La sororité contre la parité des inégalités

 Janvier 2019 : rassemblement de Gilets jaunes à Rouen. Photo : Daniel Briot - CC 0 - 1.0

Novembre 2019, en France… et un peu en Wal­lo­nie. Les Gilets jaunes marquent, à leur façon, un an d’actes de révolte contre l’injustice sociale qui asphyxie leur vie. Douze mois plus tôt, l’insurrection fluo­res­cente fai­sait sur­gir de terre une colère jusque là conte­nue dans les culs-de-basse-fosse du capi­ta­lisme contem­po­rain. Emerge de ses rangs, de façon frap­pante mais trop peu sou­li­gnée, une forte pro­por­tion de femmes. Un nou­veau pro­lé­ta­riat se dresse. Contre les inéga­li­tés sociales de reve­nus, pas – ou pas d’abord – contre les inéga­li­tés de genre.

On les voit et on les entend sur les ronds-points, dans les mani­fes­ta­tions, chez elles par­fois, face aux camé­ras, sur les pla­teaux de télé­vi­sion, aus­si bien fran­çais que belges1, dans les repor­tages ou docu­men­taires consa­crés au sujet… Issues des classes popu­laires et moyennes, les femmes gilets jaunes sont le plus sou­vent infir­mières et aides-soi­gnantes, phy­sio­thé­ra­peutes ou mas­so­thé­ra­peutes, mais aus­si pué­ri­cul­trices et ins­ti­tu­trices, agentes de sécu­ri­té (de plus en plus) et femmes de ménage de socié­tés sous-trai­tantes (magni­fi­que­ment mises en évi­dence par la jour­na­liste Flo­rence Aube­nas2), édu­ca­trices de rue et employées de mai­sons de retraite…

Avec la pré­ca­ri­sa­tion, la fémi­ni­sa­tion du monde du tra­vail3 compte au nombre des évo­lu­tions les plus fon­da­men­tales des cinq ou six der­nières décen­nies. Le « nou­veau pro­lé­ta­riat » des ser­vices repré­sente une don­née éco­no­mique et sociale désor­mais mas­sive4. Mais aus­si, pour qui veut y regar­der de plus près, un enjeu poli­tique et stra­té­gique d’avenir poten­tiel­le­ment porteur.

Le drapeau noir flotte toujours sur la marmite

A ce titre, comme le note Pierre Rim­bert dans une ana­lyse déca­pante, les femmes font tour­ner les rouages de ser­vices essen­tiels au bon fonc­tion­ne­ment de la socié­té libé­rale : les sec­teurs, majo­ri­tai­re­ment fémi­nins, de l’éducation, des soins, du tra­vail social, du net­toyage… : « Trans­fé­rées au siècle der­nier de l’univers fami­lial, reli­gieux ou cha­ri­table à celui du tra­vail sala­rié, ces tâches ne sautent aux yeux que lorsqu’elles ne sont plus prises en charge »5. Ce sont des emplois indis­pen­sables socia­le­ment mais aus­si éco­no­mi­que­ment, parce qu’ils pro­duisent la richesse, non mar­chande, qui est la condi­tion de la pro­duc­tion de la richesse dans un pays. Ils sont non délo­ca­li­sables et peu auto­ma­ti­sables. Et ils ont en com­mun d’être en pre­mière ligne des coupes bud­gé­taires éri­gées en norme de gou­ver­nance depuis 40 ans.

Celles qui les occupent se col­tinent presque tou­jours des doubles jour­nées de tra­vail, par­fois des doubles emplois, des fonc­tions à temps par­tiel (80 % de femmes), des tâches peu valo­ri­santes, des horaires déca­lés, des contraintes de mobi­li­té usantes, ou/et des réduc­tions ins­ti­tu­tion­nelles de moyens alors que la demande, face à elles, ne fait que croître. Pour des salaires sou­vent modiques, infé­rieurs à leur niveau de qua­li­fi­ca­tion ou/et à l’exigence des condi­tions de travail.

