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« Il faut imposer l’altérité au monde digital »

Entretien avec Miguel Benasayag

Illustration : Marion Sellenet

Avec Miguel Bena­sayag, phi­lo­sophe et psy­chiatre, qui étu­die notam­ment notre rap­port à la tech­nique et nos capa­ci­tés d’agir mili­tantes dans un monde com­plexe, nous nous sommes deman­dé com­ment trou­ver un posi­tion­ne­ment sus­cep­tible de nous redon­ner un peu de marge de manœuvre face à un numé­rique deve­nu menace. Ce Golem digi­tal incon­trô­lable effraye et para­lyse beau­coup d’entre nous. Dans le même temps, la numé­ri­sa­tion est deve­nue cen­trale dans nos exis­tences. Nous faut-il renon­cer à cer­tains futurs et à quelque chose qui n’est plus à notre mesure ? Ou bien, faut-il déve­lop­per un autre rap­port avec lui, nous per­met­tant de retrou­ver une capa­ci­té d’agir ?

La numérisation du monde est devenue autant menaçante que centrale dans nos vies puisqu’on utilise ses outils constamment, il semble donc difficile de l’écarter d’un revers de la main. Faut-il refuser et quitter le numérique ou bien se battre pour un autre numérique possible, déserter ou résister ?

Je pense d’abord qu’il y a un prin­cipe de réa­li­té objec­tif et maté­ria­liste : on ne peut pas regar­der le futur avec un rétro­vi­seur : le numé­rique est là, il fait par­tie de la réa­li­té. Atten­tion, assu­mer que le numé­rique est là ne signi­fie pas du tout qu’on est d’accord avec lui mais qu’au lieu de se deman­der si l’on est « pour ou contre ? », on doit se deman­der : com­ment on fait avec ?

On sait que l’écriture a mis 3500 ans depuis son appa­ri­tion en Méso­po­ta­mie pour se déve­lop­per et se dif­fu­ser… tant bien que mal. Une période durant laquelle elle a ren­con­tré des contra­dic­tions et des refus, comme Socrate qui refu­sait d’écrire car il esti­mait que la ren­contre qui se fai­sait dans le dia­logue et la pré­sence phy­sique de l’autre se voyait désub­stan­cia­li­sée à l’écrit.… Aujourd’hui encore, énor­mé­ment de gens sont anal­pha­bètes ou semi-anal­pha­bètes. Or, le numé­rique, quant à lui, a enva­hi le monde entier et la plu­part des domaines de nos vies en l’espace d’à peine 40 ans !

Cette vitesse et cette puis­sance de péné­tra­tion ain­si que l’étendue des domaines qu’il a colo­ni­sés me paraissent très pro­blé­ma­tiques, car ça ne per­met aucun type de méta­bo­li­sa­tion, de domes­ti­ca­tion, de dres­sage. Ain­si, des zones du cer­veau qui s’occupaient d’interpréter des signaux ou des traces ont par exemple pu être recy­clées pour l’écriture. En revanche, avec la délé­ga­tion de tâches du cer­veau vers les machines qui se pro­duisent avec l’avancée du numé­rique, le pro­ces­sus est tel­le­ment rapide qu’il n’y a pas de recy­clage pos­sible : les zones du cer­veau qui s’occupaient de telles ou telles fonc­tions n’ont pas le temps de déve­lop­per une autre capa­ci­té d’action et s’atrophient. C’est un pro­blème quand on sait que la délé­ga­tion de nos fonc­tions indi­vi­duelles ou sociales vers le numé­rique est mas­sive et ultra rapide.

Si cer­tains ont pu affir­mer que la vraie vie était dans l’écriture ou que notre civi­li­sa­tion judéo-chré­tienne a pu attri­buer une valeur onto­lo­gique aux Écri­tures, la vie a rap­pe­lé à l’écriture plus d’une fois qu’elle avait une dyna­mique propre et la pré­émi­nence. Le numé­rique, lui, nous place dans un monde uni­di­men­sion­nel dans lequel il n’y a pas d’altérité, pas de conflits, pas de fric­tions. C’est le pro­blème prin­ci­pal. Tout se passe au niveau de la ges­tion du quo­ti­dien et du macro comme si le ter­ri­toire était absor­bé par la carte : tout est algo­rith­mique, tout serait cal­cu­lable… On peut y croire ou non, mais tou­jours est-il que notre pro­mis­cui­té quo­ti­dienne avec le monde algo­rith­mique et numé­rique nous for­mate et construit ce pro­blème d’absence d’altérité. C’est pour ça que j’ai tra­vaillé sur la sin­gu­la­ri­té du vivant et que j’ai ten­té de réaf­fir­mer l’idée que non, le cer­veau n’était pas un ordi­na­teur. Mais ça devient dif­fi­cile aujourd’hui d’être enten­du, car la fas­ci­na­tion envers le monde numé­rique est totale.

