Gilets jaunes, ZAD, grèves scolaires du jeudi pour le Climat… Est-ce qu’on peut constater une montée en tension sociale ? Un retour à des formes plus dures de manifester et de revendiquer ?
Si on ne peut pas estimer qu’il y a une politisation plus forte aujourd’hui qu’hier, en revanche, on constate en effet une recrudescence de toute une série de formes de contestations, ou de formes de vies marginales, qui sont susceptibles de résister par la violence. Et ce, notamment parce que les États occidentaux ont une tendance générale à la dé-démocratisation, à se cabrer très vite et à très rapidement faire appel à la police. On le remarque de manière prégnante avec la figure de Macron en France, c’est-à-dire qu’on voit bien que se restaurent des pouvoirs forts, plutôt autoritaires, et de tendance droitière. Sans parler évidemment des pouvoirs clairement d’extrême droite comme en Pologne, Hongrie, Autriche ou Italie. Effectivement donc, on peut considérer qu’on vit une sorte de tension montante.
En revanche, ce serait une erreur de penser que celle-ci est inédite ou qu’elle est neuve. Si on se réfère à l’histoire, même récente, jusque dans les années 60 et 70, vous aviez des mouvements contestataires et de luttes sociales qui étaient extrêmement forts et qui passaient parfois par la violence. Ne serait-ce que Mai 68. On est progressivement arrivé, entre les années 60 et le début des années 80, à une sorte d’apaisement de la conflictualité dans les sociétés industrielles démocratiques occidentales. Notamment parce que certaines classes sociales, comme la classe ouvrière, mise de côté jusqu’alors, est intégrée à la modernité et à plus de protection : droit à la pension, soins de santé gratuits, indemnité de chômage en cas de licenciement, sécurité sociale, droit du travail, etc. Tout cela a beaucoup progressé, dans le troisième quart du 20e siècle, après Mai 68.
Aujourd’hui, on peut se dire qu’après une période de relative accalmie, la violence est de retour, mais c’est quand même extrêmement relatif quand on sonde le passé. Ainsi, on a connu durant les années 70 une période où le communisme radical était extrêmement puissant (Fraction armée rouge, Cellules Communistes Combattantes etc.). La violence était donc toujours présente, même pendant cette période de relatif apaisement des conflictualités.
Est-ce qu’on assiste à la remise au goût du jour de dynamiques et moyens d’action plus directs, de stratégies qu’on avait mises de côté voire même jugées contreproductives ?
Oui, certainement, en partie. Mais il ne faudrait pas simplement y voir une recrudescence de passions violentes dans la population : il s’agit bien d’une réaction à quelque chose, à une situation.
Les Zones à défendre (ZAD), c’est une partie de la population, ce qu’on pourrait appeler la classe sociale du précariat pour reprendre une expression de Guy Standing, en nette augmentation, composée de jeunes très souvent formés qui travaillent, qui ont souvent plusieurs emplois en même temps et qui pour autant sont pauvres, sur le modèle du « working poor » américain, britannique ou allemand. Une partie de ces précaires décident de claquer totalement la porte aux sociales-démocraties en allant se réfugier dans une ZAD pour ne plus rien avoir à faire avec les institutions comme l’Onem qui veut les contraindre à travailler, etc. Allant même jusqu’à renoncer à des indemnités de chômage, et à se sortir des listings publics, pour ne plus avoir à travailler dans un monde qui les dégoute. On disparait, mais on est heureux.
En ce qui concerne les Gilets jaunes, si ce mouvement est bien sûr très différent de celui des ZAD, l’origine en est en quelque sorte la même : la fin de l’Etat social. La classe moyenne qui avait réussi à stabiliser ses conditions d’existence et de protection sociale dans les années 60 – 70 avec les minimas salariaux, le renforcement de la sécurité sociale et toute une série de conquêtes sociales est aujourd’hui touchée de plein fouet par la précarisation. Elle s’effrite par le bas et vient nourrir le précariat de gens qui travaillent et qui pourtant n’arrivent pas à joindre les deux bouts et à payer leurs factures.
