Comment définir l’extrême-droite ?
L’extrême droite, c’est une idéologie qui repose sur trois éléments :
Le premier, c’est le constat d’une inégalité de fait sur Terre : pour les formations d’extrême-droite (ED), il existe une inégalité entre des races, entre des ethnies, entre des religions, des civilisations, etc. et il faudrait donc établir une hiérarchie sociale sur cette base inégalitaire supposée.
Le deuxième, c’est le but vers lequel tendre pour palier ce constat : le nationalisme, viser une société repliée sur elle-même. Attention, si tous les partis d’extrême droite sont effectivement nationalistes, en revanche, tous les partis nationalistes ne sont pas des partis d’extrême droite.
Et le troisième, c’est la question des moyens de passer de ce constat considérée comme problématique vers cet objectif nationaliste : des moyens qui peuvent être antidémocratiques, anticonstitutionnels, parfois violents physiquement (Aube Dorée, en Grèce par exemple) et qui le sont en tout cas au niveau symbolique à l’exemple des distributions de bibles dans les mosquées menées par les militants de Britain First au Royaume-Uni.
Comment se reconfigurent leurs idéologies actuellement ?
Quatre vagues d’extrême droite se sont succédé depuis 1945.
La première vague (1945 – 55), ce sont ces formations d’ED héritières des mouvements fascistes actifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Elles sont exsangues et rejetées. Elles ne parviennent plus à se maintenir dans le paysage politique d’Après-guerre où que ce soit en Europe.
La seconde vague (1955 – 1980) est caractérisée par une opposition à la modernisation et à l’État-providence. L’exemple emblématique, c’est le mouvement poujadiste en France qui arrive à percer et obtient des élus à l’Assemblée nationale en 1956 sans toutefois parvenir à s’enraciner dans la société.
De 1980 à 2000, une troisième vague émerge avec des leaders provocateurs comme Filip Dewinter ou Jean-Marie Le Pen. Les partis d’ED commencent à prendre racine sur un discours de résistance à la migration et deviennent des acteurs de premier plan dans le paysage politique : l’UDC en Suisse, le FN en France ou le Vlaams Blok en Belgique.
On se situe depuis le tout début des années 2000 dans une quatrième vague qui consacre leur volonté d’accéder au pouvoir. Comprenant que la prise du pouvoir resterait hors de portée avec un style dur et provocateur, les partis d’ED ont lissé leurs discours et leur communication pour se montrer respectables, capables d’exercer le pouvoir et ainsi accéder aux médias et élargir leur base électorale. Mais aussi échapper aux lois contre le racisme et obtenir, ou conserver, des financements publics qui peuvent être suspendus s’ils ne respectaient pas les valeurs fondamentales des droits humains. C’est typiquement le FN de Marine Le Pen qui revoit son style en profondeur pour se légitimer. Mais on peut aussi songer au Jobbik qui tente de percer le plafond de verre qui s’impose à lui.
Ce processus pour se rendre plus acceptable ne se déroule pas que sur la forme mais aussi sur le fond. Les partis d’ED ne vont plus se cantonner aux enjeux d’immigration ou de sécurité et s’élargir à toutes les thématiques imaginables. Il s’agit de se distancier de l’image du parti monothématique intéressé uniquement par l’immigration ou la sécurité intérieure (ou, dans le cas du Vlaams Belang par l’indépendance de la Flandre), et de se montrer capable de prendre des décisions sur un ensemble de domaines qui intéressent les citoyens comme l’environnement, l’enseignement, le socioéconomique, le sociétal…
On a l’impression que les succès électoraux se multiplient, que l’ED impose les termes du débat public, que leur idéologie conquiert les esprits et occupent de plus en plus les espaces numériques mais aussi l’espace public. Est-ce qu’on peut dire que la tendance est à la conquête ?
Si on regarde les courbes, on observe effectivement que l’ED prend du poids en terme électoral. Dans tous les pays où elle existait déjà mais aussi dans des pays où elle n’existait pour ainsi dire pas : l’Espagne avec Vox, l’Allemagne avec l’AFD qui a opéré une percée assez spectaculaire encore dernièrement dans deux Länder allemands de l’Est.
Et puis, au-delà du score, il y a l’accès au pouvoir qui est de plus en plus fréquent. En Autriche à partir de 1999, l’ED intègre le gouvernement. Position qu’elle a retrouvée récemment. En Italie, on se souvient du passage au pouvoir récent de Matteo Salvini et de la Lega, parti qui y avait en fait déjà participé plusieurs fois. Aujourd’hui, la Bulgarie est dirigée par une coalition dont fait partie une formation d’extrême droite. Dans des pays plus au nord de l’Europe également. En Espagne, le parti Vox soutient le gouvernement régional andalou.
