Qu’est-ce que ça amène le fait que Nubo soit une coopérative ?
Nos statuts nous obligent à la transparence et la gestion démocratique. Non seulement les coopérateur-trices sont copropriétaires des infrastructures, mais ils garantissent aussi que les données restent sur des serveurs localisés en Belgique. Nous utilisons des logiciels libres, transparents et accessibles, à l’image de la structure juridique qu’on a choisie. C’est une exigence de cohérence. Outre la mise en place de nos services, notre objet social consiste à favoriser la confiance dans les outils de communication et d’information libres. On prévoit de développer une forme d’entraide et de prise en charge pour les novices avec des ateliers autour de ces questions. On travaille par exemple sur l’écriture d’une documentation bien fournie pour que les gens aient accès à une aide claire et précise. On mobilise également les coopérateurs dans l’écriture des « conditions générales d’utilisation » ce texte qui régit les interactions entre les utilisateurs et un service en ligne ; et que personne ne lit jamais ! Les GAFAM ont tendance à les rendre rebutants, ardus, longs, opaques pour en décourager la lecture. Or, c’est là qu’on donne notre consentement. Nous voulons rendre ce document-là aussi accessible, simple et clair que possible par un travail d’écriture collectif. Il y a un parti-pris chez Nubo : celui de toujours se demander comment, face à la domination sur nos vies numériques, on peut se réapproprier ce petit espace et retrouver du pouvoir en mettant la main à la pâte.
En dehors du mail ou du stockage en ligne, quels autres services numériques pourraient être développés sous forme de coopératives sociales ?
Potentiellement, tous les services. On peut penser par exemple à des logiciels de vidéoconférence, très mobilisés lors des confinements et leurs injonctions au télétravail. Mais au-delà du type de service en lui-même, il me semble que ce qui compte, c’est la manière dont ils sont proposés : avec quels outils, quelle éthique, quelle philosophie ? Comment cela s’inscrit-il dans un environnement numérique plus large ? On revendique un modèle de décentralisation, avec une pluralité d’options. Cela suppose une interopérabilité, donc un standard ouverte qui permettent aux gens de naviguer entre les différentes plateformes, et que leurs données soient stockées là où ils le souhaitent. Cela éviterait de tomber dans des situations de monopoles liées à la centralisation des données telle que les GAFAM la pratiquent.
Est-ce qu’on pourrait imaginer la constitution de grandes plateformes coopératives : des Uber, des Facebook, des Twitter du peuple ?
À voir, car je me demande si la question de l’échelle ne nous préserve pas de certaines dérives associées à ces grandes plateformes. En ce qui nous concerne, on réfléchit plutôt en circuit court, à des services de proximité gérés par des petites collectivités à l’échelle d’un quartier voire d’un bâtiment. De petites entités qui s’inscrivent aussi dans un réseau plus large d’entraide, de mise en commun de ressources et dans une perspective de communs numériques. Ce serait l’idéal. Notre modèle ne vise pas une croissance sans fin ou une logique expansionniste, mais plutôt de rester dans une croissance prudente et à long terme qui nous assure une pérennité économique.
Pourquoi faire payer un service quand les gens ont pris l’habitude de sa gratuité ?
Un vieil adage nous dit que « si c’est gratuit, c’est toi le produit »… On ne se rend pas compte de ce qu’on consent à céder lorsqu’on utilise ces services à titre gratuit. C’est un accès à une grosse partie de nos vies qui est invisibilisé. On cède beaucoup à ces grandes entreprises en termes de ciblage et de pistage qui peuvent avoir des effets délétères sur la société. Payer ce petit montant permet de rester propriétaire de nos données et d’empêcher qu’elles soient exploitées en échange de la gratuité. Notre prix reste plutôt modeste et se veut accessible. [2,50 € pour 5GB / mois, 3,50 € pour les non-coopérateurs NDLR.]
Est-ce que ça ne constitue pas un frein pour celles et ceux très précaires de devoir payer ? Est-ce que sortir de l’emprise des GAFAM et de la monétisation de nos données reste pour le moment un luxe ?