Indéniablement, les États récoltent aujourd’hui les violences dont ils ont eux-mêmes semé les graines par 30 années de politiques néolibérales. Les individus qui en ont pris plein la figure pendant des décennies passées à galérer, restituent cette violence sociale subie, parfois de manière malheureuse, « bête et méchante », comme on les a vues dans les rues de Paris. Il ne faut pas s’en étonner, surtout quand on voit le pouvoir continuer à persévérer bille en tête, croyant qu’on va parvenir à régler les tensions sociales avec les entreprises tous azimuts — y compris multinationales — ou le soutien à l’innovation technologique.
Est-ce que, au sein des mondes militants de gauche, se diffuse l’idée que manifester tranquillement, marcher pacifiquement ça ne suffit plus, l’idée qu’il faut à présent « montrer un peu plus les dents » et exprimer plus avant sa colère ?
Je ne sais pas si on peut dire que marcher pacifiquement a fonctionné et ne fonctionne plus. En fait, je ne pense pas que quoi que ce soit ait été transformé socialement et politiquement dans le monde par la formule manifestation dans la rue, par les défilés dans les rues. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de sens. Cela reste nécessaire de parvenir à montrer symboliquement qu’on est très nombreux afin que tout le monde finisse par devoir tenir compte de nos revendications : les progressistes en endossant celles-ci à une échelle politique et les conservateurs qui, tout en tâchant de délégitimer le mouvement, doivent tout de même composer avec ce qui s’impose dans le débat. Mais au-delà de ça, la contestation n’a jamais véritablement fonctionné qu’à partir du moment où on commence à venir flirter avec l’illégalité. Tout d’un coup, cela contraint le pouvoir, l’État en l’occurrence dans ce qui reste une démocratie comme la nôtre, à modifier tendanciellement sa ligne de conduite.
À la fin du 19e siècle s’élaborent les premières formes de défense ouvrière. L’État commence à avoir beaucoup de mal à cadrer les contestations ouvrières et les manifestations prennent une tournure violente. Ce qui a fonctionné, c’est ce moment où des grèves sauvages massives ont eu lieu dans les entreprises. Non seulement des ouvriers paralysaient l’outil de production, empêchant donc les propriétaires des dites entreprises de faire du profit. Mais en plus, les ouvriers allaient jusqu’à casser leur instrument de travail en signe de protestation ! On voit la montée en force des syndicats, alors illégaux, que l’État finit même par devoir reconnaitre.
Actuellement, si les manifestations pour le climat des jeunes étudiants interpellent le pouvoir si efficacement, c’est parce qu’elles flirtent avec les limites de la légalité. Ainsi, ce qui fait bouger les lignes politiques — il y a quand même une ministre flamande qui a démissionné — ce ne sont pas juste des dizaines de milliers de personnes dans la rue, mais c’est surtout le fait que ces milliers de personnes ne devraient en principe pas s’y trouver, puisque légalement elles sont mineures et supposées être à l’école ! C’est le fait que des gamins osent agir hors du cadre légal pour porter une revendication. Il y a là quelque chose qui vient éroder l’ordre établi du monde dans lequel on vit et ça, c’est inquiétant pour le pouvoir, cette émergence qui n’est certes pas violente, mais qui est en dehors du cadre légal. Et qui de surcroit porte une revendication que tout le monde ou presque reconnait comme bien légitime !
La question de la légalité est cruciale. D’une part, ce n’est pas parce qu’une action est illégale qu’elle est forcément vraiment violente (voyez par exemple les expériences autogestionnaires comme celle des usines des montres LIP). Et d’autre part, ce n’est pas parce qu’une action est illégale qu’elle n’est pas juste. Par exemple la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui a réussi à empêcher la construction de l’aéroport sur une zone humide préservée : ça a été une vraie victoire pour les mouvements contestataires. Macron a fini par céder car la majorité des gens considéraient que c’était une aberration écologique de continuer à construire des aéroports supplémentaires et donc que c’était juste de s’y opposer.
Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe à gauche : personne ne cautionne ou commande les violences politiques (à de rares exceptions peut-être comme les mouvements autonomistes), mais tout le monde sait, y compris les syndicats, qu’elles peuvent « muscler » les luttes, que la perte de contrôle à un moment donné par les autorités syndicales peut effrayer le pouvoir. Est-ce qu’il y a un jeu dupe à gauche en la matière ?