On le voit, l’extrême droite aujourd’hui a réussi à gagner les plus hautes sphères politiques, l’agenda politique parlementaire et gouvernemental : ses idées extrémistes sont de plus en plus intégrées et ses thématiques de prédilection sont des questions qui sont réellement débattues. Ce qui montre que la stratégie de cette quatrième vague de lissage du discours pour accéder au pouvoir fonctionne.
Qu’est-ce que le Vlaamse Belang (VB) mobilise dans ses discours actuels en termes d’imaginaire, de représentation et d’esthétique ? Notamment pour pouvoir jouer sur la force, une valeur phare maintenant que l’esthétique militarisante est proscrite ?
Au sein du parti, il y a eu cette tension très forte sur la question de savoir si le VB devait rester un parti d’opposition, un Zweppartij (un parti fouet) qui met la pression sur les autres et tente d’influencer la vie politique de l’extérieur – c’est la ligne Dewinter – ou bien s’il devait tenter de participer au pouvoir. C’est cette dernière ligne qui l’emportera et une nouvelle génération – incarnée par le président Van Griecken — arrive alors aux commandes du parti. Ce qui entraine un changement d’image et un élargissement des thématiques de campagne en plus des traditionnels nationalisme, migration, islam et insécurité.
Le discours a évolué pour se couler dans les évolutions sociologiques même si on reste dans une idéologie d’ED. Ainsi en est-il par exemple du discours de défense des communautés gays (au nom des libertés sexuelles, on doit combattre l’islam) ou au nom de la liberté des femmes (au sujet du voile). On le voit, ces questions sociétales peuvent servir à mieux stigmatiser les musulmans du pays.
Autre point notable, un rajeunissement sensible. Van Gricken a 34 ans et s’est entouré d’une garde-rapprochée de la même génération. Certes, Filip Dewinter ou Gerolf Annemans sont toujours là, mais ces anciens sont plus à l’arrière-plan. L’autre figure, importante, Dries Van Langhove, le leader de Schild & Vrienden a quant à lui 26 ans. Ce renouvellement générationnel a permis de faire mouche au sein de l’électorat de prédilection de l’extrême-droite, à savoir : un électorat jeune, masculin et peu diplômé. Phénomène renforcé par l’usage intensif des réseaux sociaux numériques par le VB puisque sur 800 000 € dépensés en Flandre au niveau des réseaux sociaux pour l’ensemble des partis politiques, plus de la moitié a été mobilisée par le seul VB. Ce qui est absolument colossal pour un parti qui ne représentait plus rien en termes d’élus et de financement public. Ils ont vraiment fait un pari sur l’importance des réseaux sociaux numériques pour viser l’électorat jeune.
Ce qui est frappant, c’est leurs costumes trois-pièces branchés qui leur donnent un air fringant et à la mode en plus de les repeindre en gendre idéal. Et en même temps, ils donnent une impression de force et joue sur un certain virilisme. Est-ce que ce sont des choses calculées ?
Il faut distinguer les cadres du parti comme Van Grieken ou le président des jeunes VB effectivement très « gendre idéal » de la base militante d’où émergent des figures comme Dries Van Langhove qui incarne clairement ce côté viril et de démonstration de force. D’ailleurs Schild & Vrienden a récemment organisé des cours d’introduction à la boxe pour ses membres. Même s’ils n’atteignent pas les niveaux de groupe français comme Dissidence française, embryon de milice paramilitaire qui se prépare physiquement à « entrer en guerre avec l’envahisseur musulman », il y a quand même une certaine forme de préparation à la confrontation violente au sein du VB ou dans sa nébuleuse, notamment à travers les activités estivales des Jeunes VB où l’on peut recevoir une introduction à l’autodéfense.
Les idées d’extrême-droite sont-elles portées seulement par des partis ?
Non, il y a des pays où les partis d’extrême droite ont du mal à émerger mais où par contre on retrouve des mouvements au sein de la société comme Pegida qui sont actifs en Angleterre, en Allemagne ou même en Belgique. Ils parviennent à capter l’attention des citoyens sur ces thématiques migratoires ou anti-islam au-delà de ce que peuvent faire les partis politiques.