Qu’est-ce qui fonde cette fascination pour le monde numérique et pour ce « devenir machine » ?

D’une part avec la crise que nous tra­ver­sons, le monde est mena­çant où que l’on regarde. Ceux qui ont des enfants aujourd’hui se demandent vrai­ment dans quoi on les jette… Or, le monde numé­rique est un monde sans corps, qui pour­rait avoir une ratio­na­li­té com­plète et consis­tante. Cette délé­ga­tion est une délé­ga­tion beau­coup plus puis­sante que celle confiée à un lea­der, sur­tout avec cette idée que la machine ne se trompe jamais. Avec la crise, on a ce ras-le-bol, une « fatigue d’être soi » comme le poin­tait Alain Ehren­berg, et donc l’envie qu’il y ait quelqu’un qui s’en occupe. Hei­deg­ger, ce beau salaud, tire­ra sa révé­rence avec une salo­pe­rie intel­li­gente : main­te­nant, seul un Dieu pour­rait nous sau­ver. Donc, ce n’est pas l’Homme de la moder­ni­té, avec un agir viril et conqué­rant, qui pour­ra quoi que ce soit (au contraire, ça fait par­tie du pro­blème). Ce Dieu-là, pour beau­coup de gens, cet Autre qui peut nous sau­ver, c’est le monde digi­tal. Sans comp­ter le côté ludique, le côté confort, le côté aus­si fai­néan­tise de la chose…

Mais donc, c’est principalement le côté sécurisant qui nous attire ?

Oui, c’est aus­si le rêve de l’immédiateté. Paul Viri­lio parle de l’accélération du monde induit notam­ment par les tech­no­lo­gies numé­riques, qui est hyper délé­tère puisque le temps de la machine est un temps qui mécon­nait les tem­po­ra­li­tés du réel, du bio­lo­gique et du cultu­rel. On ne peut pas accé­lé­rer nos vies, on ne peut qu’écraser des cycles. Pour reve­nir à cette ques­tion « dedans ou dehors ? » : dedans, on y est, mais c’est un dedans dans lequel il faut savoir résis­ter à l’unidimensionnalité totale. Il faut impo­ser l’altérité au monde digital.

Pour imposer cette altérité, vous prônez plutôt des actions restreintes et territorialisées, à l’opposé d’une vision globalisante et programmatique…

Oui, je pense que la vision glo­ba­li­sante est d’ailleurs un ima­gi­naire qui marche très bien avec le monde algo­rith­mique. C’est plu­tôt en étant dans des actions res­treintes, ter­ri­to­ria­li­sées, dans le concret et le situa­tion­nel, c’est-à-dire là où les corps existent, qu’on peut appri­voi­ser la machine, apprendre à s’en ser­vir, déco­lo­ni­ser nos cer­veaux, nos vies, nos corps. Par exemple, un plan public qui vou­drait fer­mer les mater­ni­tés dans les zones où il y sta­tis­ti­que­ment pas assez de nais­sances est un pro­jet sani­taire glo­bal, dans une logique macroé­co­no­mique qui ignore si les corps en pâti­ront ou non. Mais loca­le­ment, la machine et le big data doivent bien accep­ter l’altérité des corps qui sont là, c’est-à-dire des mobi­li­sa­tions locales de la popu­la­tion, des mamans et de futures mères qui veulent accou­cher. C’est donc là où les corps ne coïn­cident pas avec l’algorithme que des résis­tances peuvent émerger.

La gouvernementalité algorithmique s’immisce dans des domaines de plus en plus nombreux de nos vies. En quoi menace-t-elle la démocratie ?

Comme le sou­ligne Antoi­nette Rou­vroy, plus je délègue mes fonc­tions de déci­sions, à des machines liées à des banques de don­nées et plus la démo­cra­tie devient creuse. Avec la pan­dé­mie, on a un exemple fort puisqu’on ne cesse de nous dire que les citoyen·nes n’ont rien à dire sur le sujet puisqu’ils n’y connaissent rien. On vient de publier Bas­tien Cany et moi « Le retour de l’exil. Repen­ser le sens com­mun » où l’on se demande ce qu’est le sens com­mun, qu’est-ce que savent les citoyen·nes lamb­da. Aujourd’hui, le monde algo­rith­mique, le monde des machines sans corps sont des mondes qui disent : tu ne peux rien savoir, tout ce que tu peux faire c’est voter tous les 5 ans pour celui qui te parai­tra le plus sym­pa­thique pour appli­quer la ligne de pro­gramme unique du monde macroéconomique.

