Comment se fait-il que des expressions racistes se retrouvent dans le folklore belge ?
Ces expressions ont une filiation historique assez identifiable. Si on prend par exemple les Noirauds à Bruxelles, ce groupe a été fondé en 1876, ce qui correspond à l’organisation de l’une des premières conférences géographiques de Léopold II à Bruxelles qui avait pour but de rendre compte des « explorations » des hommes de Léopold II en Afrique notamment Stanley et de préparer les arguments de la conférence de Berlin. L’existence même de ce groupe s’inscrit dans l’histoire coloniale belge. Ils sont grimés en « notables congolais » (veste queue-de-pie noire, pantalons bouffants de couleur vive, breloques clinquantes). C’est comme ça qu’on appelait des chefs communautaires avec qui Stanley avait signé des soi-disant traités d’allégeance, et qu’il avait en fait purement et simplement spoliés. Le blackface saute évidemment aux yeux. Le terme « Noiraud » lui-même pose problème puisqu’il est aussi péjoratif et raciste que celui de « nègre » et se réfère à des théories racialisantes et suprémacistes.
Suite à l’interpellation d’associations il y a quelques années, les Noirauds ont fait évoluer leur grimage avec les couleurs du drapeau belge à la place du seul noir, tant mieux. Mais ils conservent encore des éléments symboliques racistes qu’il faut combattre dont le déguisement du Manneken-Pis en caricature du bon sauvage de l’époque coloniale ou une « tête de nègre » très stéréotypée et affublée d’un anneau nasal brandie sur une pique.
C’est révélateur de plusieurs problèmes. D’abord, de la non-déconstruction des stéréotypes hérités de la propagande coloniale. L’histoire coloniale a duré environ 100 ans (si tenté qu’elle se soit arrêtée), période pendant laquelle on a bourré le crâne des Belges jusqu’à ce que ceux-ci et celles-ci croient vraiment ce qu’on leur racontait : le Noir est polygame, le Noir est paresseux, il a un don pour le sport, il a un don pour la musique, etc.
Ensuite, outre cet héritage, on a aussi affaire à une banalisation du racisme en Belgique en raison d’une loi contre le racisme in fine complètement vide en termes de sanctions puisque la définition juridique de l’acte raciste est extrêmement restrictive. C’est particulièrement clair vis-à-vis des chars antisémites et négrophobes à Alost, dans une ville politiquement très à droite et où les digues retenant les discours racistes ont été rompues. Les autorités ont même défendu leur cas auprès de l’Unesco en mettant en avant la liberté d’expression… [La ville a depuis décidé de retirer elle-même son carnaval de la liste de l’Unesco, anticipant la sanction. NDLR]. Ce déni de racisme ne changera pas tant qu’on n’aura pas une vraie loi antiraciste qui aura les moyens de sanctionner correctement ce genre d’acte ou de paroles. Et leurs condamnations systématiques par la classe politique qui, sur Alost, a apparemment choisi le silence radio.
Et enfin, on a un racisme structurel, avec des discriminations à tous les étages qu’elles soient dans les représentations publiques ou qu’elles soient dans les sphères privées. Les afrodescendants sont les plus touchés des minorités dans l’accès à l’emploi et au logement. Et ce sur ce quoi ils sont discriminés, c’est sur base de leurs représentations qui proviennent justement des stéréotypes coloniaux développés par la propagande.
Qu’est-ce qui fait que la figure du sauvage d’Ath est raciste et coloniale ?
L’histoire de ce sauvage trouve sa source dans une espèce de mythe qui ressemble très fort à des légendes coloniales et dans les représentations qu’on avait des Africain-es. C’est un sauvage qui est enchainé et qui brise ses chaines. Ce qui semble d’ailleurs renvoyer à l’alibi de la colonisation proposé à la conférence de Berlin : pourquoi est-ce qu’on va au Congo ? Pas du tout pour exploiter les matières premières, mais parce que nous allons sortir ces pauvres gens de l’esclavage nous dit-on ! Cette allégorie n’est pas forcément comprise des gens participant au folklore qui se disent qu’au contraire, si le Sauvage brise ses chaines, c’est que c’est un homme libre. Libre certes, mais dont la source se trouve sans dans la colonisation. Et personnage qui est toujours infériorisé par rapport à ceux qui l’entourent. D’où une représentation qui est dégradante : même s’il est acclamé par l’ensemble de sa ville, cela reste un gars qui est enchainé, et habillé étrangement. Et qui plus est, c’est un blackface, c’est-à-dire une personne qui se déguise en noir, ce qui est inacceptable.