Les femmes Gilets jaunes ont été nom­breuses à faire le choix de « sacri­fier » la part domes­tique de leur temps de tra­vail pour par­ti­ci­per à la mobi­li­sa­tion contre les fins de mois dif­fi­ciles… Y com­pris bien des femmes éle­vant seules des enfants : un phé­no­mène socié­tal en expan­sion, mais aus­si une réa­li­té sociale pré­oc­cu­pante eu égard au sta­tut socio-éco­no­mique déva­lo­ri­sé de nombre de familles mono­pa­ren­tales6. Lorsque les femmes entrent en masse dans une action sociale longue, c’est qu’il est minuit moins cinq. Jules Val­lès, l’écrivain jour­na­liste et élu de la Com­mune de Paris, le poin­tait, au 19e siècle déjà, à pro­pos de leur enga­ge­ment dans l’insurrection popu­laire pari­sienne du prin­temps 1871, écra­sée après deux mois lors de la « semaine san­glante » de mai : « Grand signe ! Quand les femmes s’en mêlent, quand la ména­gère pousse son homme, quand elle arrache le dra­peau noir qui flotte sur la mar­mite pour le plan­ter entre deux pavés, c’est que le soleil se lève­ra sur une ville en révolte »7.

L’inégalité des chances, mais pas l’inégalité des conditions

Hasard du calen­drier, en novembre 2018, l’irruption des Gilets jaunes (et de leur forte com­po­sante fémi­nine, donc) vient concur­ren­cer, dans les titres de presse, le pre­mier anni­ver­saire de « l’affaire Wein­stein », à l’origine de la for­ma­tion de la vague mon­diale #MeToo contre les vio­lences et les crimes sexuels dont sont vic­times les femmes. En Bel­gique, à cette époque, un cer­tain nombre de médias avaient trou­vé leur angle pour accom­pa­gner la pre­mière bou­gie du mou­ve­ment : la sous-repré­sen­ta­tion des femmes en haut de la hié­rar­chie sociale, que ce soit dans les direc­toires d’institutions publiques, dans les fonc­tions à res­pon­sa­bi­li­té poli­tiques, ou dans les conseils d’administration et aux postes de PDG des grandes entreprises…

Un an plus tard, le jour­nal Le Soir, en pointe sur la ques­tion, déplore le manque de femmes par­mi les chefs de res­tau­rants étoi­lés de l’édition 2020 du guide Miche­lin8. Une cari­ca­ture de Kroll les repré­sente en toque pour la pho­to de famille avec au bas du des­sin, à droite, un pla­teau de coupes de cham­pagne appor­té par une ser­veuse. A la dif­fé­rence du cari­ca­tu­riste, le trai­te­ment écrit n’évoque pas le sta­tut des « ouvrières » de la res­tau­ra­tion… L’inégalité des chances est deve­nue une cause édi­to­riale. Pas l’inégalité des conditions.

Même évo­lu­tion pour le 8 mars, Jour­née inter­na­tio­nale pour les droits des femmes depuis 1977. La plu­part des dis­cours ain­si que les états des lieux tra­di­tion­nels publiés ce jour-là tendent à occul­ter les inéga­li­tés sociales et les dif­fi­cul­tés qui touchent les femmes en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té économique.

Les hommes per­çoivent presque 20 % de salaire de plus que les femmes, lorsqu’on mesure l’écart sur une base men­suelle incluant temps plein et temps par­tiels9. Un peu plus encore sur une base sala­riale annuelle… Mais que les femmes cadres touchent 2,4 fois plus que les ouvrières (en France), cela ne semble heur­ter que peu de sen­si­bi­li­tés féministes.

Les reven­di­ca­tions en faveur de la pari­té, telle qu’elles tendent à s’imposer dans le débat public et média­tique comme enjeu pre­mier de la cause des femmes, note Louis Mau­rin10, s’accommodent, par indif­fé­rence, par négli­gence ou par igno­rance socio­lo­gique, du main­tien de la pré­ca­ri­té et de l’exploitation dans l’emploi fémi­nin. Elles per­mettent, selon lui, de « com­battre les inéga­li­tés entre les femmes et les hommes tout en défen­dant un modèle concur­ren­tiel de socié­té ». Seul importe que la com­pé­ti­tion soit équi­table. Mal­heur aux vain­cus… Plus encore aux vaincues.

