on l’a vu au Bataclan, à la station de métro Maelbeek, quand les deux tours se sont effondrées en 2001 ou encore avec l’ouragan Katrina. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir un peu de panique qui tourne éventuellement mal, mais c’est une réaction complètement minoritaire par rapport à la solidarité qui se déploie à ce moment-là.
On peut la voir aussi à des échelles de temps plus longues. Moi, je suis très touché par ce qui se passe autour des migrants au parc Maximilien et de toute la mobilisation citoyenne actuelle qui les accueille. C’est une autre preuve qu’on peut s’entraider entre inconnus et que cette entraide fait du bien. Il suffit pour s’en convaincre d’aller voir tous les témoignages de ceux qui écrivent là-dessus sur leur page Facebook et dans tous les journaux. Cela a d’ailleurs un pouvoir éducatif fabuleux et cela montre encore une fois que nos enfants sont complètement disposés à l’entraide, qu’ils y vont naturellement, que ça les touche et qu’ils encouragent leurs parents à continuer.
Quelle est votre vision de l’avenir : apocalypse ou apothéose ? L’effondrement ou bien science et techniques vont-elles finir par nous sauver de tous les périls qui menacent l’humanité ?
Au départ, je pensais que le biomimétisme pourrait constituer une solution radicale qui allait nous permettre de réaliser la transition. Mais j’ai croisé des chiffres il y a encore quelques jours : on a utilisé autant de métaux en vingt ans que toute l’humanité avant nous… On est toujours sur une phase ascendante d’accélération. Les gaz à effet de serre ont augmenté de 60 % depuis le début du processus de Kyoto. Et la COP21 nous a juste plongés un petit peu plus bas vu que c’est un accord dans lequel il n’y a pas de sanctions prévues. On connait donc un échec total de ce côté-là.
Je pense que nous allons joyeusement vers une sortie du pétrole qui n’est pas anticipée. Nous plaidons dans toute nos réflexions pour la prévenir au mieux, mais on a beaucoup de mal à être entendus en raison notamment de la croyance selon laquelle la technologie finira toujours par nous tirer d’affaire. Or, en tant que scientifique m’étant plongé dans l’étude profonde de ces problèmes, je n’y crois plus…
Par contre, je crois aussi dans le fait que, comme je l’ai évoqué, et comme on l’a vu dans l’histoire humaine, lors de périodes d’effondrement et de pénuries, de l’entraide peut se déployer à une large échelle. Le problème, c’est qu’on est en train d’arriver vers cette période d’effondrement avec une culture de la compétition. Or, ça va être beaucoup plus compliqué de gérer la pénurie dans le cadre d’une culture de compétition. C’est pourquoi on appelle de nos vœux à déployer des solutions sans pétrole dès aujourd’hui. Cela commence à émerger notamment dans l’agriculture. C’est aussi ce que développe le mouvement des villes en transition depuis déjà une dizaine d’années. Il s’agit d’anticiper, notamment culturellement. Si ce mouvement n’a pas encore d’impact majeur et ne change rien aux indicateurs globaux, par contre, il prépare les gens autour de ce concept d’entraide pour le moment où il y aura des écroulements financiers, économiques, climatiques ou sociopolitiques.
Il y a donc des chemins d’espérance ?
En tant que biologiste et naturaliste, j’ai une croyance très forte dans la puissance du vivant. Je vais le dire de façon un peu brutale : même si on perdait 90 % de la population humaine, 10 % de sept milliards, cela ferait encore 700 millions de personnes vivantes sur Terre… Dans ce cas, par contre, l’empreinte écologique, elle, se serait effondrée et donc, l’impact de l’activité humaine aurait fort diminué. Je n’ai donc pas de crainte sur la disparition de l’espèce humaine et encore moins sur celle de la planète. La planète en a vu d’autres… Même si on perd des espèces, et cela me fait très mal, toutes ces espèces qu’on entraine avec nous dans l’abime, le vivant s’en remettra. Par contre, nous, humains, nous aurons du mal.
Derniers livres parus : Le vivant comme modèle, la voie du biomimétisme (Avec Michèle Decoust), Albin Michel, 2015
L’entraide, l’autre loi de la jungle, (Avec Pablo Servigne), Les Liens qui libèrent, 2017