L’historien officiel de la ville d’Ath ne dit pas autre chose. Il reconnait volontiers l’origine coloniale de cette figure, mais, et c’est pervers, tente ensuite de la défendre en affirmant que les gens ne font justement aujourd’hui plus le lien avec cette histoire coloniale. Or, évidemment que tout ça est inconscient pour la plupart de gens ! Là où c’est gravissime, c’est qu’on a affaire à des historien·es qui ont normalement des compétences pour analyser ce genre de choses et qui ne sont pas présent·es pour remettre en question ce folklore !
Que peut-on faire face à ces figures racistes ? Et quelle stratégie est la plus pertinente sur cette question épidermique ?
Tant qu’on ne sortira pas de représentations culturelles stéréotypées, de ces dominations, de ces privilèges instaurés sous la période coloniale et qui ont perduré ensuite, on n’arrivera à rien. L’enjeu, énorme et compliqué, c’est d’arriver à faire comprendre à l’ensemble des personnes qui prennent part à ce folklore ou le regardent pourquoi ces représentations et pratiques sont négrophobes. Pourquoi il y a un lien avec les discriminations. Et pourquoi il existe un lien avec la colonisation.
Et je pense qu’on ne remettra pas en question ce folklore en ayant des attitudes frontales, du moins en première stratégie. Malheureusement, nous sommes en minorité. C’est pourquoi il faut essayer de trouver d’autres voies de lutte pour que les gens ne se braquent pas a priori. Et pour que les politiques embrayent sur ces problématiques. Nous sommes plusieurs associations à se dire qu’il faut stratégiquement essayer d’abord de discuter avec les responsables c’est-à-dire les historiens de la ville, le bourgmestre, le collège échevinal, mais aussi les organisations qui financent les carnavals. On espère ainsi passer d’une minorité à un groupe beaucoup plus large qui soit capable d’aller dire aux mandataires politiques « maintenant, ça suffit ! », et exiger un plan national contre le racisme, des heures d’histoire sur l’histoire coloniale, mais aussi l’histoire du continent africain, et réclamer d’arrêter avec ce folklore raciste et les blackface.
Par ailleurs, nous avons pris aussi conscience que pour bouger les responsables politiques sur ces questions, les acteurs de la société civile sont souvent obligés d’aller interpeler les instances internationales pour qu’elles exercent à leur tour une pression sur la Belgique. C’est le cas pour Alost mais aussi pour Ath où des associations sont allées voir les instances onusiennes. Il semble que c’est seulement à partir de là qu’un débat national arrive enfin à émerger et que les gens se posent des questions.
Aux Pays-Bas, concernant le Zwarte Piet, c’est en allant voir le comité des droits de l’homme de l’ONU, qui a ouvert une enquête, que les choses ont pu changer face au mur d’incompréhension auquel les associations d’afrodescendants faisaient face jusqu’ici. Dans l’espace francophone, mon hypothèse c’est qu’on a laissé infuser cette représentation du Père Fouettard avec des représentations négrophobes issues de la colonisation qui ont donné ce qu’on connait aujourd’hui et peu de gens remettent en question le fait d’acheter un Zwarte Piet en chocolat au supermarché et que ce personnage et cette situation raciste soient exposés aux enfants. Face à cela, il y a cette belle réponse artistique — une autre piste intéressante pour agir — de Laura Nsengiyumva, très active en Flandre et à Bruxelles. Elle réalise des interventions artistiques et politiques sous le nom de Queen Nikkolah pour contrer ces folklores et rééquilibrer, en tant que femme noire, la perception de Zwarte Piet et Saint-Nicolas. Elle a aussi récemment réalisé une performance de fondue au chocolat de figurines de ces deux personnages. Autant de manières d’exprimer de manière créative un « ça suffit » et d’inciter les gens dans l’espace public à réfléchir à une transformation du folklore.
Les défenseurs de ce folklore raciste font souvent appel à la tradition qui serait multicentenaire ou millénaire. Or, nombre de ces traditions ont fort évolué depuis leur naissance ou bien sont assez récentes comme « La sortie des Nègres » de Deux-Acren qui date de l’Indépendance du Congo (1960)…
Oui, et encore une fois, la source coloniale est très claire. Aux Deux-Acren, la « sortie des Nègres » donne à voir les sauvages qu’on est allé coloniser (en pagne, avec pique et bouclier) qui sont encadrés par des personnes qui jouent des coloniaux.