C’est là qu’il faut retrou­ver la capa­ci­té d’agir, à par­tir de ce que savent les gens. Si on leur dit vous n’avez rien à dire sur la pan­dé­mie parce que vous n’êtes pas bio­lo­gistes ni épi­dé­mio­lo­gistes, on peut tout autant dire que les gens n’ont rien à dire sur rien, car ils ne sont pas socio­logues, éco­no­mistes, ingé­nieurs, etc. Ce monde de tech­no­cra­tie totale effi­cace est un monde qui ne peut pas par nature s’articuler avec la démo­cra­tie. C’est un monde dans lequel on doit retrou­ver un peu plus d’existence que de fonc­tion­ne­ment. Ou plu­tôt : un peu plus d’une exis­tence qui ne s’épuise pas dans le fonc­tion­ne­ment. Je pour­rais vous résu­mer l’ensemble de la lit­té­ra­ture argen­tine en 30 minutes, fort bien. Sauf que la lit­té­ra­ture argen­tine, c’est des tonnes de livres qu’on passe de longues heures à lire, à par­tir des­quels on a des rêve­ries ou des réflexions. Le numé­rique, c’est tout le monde de l’objectif qui oublie le par­cours. Or, pour le vivant, il n’y a que le par­cours, l’objectif n’est qu’une excuse.

Mais quel avenir démocratique possible dans un régime algorithmique ?

On m’a deman­dé récem­ment quelle était la dif­fé­rence entre la tyran­nie d’une dic­ta­ture et la tyran­nie de l’algorithme. Dans une dic­ta­ture, comme on en a connu par exemple en Argen­tine ou au Chi­li, on a les fachos, la droite dure, les cathos inté­gristes d’une part, et de l’autre côté le peuple. On a des corps, on a des contra­dic­tions, on a des conflits… Bref, on a une alté­ri­té claire et nette. Dans la dis­ci­pline algo­rith­mique, il n’y a pas d’Autre. En effet, à qui je peux m’attaquer ? Contre qui je vais me révol­ter ? Je ne vais quand même pas me fâcher avec mon ordinateur…

Et puis, il faut se sou­ve­nir que l’axe cen­tral de toute dic­ta­ture c’est la ques­tion de gagner le consen­sus. Ce n’est pas qu’une ques­tion d’armes, car sans consen­sus, rien n’est pos­sible. Puisqu’il n’y a pas d’élections, puisque nous n’avons pas été choi­sis, com­ment obtient-on un large accord tacite de la popu­la­tion ? Dans l’Argentine de la junte mili­taire, je n’ai par exemple jamais connu quelqu’un qui était pour la dic­ta­ture. Le régime a même dû manœu­vrer plu­sieurs fois pour éteindre les contes­ta­tions et for­cer le consen­sus natio­nal, d’abord avec la Coupe du monde de foot­ball pipée en 1978 puis avec la décla­ra­tion de guerre à l’Angleterre (Guerre de Malouines) en 1982. Mais j’observe que dans la tyran­nie de l’algorithme, le consen­sus est total, ce qui lui confère une puis­sance énorme. Aujourd’hui on s’en sert tous, on est tous péné­trés de ça — y com­pris moi, je ne suis pas quelqu’un qui dans ma pra­tique est contre le monde numé­rique. Le fait qu’on soit face à un consen­sus qui écrase toute alté­ri­té est un des axes prin­ci­paux sur lequel il faut réflé­chir et pour lequel on doit trou­ver des parades.

Les technologies ont tendance à servir la société de contrôle et de surveillance. On l’a encore vu avec la pandémie, où elles ont servi à mettre en place un dispositif disciplinaire dont le passe sanitaire est un des derniers avatars. Comment enrayer cette tendance ?