Oui, certainement, mais la politique, c’est un jeu de dupes depuis toujours ! C’est un rapport de force permanent qui est en grande partie stratégique. Je déteste l’idée de « récupération » par exemple, quand on vient pointer un risque qu’un mouvement soit récupéré par tel ou tel courant politique. Car les courants politiques font en fait leur job en essayant de s’adosser aux luttes sociales. Selon moi, la vraie question c’est de savoir dans quelle mesure est-ce que, en s’adossant à ces luttes sociales-là, ce qu’ils vont suggérer est apte ou non à transformer quelque chose dans le monde concret ? S’y adosser simplement pour le discours et sans faire de projets de loi, en effet, là pour le coup c’est totalement un jeu dupe. Mais c’est là que justement les citoyens ordinaires tiennent le politique par le bas ventre en jouant le jeu de la démocratie. Je crois que les gens dans les manifestations le savent en partie et en tirent leur partie. On va jouer le rapport de force, et ce jusqu’à ce que certains prennent en cause nos revendications et les portent réellement, avec un désir d’impact réel au-delà de l’idéologie.
Ensuite, je crois aussi qu’il faut faire très attention à la question de la violence. Il y a plusieurs formes de violences. On met ainsi très souvent derrière la notion de violence des actes qui en fait ne sont pas spécialement violents. Si on prend par exemple le phénomène des ZAD, qui concerne en France des dizaines de milliers de personnes. Il y en a aussi une en Belgique [La ZAD du Kelbeek à Haren contre le projet de maxi-prison NDLR], mais qui est en voie de disparition. Avec les ZAD, il n’y a absolument aucune forme de violence autre que celle de résister à l’État et aux policiers qui essaient de venir nous déloger d’un territoire sur lequel on estime être légitimes parce qu’on se bat au motif de principes de justice clairs : l’écologie, la nature, contre un barrage ou un aéroport inutile, etc. En tant que telles, elles ne sont pas violentes : l’occupation est pacifique. La violence est provoquée par l’intervention étatique qui envoie la police armée jusqu’aux dents, voire son armée, pour déloger ces occupations pacifiques. C’est quand même complètement dingue de se dire qu’on en est là aujourd’hui… Et dans les mouvements des Gilets jaunes, les violences policières sont indéniables. On ne peut pas se limiter à affirmer que l’État a le monopole légitime de la force et qu’il peut donc par là-même se permettre d’aller casser du Gilet jaune s’il en a envie : en démocratie, ça ne marche pas comme ça. Bref, il faut d’abord pouvoir se demander : par qui est initiée la violence ?
Les médias diront que les violences policières répriment la « violence gratuite » des « casseurs »…
L’autre question qui se pose c’est : quelles formes de violence ? Or, les médias télévisuels ne vont en effet jamais chercher à déterminer exactement ce qui est détruit, pourquoi et de quelle manière ça l’est, et si surtout il y a ou non des violences physiques contre des personnes, de la part de ceux qui sont qualifiés de « vandales », « violents », « factieux », « casseurs », sans foi ni loi ». etc.
Or, en ce qui concerne les violences politiques aujourd’hui, on est quand même très loin des celles perpétrées dans les années 70, quand des mouvements de gauche radicale enlevaient des patrons de grosses entreprises ou de banques et les exécutaient… On est plutôt dans des violences en manifestation, sous forme de violences matérielles, avec un aspect symbolique et politique dans les cibles de ces destructions qu’illustrent les pratiques des Black Blocs. Ces groupes, que les médias qualifient volontiers de « casseurs », font généralement très attention à leurs cibles : ils ne cassent pas des biens publics, mais vont taguer des banques, casser des vitrines d’assurances privées ou de magasins de luxe. Il y a derrière ces actes un message politique clair qui est exprimé. Et bien sûr, ils ne cherchent pas à blesser qui que ce soit.