Notons que ces derniers viennent de se renommer en « Sortie des Diables » tout en gardant les mêmes costumes. Difficile de s’en réjouir quand on pense à l’allégorie souvent établie entre les Noirs et le diable, la couleur noire de l’enfer, où de ce qu’on disait au Congo des Noirs comme étant les descendants des condamnés de Cham [Dans la Bible, condamné par Noé à voir ses enfants devenir l’esclave de de ses frères NDLR]. Tout ça encore une fois est très inconscient, mais hérité de ce temps colonial.
Cela semble devenir assez rapidement impossible d’évoquer la possibilité de faire évoluer les facettes racistes de leurs traditions avec les carnavalier-ères ou les organisateur-trices, pourquoi est-ce aussi délicat ?
On a affaire à des personnes qui tiennent à leur folklore et y participent souvent depuis leur enfance. Elles travaillent depuis un an sur leur char ou leurs costumes. Si on vient trois semaines avant en criant sur tous les toits que ce qu’elles font, c’est raciste — même si évidemment ça l’est — on risque fort de se heurter à un mur. Car la plupart des gens ne font pas le lien avec le temps colonial et donc n’y voient aucun problème. Pas étonnant dans le contexte belge où seules deux heures d’enseignement dans tout un cursus scolaire (et encore, quand on a le temps) seront consacrées à l’histoire coloniale ! Si les gens sont peu interpelés, il y a peu de chance qu’ils réfléchissent par eux-mêmes sur ces questions. Il faut donc ouvrir un dialogue de longue haleine avec eux sur la colonialité de notre culture aujourd’hui, tout en évitant les altercations ségrégantes qui n’amènent que des réponses primaires. Quitte à passer à une autre méthode si les gens restent vraiment sourds à toute argumentation.
Si on peut être indulgent et patient pour les citoyen·nes lambda qui sont sous-informé·es, en revanche, on peut estimer incompréhensible des discours politiques, qui défendent coute que coute ces pans racistes du folklore. Car eux sont informés et conscients du racisme structurel. Et ils sont censés détenir les outils et le conseil scientifique pour faire le lien entre ces représentations, carnavalesques ou folkloriques, et les discriminations. Ils ont cette responsabilité d’aller de l’avant et de sortir des considérations électoralistes
On évoquait le blackface, le fait pour un Blanc de se grimer en Noir, pratique qui suscite à juste titre de plus en plus d’indignation. Qu’est-ce qui fait que depuis plusieurs années, on observe cette vigilance et ces contre-attaques face à ces expressions racistes-là ?
Ce n’est pas une contre-attaque c’est simplement dû à une réorganisation des luttes, progressives, par les nouvelles générations afrodescendantes, belges au même titre que d’autres, et disposaient dès lors de droits qui n’étaient pas respectés. À présent, face aux discriminations, ils disent : « ça suffit ! » et revendiquent le fait de pouvoir être ce qu’ils sont, avec leur spécificité, et le fait que la Belgique doive aussi s’adapter à leur présence et leur culture et non plus seulement l’inverse.
Cela veut dire d’en finir avec cette espèce de mythe suprématiste blanc, avec des privilèges, avec le racisme structurel, ouvrir la représentation politique à ce qu’on appelle « la diversité » pour qu’à la Chambre, au Sénat et autres instances, il y ait des personnes d’origine afrodescendante, du Nord au Sud, par exemple avec des quotas transitoires comme on l’a fait pour améliorer la diversité de genre.
Je crois aussi que les choses changent car il y a de plus en plus de Belges blancs qui réalisent qu’ils sont ignorants ou qui se sentent mystifiés. Pour preuve, ceux qui participent aux visites guidées décoloniales du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte Contre les Discriminations qui ne sont généralement pas des afrodescendants, mais des « Blancs-Belges » qui s’intéressent à l’espace public et l’histoire, et qui découvrent une autre histoire de leur pays. Fort de cette conscientisation à la colonialité dans l’espace public et dans les institutions, ils se mettent en mouvement et rejoignent ces combats.
Y a‑t-il à l’égard du folklore raciste une spécificité en Belgique par rapport aux autres anciens empires coloniaux ?