Il existe en réalité toute une galaxie d’extrême-droite dont les partis ne sont qu’un élément. Il y a ces mouvements citoyens mais aussi des réseaux d’intellectuels (Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », Henry de Lesquin, raciste ouvertement revendiqué…), des médias (comme Boulevard Voltaire en France ou Le Peuple en Belgique repris par Mischaël Modrikamen). Il y a aussi toute la « fachosphère » sur internet, un ensemble de pages, sites, forums où s’exprime des organisations, groupes ou individus d’ED. Pas nécessairement d’ailleurs en partageant des articles haineux mais simplement en partageant des articles de la presse traditionnelle soigneusement sélectionnés qui mettent en évidence des faits divers où un étranger commet un crime. C’est le cas d’un groupe comme Fdesouche, très actif sur Facebook ou du blog catholique intégriste, le Salon beige. Cette galaxie, traversée de tensions, influence les leaders d’extrême droite et agit en guise de lobby à l’égard de ces partis.
Pour revenir aux réseaux sociaux numériques, quels types de contenus ont été diffusés par le VB lors de la dernière campagne ?
Outre des articles de presse montrant l’étranger qui agresse un local, le VB diffuse des extraits d’entretiens avec ses leaders, des capsules d’intervention de ses élus au parlement. Mais aussi des vidéos des actions choc de Filip Dewinter qui brandit le Coran devant la Chambre et affirme que c’est la source de tous nos maux. Ou encore du « safari » qu’il avait organisé avec Geert Wilders il y a quelques années à Molenbeek.
Et puis on a aussi tout un ensemble d’éléments qui relèvent du populisme, style politique dont l’extrême-droite fait un bel usage, avec cette volonté constante et sur toutes les thématiques d’opposer à un peuple — qui serait considéré comme étant homogène, national pour l’extrême droite, pour le VB ce sont les Flamands — des élites plurielles (les élites politiques, économiques, médiatiques, culturelles, universitaires, judiciaires, etc. bref « l’establishment »). Ces élites sont dénoncées comme corrompues et ne gouvernant que pour leurs propres intérêts tandis que le peuple est lui paré de toutes les vertus.
On pointe du doigt ce que le peuple ne possède pas matériellement ou culturellement, mais aussi ce que le peuple possède et pourrait ne plus posséder à l’avenir à cause de « l’envahissement de la Flandre par les immigrés ». C’est que Dominique Reynié appelle le « populisme patrimonial ». Le patrimoine matériel et culturel des locaux, ici, des Flamands, serait mis en danger par l’immigration. Une immigration qui serait préparée par les élites politiques qui ouvriraient les frontières à ces étrangers au détriment des locaux.
Cela rappelle les « élites cosmopolites » de l’extrême droite des années 30…
Ce terme de « cosmopolitisme » est d’ailleurs repris aujourd’hui par l’extrême-droite qui arrive à imposer son clivage ethnocentrisme / cosmopolitisme (ou, pour reprendre la version frontiste Nation / Mondialisme) là où historiquement ce sont des clivages comme Église / État, le clivage linguistique ou le clivage socioéconomique qui a dominé la vie politique en Belgique et ailleurs depuis des dizaines d’années.
Les discours de l’extrême droite ont-ils contaminé d’autres formations politiques qui essaient de tirer les marrons du feu en vue de gains électoraux ?
La force électorale des partis d’ED a indéniablement mis à l’agenda certaines thématiques qu’ils portent et conduit des partis plus traditionnels à réorienter leur discours. En Belgique, par exemple, la NV‑A qui n’est pas un parti d’extrême droite mais qui est par contre un parti nationaliste a observé qu’elle était capable de récupérer des électeurs du VB, et pour ce faire, a axé ses dernières campagnes sur l’immigration, l’identité nationale flamande et la sécurité intérieure même si les mesures prônées ne sont pas les mêmes.
Cette contamination ne touche pas que les partis de droite puisqu’au Danemark, les sociaux-démocrates ont, disent de nombreux commentateurs, gagné les élections parce qu’ils avaient des propositions programmatiques très proches de celles du Parti Populaire Danois…
Il y a en tout cas une volonté de récupérer des électeurs. Le parti Social-Démocratie a voté en 2018 l’interdiction du voile intégral dans l’espace public et a présenté un projet de réforme visant à renvoyer les migrants non occidentaux dans les camps africains sous supervision de l’ONU : des mesures qui se retrouvaient dans le programme du Parti Populaire danois (ED). Cela étant, elles restent très édulcorées par rapport à celles du partir d’ED.
Est-ce qu’on a une idée dans l’électorat ce qui fait mouche dans les arguments de l’ED et pourquoi ?
Il s’agit de jouer sur l’incertitude, la peur du déclassement, de l’invasion et du déclin des électeurs et électrices les plus vulnérables. Et de désigner la cause de tous leurs maux comme étant l’immigré, le musulman, etc. C’est donc d’abord la peur qui est mobilisée et qui fait mouche avant la haine même si une portion minoritaire de l’électorat est certainement motivée par un racisme ou une xénophobie profonde. On peut aussi songer à la peur de l’insécurité largement mobilisée par l’ED, en pointant notamment les défaillances du système judiciaire, toujours coupable de ne pas assez punir.