Disons que c’est la précarité qui profite aux grandes entreprises. Pour l’instant, notre public est surtout constitué de personnes sensibilisées aux questions de la vie privée et qui ont une envie de se réapproprier cet espace-là dans leurs vies. Pour eux, cela reste une somme modique, c’est le prix d’un café. Cependant, il est clair qu’au vu des moyens démesurés de la concurrence, cette question reste une épine de taille. C’est pourquoi, à terme, on espère développer des solutions pour inclure des publics plus éloignés. Un coopérateur nous a par exemple récemment suggéré l’idée d’un abonnement « suspendu » tel qu’il se pratique dans certains cafés. Cela permettrait à des coopérateurs mieux nantis de financer l’abonnement de personnes qui ne viendraient pas spontanément chez Nubo.
Les pouvoirs publics ne pourraient-ils pas financer des services d’intérêt général comme le vôtre pour que les catégories précarisées puissent bénéficier elles aussi d’un service de mail où l’on n’exploite pas leurs données ?
Les pouvoirs publics pourraient en effet subsidier les utilisateurs ou les fournisseurs de ces services pour qu’ils soient plus accessibles. Mais on pourrait aussi songer à réguler les GAFAM, interdire les pratiques les plus prédatrices sur nos données. Il faudrait que les petits acteurs qui ont une pratique plus éthique soient différenciés des mastodontes du web au niveau du droit pour favoriser des pratiques plus transparentes.
Il manque actuellement d’une réflexion politique sur ce qu’est qualitativement le numérique. On parle constamment de numérisation sans jamais se demander : Avec quelles visées ? Comment elle s’articule avec d’autres domaines de nos vies ? Qu’impliquent tels ou tels choix techniques ? Le monde politique tend à courir après une innovation constante de peur de rater le coche, sans interroger les modèles économiques proposés par les GAFAM et leur impact en termes d’intérêt général. Google et consort arrivent avec des solutions verrouillées et clés en main, que le marketing permet de rendre clinquantes, et qui sont bien souvent gratuites. C’est forcément alléchant pour des pouvoirs publics soumis à l’austérité. Ceux-ci ne mesurent pas toujours les implications ni l’enfermement dans lequel ils nous placent en faisant le choix des GAFAM plutôt que d’explorer des pistes libres.
Quelles sont les attentes du secteur alternatif du web vis-à-vis des pouvoirs publics ?
Au niveau des financements publics, il faudrait que les pouvoirs publics nous différencient d’une vision hégémonique du numérique importée de la Silicon Valley et sous le prisme de la start-up « innovante ». Nous, on n’innove pas spécialement au niveau technologique mais on pourrait parler d’innovation sociale : il s’agit tout simplement d’offrir un service numérique d’une façon correcte et transparente. Or, certains financements publics sont attribués au secteur numérique non pas sur des critères d’éthique et de prudence, mais au contraire dans cette optique « start-up ». Ce qui a tendance à contraindre ceux qui les reçoivent à se comporter comme des structures qui brûlent du capital, en faisant des investissements rapides et risqués. Si en tant que coopérative, on reste une entreprise qui aspire à la viabilité économique, nous demandons à ce que notre démarche sociale, démocratique et transparente soit réellement valorisée.
C’est notamment important dans des domaines de la société censés être régis par ces principes-là : le secteur public, l’administration, l’éducation, la recherche universitaire… Un coopérateur nous faisait part récemment du fait que son université était passée chez Microsoft pour la gestion des adresses mail auparavant gérées par l’université elle-même sur des serveurs basés sur le campus. Ça émeut peu de monde, mais c’est très stratégique, ce sont de grosses concessions qu’on fait à ce moment-là. Il faut investir dans une recherche propre et publique, liée à des territoires et des communautés. On pourrait donc donner des moyens financiers ou matériels pour que ces entités puissent développer leurs outils et ne pas devoir faire appel à des méga-entreprises. Il devrait être considéré comme normal qu’une université, qu’une école ou qu’une administration ait ses propres serveurs et les moyens pour les entretenir.
Mais pour cela, il faudrait certainement que l’État remette en question ses propres pratiques en termes de vie privée et qu’elle mette à jour la relation qu’elle entretient avec les citoyen·nes au niveau du numérique. Plutôt que de la laisser glisser vers une technocratie opaque sans mécanismes de contrôle démocratique, nous, membres de la vie coopérative et citoyenne, devons plaider pour un numérique qualitatif et de confiance. Cela exige d’engager la responsabilité et la transparence des pouvoirs publics.