Le bio­pou­voir qui s’est mis en place avec la pan­dé­mie a cet immense avan­tage que les gens dési­rent ce contrôle. Les gou­ver­ne­ments ont vu com­ment ils pou­vaient dis­ci­pli­ner tran­quille­ment la socié­té avec des gens qui sont glo­ba­le­ment obéis­sants et même deman­deurs de cette dis­ci­pline. Ceux et celles qui mani­festent contre le passe sani­taire tous les same­dis sont à pré­sent per­çus comme des fous, des obs­cu­ran­tistes, des ter­ro­ristes. J’imagine très bien dans moins de 10 ans, les gens se faire implan­ter une puce sous-cuta­née conte­nant toutes leurs don­nées et être ravis de pou­voir tout faire avec… On se disait « quelle hor­reur » quand on appre­nait que la police ou l’armée avaient recours à des écoutes télé­pho­niques, mais aujourd’hui, c’est nous qui sol­li­ci­tons ce type de contrôle, à l’image de ces tou­ristes dans les Alpes ravis de pou­voir être géo­lo­ca­li­sés en per­ma­nence pour que les secours les trouvent en cas de pépin. Petit à petit, cette sur­veillance appa­rait de plus en plus dési­rable. Encore une fois, c’est la ques­tion du consen­sus. C’est de l’ordre d’une ser­vi­tude volon­taire démultipliée.

Face à cela, c’est par des pra­tiques concrètes et des expé­ri­men­ta­tions sur le ter­rain qu’il faut essayer de com­prendre ce que cette sécu­ri­té nous enlève de notre liber­té. Rien de nou­veau ici, c’est Hobbes. Il faut dans chaque situa­tion se deman­der : qu’est-ce qu’on nous enlève avec autant de sécu­ri­té ? De quoi est-on privé ?

Dans « Les nouvelles figures de l’agir », vous évoquez le fait qu’il faut vis-à-vis des situations changeantes et de la complexité du monde, qu’il s’agisse de la numérisation ou d’autres phénomènes, non pas s’adapter – terme très néolibéral –, mais bien trouver les conditions pour agir

Abso­lu­ment. Quand on dit « c’est une réa­li­té, le numé­rique est là », ça ne signi­fie pas qu’on doive s’adapter à l’existant, mais bien : puisque c’est là, com­ment je récu­père ma capa­ci­té d’agir ? Mal­gré tant de confort et de faci­li­tés qu’il me pro­cure, com­ment je peux agir ? J’ai une fille qui a 10 ans, on fai­sait des exer­cices de mathé­ma­tiques l’autre jour. C’était évident que face à une divi­sion, si on appuie un sur bou­ton, on a la réponse tout de suite, mais aus­si que dans la tête, pour apprendre, il ne se passe pas la même chose que si on avait posé la divi­sion. C’est toute la ques­tion de l’usage. Com­ment uti­li­ser un navi­ga­teur GPS sans s’abimer par exemple ? On a com­pa­ré les cer­veaux des chauf­feurs de taxi lon­do­niens et pari­siens, les pre­miers n’utilisant pas le GPS pour leurs courses, les seconds oui. En trois ans, tous les chauf­feurs pari­siens ont vu leurs noyaux sous-cor­ti­caux c’est-à-dire la zone du cer­veau qui s’occupe de car­to­gra­phier le temps et l’espace (son être au monde cor­po­rel) se réduire : ils étaient tous atro­phiés. Une atro­phie heu­reu­se­ment réver­sible à condi­tion de jeter le GPS à la pou­belle. Mais vous voyez qu’on n’est pas du tout dans un dis­po­si­tif type « mes capa­ci­tés d’orientation + le GPS », mais au contraire un pro­ces­sus où le GPS, par une délé­ga­tion mas­sive, atro­phie mes capa­ci­tés. C’est pré­ci­sé­ment ce qu’il faut évi­ter. Il faut arri­ver à une uti­li­sa­tion libre, rai­son­née de la machine digi­tale où on uti­lise la machine pour un but qui nous est propre.

Mais alors pourquoi continue-t-on, individuellement et collectivement à utiliser ces outils qui atrophient nos capacités ?

On est de plus en plus cap­tu­rés. De moins en moins notre expé­rience cor­po­relle et directe d’être là entre en ligne de compte. Et de plus en plus, on est dans cette illu­sion qu’on est son propre ava­tar. Deve­nir son propre ava­tar, c’est ce que défendent à un stade ultime des fana­tiques comme les trans­hu­ma­nistes, des gens comme Laurent Alexandre (l’auteur de La Mort de la mort), mais tout le monde est pris à dif­fé­rent niveau dans ce truc-là : dépas­ser ses limites, ou mieux déré­gu­ler les cycles qui éta­blissent des limites pour le vivant et la culture.