Ne pas voir cette dimension symbolique dans ce que charrient ces « casseurs » et renvoyer ça à une ultra-violence gratuite propre à un groupe d’excités, c’est se leurrer. À part dans des situations de guerre radicale, et encore, où des gens ont été drogués pour aller au combat, les humains ne portent pas naturellement en eux un désir quelconque de violence, ce n’est pas vrai. Personne n’est spontanément ou naturellement violent — sauf évidemment dans certains cas qui relèvent de la psychiatrie.
Dans les discours militants, quel est le cadre du débat qui peut agiter la gauche dans son rapport aux violences politiques ?
Chaque fois qu’il y a des manifestations de violence, c’est qu’il y a un problème démocratique puisque le principe même de la démocratie c’est d’organiser le conflit, de manière pacifiée, entre des gens qui ont des représentations du monde, de la vie, des priorités sociales différentes. Toute manifestation de violence peut donc systématiquement se lire comme un déficit ou un échec de démocratie.
Mais à gauche, par rapport aux violences, il faut faire la distinction entre interdire, justifier et opérer un travail de compréhension sur. La première position, qui vise à déplorer unanimement toutes les violences, à les interdire et les rejeter du débat et appeler à les réprimer sous prétexte qu’elles seraient antidémocratiques n’est en réalité pas une position de gauche, mais une position réactionnaire. À l’autre bout du spectre, la position qui consiste à justifier aveuglément les violences sous quelque forme que ce soit au motif que l’État et nos sociétés sont devenus invivables n’est pas tenable non plus. Il existe une position intermédiaire, la plus progressiste à mes yeux, qui consiste à tenter de comprendre ce qu’il se passe et à ne pas condamner unilatéralement des actes dits violents. Et parfois même, dans une certaine mesure, à partiellement justifier cette violence si tentée qu’elle ne s’en prenne pas aux personnes. Dire « je ne vois pas de problème à ce qu’on casse une vitrine de banque » est pour moi une réflexion d’une gauche qui cherche à renouer avec ce qui est sa vocation initiale à savoir : contester l’ordre établi qui depuis toujours profite à certaines catégories de la population beaucoup plus qu’à d’autres. Par contre, rajouter « Et qu’on attaque les banquiers », pour le dire caricaturalement, ça devient plus problématique.
Dans votre livre « Résister au quotidien » vous évoquiez une « crise de la conflictualité sociale », à la fois pour la penser et pour l’organiser, où il manquerait un sujet d’émancipation et des adversaires clairement identifiés. Est-ce qu’on n’est pas en train de sortir de ça avec, pour le dire vite, les « gueules cassées » du néolibéralisme qui se rebiffent face aux institutions financières, aux multinationales et à leurs relais dans les gouvernements ?
Depuis le début des années 2000 et les mouvements altermondialistes, ce qui se restaure, c’est en tout cas une certaine forme de conscience de classe qui avait disparu. On réalise aujourd’hui que dire « la lutte des classes, c’est terminé » ou « les classes sociales n’existent plus », ça a été de l’enfumage : les classes sociales existent même si elles se reconfigurent un peu. On est confronté à des formes de précarité sociale partagées par un nombre massif et toujours plus croissant d’individus (intérimaires, indépendants précaires, ceux qui bossent à la tâche pour des plateformes ou cumulent les petits boulots etc.). Ils sont rejoints par ceux qu’incarnent les Gilets jaunes. Commence à émerger une conscience de leur condition commune et intérêt commun de précaires. On assiste donc probablement au réavènement d’une conscience de classe.
Après, la vraie question, c’est quelle forme ça va prendre ? Parce que pour le moment en Europe, force est de constater que ça a tendance à filer plutôt vers l’extrême droite comme en Hongrie ou en Italie. La question qui se pose dès lors, et ce n’est pas très original de dire ça, c’est : est-ce que la gauche va être en mesure de contribuer à ce que ces luttes sociales soient des luttes pour l’émancipation et non pas des luttes pour la discrimination ?
Bruno Frère a coordonné (avec Marc Jacquemain) le livre Résister au quotidien ? (Les presses de SciencesPo, 2013) et prépare son nouvel ouvrage Penser l’émancipation (avec Jean-Louis Laville).