L’obstacle des clivages de classes

Les com­bats pour l’émancipation, notam­ment finan­cière, des femmes ont tou­jours pour­sui­vi l’objectif de l’égalité dans l’autonomie, pas celui de la réus­site sociale. Le fait qu’une femme comme Ursu­la von der Leyen dirige la Com­mis­sion euro­péenne ne change rien pour les 99 % res­tants des femmes : « Le fémi­nisme, note la phi­lo­sophe amé­ri­caine Nan­cy Fra­ser, n’a pas pour but d’assurer l’égalité des femmes pri­vi­lé­giées. Ça, ce n’est pas l’égalité, c’est une sorte de pari­té entre les inéga­li­tés »11

His­to­ri­que­ment, une des condi­tions pour que les femmes de la bour­geoi­sie puissent tra­vailler hors de chez elles et occu­per des emplois valo­ri­sés, c’est qu’elles pou­vaient elles-mêmes employer des femmes qui pre­naient soin de leur mai­son et de leurs enfants. Aujourd’hui, ces mêmes femmes de ménage, sou­vent raci­sées, net­toient les bureaux et l’univers où tra­vaillent les pre­mières, ain­si que les trains ou les avions qu’elles prennent pour aller en vacances ou se rendre à un ren­dez-vous d’affaires.

Le concept clé ici est sans doute celui de la soro­ri­té, pen­dant fémi­nin de la fra­ter­ni­té. L’historienne Arlette Farge montre bien com­bien la soli­da­ri­té entre les femmes qui s’était déve­lop­pée dans les années 1960 et 1970, est venue se heur­ter ensuite aux cli­vages de classes et à l’individualisme de la socié­té. C’est ce qui nous amène à pen­ser, avec la phi­lo­sophe Fabienne Bru­gère, que la grande ques­tion à laquelle sont confron­tées les femmes aujourd’hui est la ques­tion sociale, « cette réa­li­té incon­tour­nable des dif­fé­rences de pou­voir et de richesse dans le monde »12.

Les grèves vic­to­rieuses récentes dans le sec­teur de l’hôtellerie de plu­sieurs pays l’ont mon­tré : le poten­tiel de blo­cage de ser­vices à domi­nante fémi­nine est réel, sans que cela n’ait don­né lieu jusqu’ici à des tra­duc­tions poli­tiques ou syn­di­cales struc­tu­rantes. Si les femmes euro­péennes qui, en regard des salaires mas­cu­lins, « tra­vaillent pour rien » entre le 4 novembre et la fin de l’année13, arrê­taient le tra­vail et ne le repre­naient pas après le 1er jan­vier, que croyez-vous qu’il se passerait ?

  1. Notam­ment dans le talk show du mer­cre­di soir « A votre avis » de Sacha Daout, sur la RTBF.
  2. Flo­rence Aube­nas, Le quai de Ouis­tre­ham, Édi­tions de l’Olivier, 2010.
  3. « Le mar­ché de l’emploi belge se fémi­nise », Le Soir, 2 août 2019.
  4. « Enquête emploi 2017 », INSEE.
  5. Pierre Rim­bert, « La puis­sance insoup­çon­née des tra­vailleuses », Le Monde diplo­ma­tique, jan­vier 2019.
  6. Phi­lippe Defeyt, « Le point sur les familles mono­pa­ren­tales », Ins­ti­tut pour un déve­lop­pe­ment durable, mars 2015.
  7. L’Insurgé (1886), in Œuvres, Gal­li­mard, La Pléiade, 1990.
  8. 19 novembre 2019.
  9. « L’écart sala­rial entre les femmes et les hommes en Bel­gique. Rap­port 2017 », Ins­ti­tut pour l’égalité des femmes et des hommes.
  10. « Inéga­li­tés entre les femmes et les hommes : les leurres du 8 mars », Obser­va­toire des inéga­li­tés, 6 mars 2019.
  11. Libé­ra­tion, 29 juillet 2019.
  12. Fabienne Bru­gère, « Le fémi­nisme doit se confron­ter aux inéga­li­tés de pou­voir et de richesse », Le Monde, 10 juin 2019.
  13. « Equal Pay Day : Joint Sta­te­ment by First Vice-Pre­sident Tim­mer­mans and Com­mis­sio­ners Thys­sen and Jou­rová », 31 octobre 2019.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code