Plus anthro­po­lo­gi­que­ment, je pense que la rai­son prin­ci­pale, c’est l’existence d’une menace. Quand j’avais 20 ans, le futur était une pro­messe, on pre­nait des risques, on pre­nait le temps. Aujourd’hui, on vit dans une sorte de menace glo­bale. Et quand on se sent mena­cé, on n’a pas envie d’expérimenter. Je pense qu’il y a une arti­cu­la­tion dia­bo­lique entre cette menace avec toutes ces tech­no­lo­gies de la pro­tec­tion, de la sur­veillance et de la délé­ga­tion. C’est la rai­son prin­ci­pale qui explique selon moi pour­quoi on se laisse joyeu­se­ment ampu­ter de notre puis­sance d’agir : on n’a pas envie d’agir parce qu’agir se fait à ses risques et périls.

Après, au sujet de l’agir, il faut pré­ci­ser qu’on pose sou­vent mal la ques­tion et qu’en l’adressant à l’individu, on ne peut que créer de l’impuissance. Si on s’adresse à moi en tant qu’individu avec des ques­tions type : « qu’est-ce que tu fais toi contre l’anthropocène ? », évi­dem­ment que ça nous écrase ! Et de l’autre côté, on a un Pierre Rabhi qui nous dit : « ne t’inquiète pas, fais comme les coli­bris », si cha­cun amène une petite goutte d’eau on peut peut-être arri­ver à éteindre le gigan­tesque incen­die… » Non ! Il ne faut ni se retrou­ver écra­sé, ni faire comme les coli­bris : il faut pen­ser en terme mul­tiple à com­ment on construit col­lec­ti­ve­ment des moyens de faire face. On s’en fout de savoir si toi, petit coli­bri, tu as fait ta part ou pas, tu vas finir grillé ! La ques­tion c’est bien celle de savoir com­ment on construit un cana­dair ! Qu’est-ce qui agit ? Com­ment ça agit ? À quoi je m’intègre en tant qu’agissant ? Tout cela ren­voie à cette ques­tion du local et du situationnel.

Rechercher une vie non numérique, vivre sans smartphone ni connexion internet, refuser l’automatisation, est-ce encore possible ? Et est-ce souhaitable ?

Une vie entiè­re­ment non numé­rique, c’est quelque chose de beau­coup trop com­pli­qué ! Pour­quoi ? Parce que ça oblige à dépen­ser tel­le­ment d’énergie pour l’éviter que ça me parait ne pas en valoir la peine. C’est un peu comme quand on fai­sait fuir des copains de la pri­son, il fal­lait tou­jours en éva­luer la per­ti­nence : une fois dehors, pour­ront-ils agir ou bien leur éva­sion va-t-elle néces­si­ter tout un appa­reillage com­plexe et cou­teux en éner­gie pour les cacher ? En effet, si c’est pour être fina­le­ment encore plus impuis­sant dehors qu’à l’intérieur, ça ne vaut pas le coup. La ques­tion c’est : com­ment il faut sor­tir de tôle ? Il ne faut pas néces­sai­re­ment en sor­tir tout le temps et pas for­cé­ment en sor­tir tout à fait. Le tout dehors, c’est une dépense d’énergie folle qui peut mener à quelque chose de très triste, où les gens se cassent au bout d’un moment parce que c’est trop dur. Je pense qu’il faut pro­té­ger la révolte, ne pas se don­ner de tâches trop immenses.

Ce qu’il faut, c’est savoir de quoi on a besoin et ne pas se lais­ser attra­per. Il est néces­saire d’apprendre à se ser­vir des appa­reils et ne pas être cap­tu­rés par eux. De voir dans la tech­nique com­ment toi tu peux t’en ser­vir, com­ment ça peut te ser­vir, avec une cer­taine par­ci­mo­nie. Un trai­te­ment de texte est par exemple infi­ni­ment plus pra­tique qu’une machine à écrire pour copier-col­ler du texte et ache­ver un article ou un livre… et donc éla­bo­rer et dif­fu­ser des idées sub­ver­sives. Il ne faut donc pas adop­ter une posi­tion tout dedans ou tout dehors. D’autant que la posi­tion tout dehors type « moi je ne par­ti­cipe pas au monde numé­rique » risque bien de consti­tuer un autre piège nar­cis­sique. Encore une fois, il ne s’agit pas d’être quelqu’un de bien, mais bien de voir com­ment on peut par­ti­ci­per au mieux à la résis­tance et à la liberté.



Derniers ouvrages parus :

La tyrannie des algorithmes, conversation avec Régis Meyran (Textuel, 2019) ; Le retour de l'exil. Repenser le sens commun, avec Bastien Cany (Le Pommier, 2021) ; Les nouvelles figures de l'agir. Penser et s'engager depuis le vivant, avec Bastien Cany (La Découverte, 2021).