En Belgique, à chaque fois qu’on a des vieilles représentations concernant les personnes afrodescendantes dites « africaines », elles trouvent leur source à 80 % dans l’histoire coloniale. Pourquoi ? Parce que jusque 1960, la présence noire sur le territoire de la métropole belge est presque inexistante, contrairement à d’autres empires comme l’Angleterre ou la France qui ont accueilli très tôt sur leur territoire des étudiants issus des pays colonisés — dans le but de former une élite maniable pour continuer à dominer. Dès lors, les représentations des Noirs à disposition en Belgique provenaient essentiellement de la colonisation. La Belgique a toujours eu peur du métissage. Une peur que l’on retrouve inscrite aussi profondément dans ces folklores exotisants et racistes qui semblent être les seules démonstrations de la culture africaine qu’on a gardées et qui sont devenues à un moment la représentation de l’Autre au sens large.
Car on peut établir un lien entre la propagande coloniale et l’identité nationale belge qui va se construire en même temps qu’elle construit le regard sur l’Autre. N’oublions pas que quand démarre la colonisation, en 1885, la Belgique, très jeune n’a pas d’identité nationale très définie. Dans la propagande coloniale, le Belge colonisant, le colonisateur, ce n’est ni un Flamand, ni un Wallon, ni un Bruxellois, c’est un Blanc, un Blanc qui s’oppose, dans les représentations, au Noir. Cette identité nationale belge ainsi permise et fortifiée par la colonisation est évidemment fragile. Et ce n’est pas un hasard si dès la fin de la colonisation, les premières tensions communautaires entre Flamands et francophones émergent. Tout ça s’exprime en creux derrière le folklore.
En Belgique, plus qu’ailleurs, on identifie systématiquement les personnes en fonction de leur couleur de peau et de leur provenance continentale supposée. Les personnes racisées entendent souvent encore dire : « mais d’où tu viens ? » alors même qu’elles sont nées ici et belges. Certes, elles ont des racines culturelles variées, mais comme Elio Di Rupo a des racines culturelles variées. On entend rarement dire « Elio Di Rupo est Italien ». Ce sont des tensions qui s’expriment et qui explosent pendant les carnavals.
J’ai aussi l’impression que dans les autres ex-empires coloniaux, on a moins de complaisance, qu’on entend moins de justifications un peu ras-du-sol type « ça va, y’a pas mort d’homme », « c’est bon enfant » ou « on a plus le droit de rien dire ». Les afrodescendants sont plus considérés en France, Allemagne ou Angleterre comme une partie intégrante d’une société et des carnavals avec des caricatures négrophobes ou antisémites y déclencheraient probablement des débats politiques intenses et des prises de positions des partis, ce qu’on n’a pas beaucoup entendu par ici.
Est-ce qu’il y a eu moins de travail de déconstruction de la propagande coloniale qu’ailleurs ?
En fait, la propagande coloniale a concerné proportionnellement beaucoup plus de monde en Belgique. Et à ça il faut rajouter une dimension affective très importante puisque 2/3 des familles belges seraient directement concernées par la colonisation. Cela amène un sentiment fébrile parce qu’on n’a pas envie que grand-père soit un salaud. On a à peu près le même affect sur le folklore, un mélange de fierté et de nécessité de défendre la chose alors qu’en même temps, on sent bien que tout cela ne va pas. Il faut donc déculpabiliser les enfants ou petits-enfants de ceux qui ont participé à la colonisation : ils n’ont rien à voir avec la colonisation en elle-même. Mais ils ont à voir par contre avec ses conséquences actuelles. C’est pourquoi il faut les amener à prendre conscience que ce qu’on a fait gober à ses grands-parents a des conséquences aujourd’hui sur l’organisation de la société belge, sur le racisme structurel et sur les discriminations. Le travail est immense ! Ce folklore, c’est la face émergée de l’iceberg. Derrière cette remise en cause du folklore raciste issu de la colonisation et les réactions que ces interpellations suscitent, on touche en effet rapidement à des phénomènes beaucoup plus profonds et larges qui indiquent toute l’ampleur du travail à mener pour décoloniser les esprits en Belgique.
Elikia M'Bokolo et Julien Truddaïu, Notre Congo / Onze Kongo : la propagande coloniale belge dévoilée, Coopération Éducation Culture, 2018