C’est une base commune qui ne doit pas masquer certaines spécificités suivant les pays ou les régions. Ainsi, en Flandre, l’ED s’est d’abord construite sur le nationalisme et l’indépendance de la Flandre avant d’être anti-immigration et prosécuritaire. Cette question nationaliste permet de récupérer une part significative de l’électorat. En Espagne, Vox doit son succès avant tout à son positionnement clairement unitariste vis-à-vis des demandes d’indépendance de la Catalogne et pas spécialement à ses positions sur la question migratoire.
Comment endiguer la poussée de l’extrême-droite ?
Réduire l’impact de l’extrême droite, cela peut-être réduire leur importance électorale ou bien réduire leur influence. Par exemple, un parti comme le RN en France possède très peu de député·es mais exerce une influence considérable sur la vie politique française.
Il existe différents moyens pour limiter l’impact électoral ou l’influence politique de ces partis d’extrême droite. Des moyens juridiques mis en œuvre par les autorités judiciaires avec des demandes d’interdiction. Mais aussi tout un arsenal législatif sur le financement des partis (comme l’Article 15ter de la Loi de 1989 en Belgique) qui permet de suspendre le versement de cet argent public aux partis liberticides ou encore les dispositifs de loi contre le racisme telle que la Loi Moureaux. Il y a le cordon sanitaire médiatique présent au sud du pays – mais pas au nord. Et le cordon sanitaire politique c’est-à-dire l’accord entre des partis politiques pour ne pas gouverner avec le VB qui est tenu par la majorité des partis flamands à l’exception de la NV‑A (mais qui dans les faits le respecte quand même). Et puis, il y a un ensemble d’actions de la société civile, par exemple Les Territoires de la mémoire qui peuvent organiser des voyages de mémoire à Auschwitz ou qui organise des conférences, monte des campagnes de sensibilisation, publie des livres, organisent des expositions, diffusent des tracts visant à informer le public qui peuvent faire changer d’avis d’éventuels électeurs des partis d’ED.
Quel bilan peut-on peut faire du cordon sanitaire ?
Ce qu’on a pu observer au niveau flamand pour le Vlaams Blok puis le Vlaams Belang, c’est une forme de « fatigue électorale » de leurs électeurs traditionnels s’apercevant que le parti, en raison du cordon, n’accèderait jamais au pouvoir. D’ailleurs, la NV‑A a joué sur ce phénomène et en disant que voter pour le VB, c’était gâcher son vote, et a appelé les électeurs à voter pour eux, arguant du fait que, certes la NV‑A était moins radicale que le VB mais qu’elle aussi voulait l’indépendance de la Flandre et avait des mesures fortes sur l’immigration ou la sécurité. Alors, certes plus modérées que celles du VB. Mais que c’est justement cette modération qui leur permettrait d’accéder au pouvoir. Ça a fonctionné et depuis lors, la NV‑A a accédé à tous les niveaux imaginables. Ici, le cordon a servi la NV‑A au détriment du VB. Même si des électeurs, au dernier scrutin, sont retournés au bercail après la gestion migratoire ferme sur le point de vue discursif de Theo Francken mais finalement peu probante à leurs yeux. Le cordon sanitaire a effectivement eu un impact négatif sur l’électorat et le score du Vlaams Belang. Par contre, cela ne signifie pas que cela a eu un impact sur l’influence qu’il exerce.
Les différentes manières d’appliquer le cordon au nord et au sud expliquent-elles ce fameux phénomène où côté francophone l’extrême droite est quasi inexistante ?
Outre les freins que j’évoquais, en Belgique francophone, c’est le double cordon sanitaire politique et médiatique qui a permis de limiter le développement de l’ED. Les médias ne donnent aucune tribune à des personnes issues de l’ED comme cela peut être le cas en Flandre où Van Grieken s’exprime librement et en direct sur les plateaux de télévision. Mais d’autres d’éléments côté francophone expliquent aussi la difficulté pour l’extrême droite d’émerger comme l’absence d’un leader charismatique qui pourrait mobiliser les foules ou encore la fragmentation profonde des formations d’ED en Wallonie (Nation, Agir, Les Belges d’abord…) avec de nombreuses scissions et conflits internes qui les paralysent. Mais le cordon complique tout de même sérieusement leur tâche pour se faire connaitre.
Dernier ouvrage paru : L’extrême droite en Europe occidentale (2004-2019), Courrier hebdomadaire n° 2420-2421, CRISP, 2019.