Nubo, pour un mail coopératif libéré des GAFAM

Illustration : Emmanuel Troestler

Nubo, c’est un peu la New‑B du mail, une coopé­ra­tive qui vise à offrir des ser­vices numé­riques de base (mail et espace sto­ckage à dis­tance) res­pec­tueux de la vie pri­vée. Se pré­pare donc pour cette année une alter­na­tive aux ser­vices web des GAFAM sous forme de pro­jet local (les don­nées seront sto­ckées en Bel­gique), trans­pa­rent et dont les orien­ta­tions se décident en assem­blées géné­rales. Au-delà de l’offre d’une adresse mail (payante), Nubo sou­haite aus­si faire réflé­chir l’ensemble de ses usa­gers-coopé­ra­teurs aux enjeux du numé­rique. Pré­sen­ta­tion de la coopé­ra­tive et réflexion sur ce que les pou­voirs publics peuvent faire pour sou­te­nir le web libre et indé­pen­dant avec Emma Kraak, char­gée de com­mu­ni­ca­tion chez Nubo et mili­tante libriste.

Qu’est-ce que ça amène le fait que Nubo soit une coopérative ?

Nos sta­tuts nous obligent à la trans­pa­rence et la ges­tion démo­cra­tique. Non seule­ment les coopé­ra­teur-trices sont copro­prié­taires des infra­struc­tures, mais ils garan­tissent aus­si que les don­nées res­tent sur des ser­veurs loca­li­sés en Bel­gique. Nous uti­li­sons des logi­ciels libres, trans­pa­rents et acces­sibles, à l’image de la struc­ture juri­dique qu’on a choi­sie. C’est une exi­gence de cohé­rence. Outre la mise en place de nos ser­vices, notre objet social consiste à favo­ri­ser la confiance dans les outils de com­mu­ni­ca­tion et d’information libres. On pré­voit de déve­lop­per une forme d’entraide et de prise en charge pour les novices avec des ate­liers autour de ces ques­tions. On tra­vaille par exemple sur l’écriture d’une docu­men­ta­tion bien four­nie pour que les gens aient accès à une aide claire et pré­cise. On mobi­lise éga­le­ment les coopé­ra­teurs dans l’écriture des « condi­tions géné­rales d’utilisation » ce texte qui régit les inter­ac­tions entre les uti­li­sa­teurs et un ser­vice en ligne ; et que per­sonne ne lit jamais ! Les GAFAM ont ten­dance à les rendre rebu­tants, ardus, longs, opaques pour en décou­ra­ger la lec­ture. Or, c’est là qu’on donne notre consen­te­ment. Nous vou­lons rendre ce docu­ment-là aus­si acces­sible, simple et clair que pos­sible par un tra­vail d’écriture col­lec­tif. Il y a un par­ti-pris chez Nubo : celui de tou­jours se deman­der com­ment, face à la domi­na­tion sur nos vies numé­riques, on peut se réap­pro­prier ce petit espace et retrou­ver du pou­voir en met­tant la main à la pâte.

En dehors du mail ou du stockage en ligne, quels autres services numériques pourraient être développés sous forme de coopératives sociales ?

Poten­tiel­le­ment, tous les ser­vices. On peut pen­ser par exemple à des logi­ciels de vidéo­con­fé­rence, très mobi­li­sés lors des confi­ne­ments et leurs injonc­tions au télé­tra­vail. Mais au-delà du type de ser­vice en lui-même, il me semble que ce qui compte, c’est la manière dont ils sont pro­po­sés : avec quels outils, quelle éthique, quelle phi­lo­so­phie ? Com­ment cela s’inscrit-il dans un envi­ron­ne­ment numé­rique plus large ? On reven­dique un modèle de décen­tra­li­sa­tion, avec une plu­ra­li­té d’options. Cela sup­pose une inter­opé­ra­bi­li­té, donc un stan­dard ouverte qui per­mettent aux gens de navi­guer entre les dif­fé­rentes pla­te­formes, et que leurs don­nées soient sto­ckées là où ils le sou­haitent. Cela évi­te­rait de tom­ber dans des situa­tions de mono­poles liées à la cen­tra­li­sa­tion des don­nées telle que les GAFAM la pratiquent.

Est-ce qu’on pourrait imaginer la constitution de grandes plateformes coopératives : des Uber, des Facebook, des Twitter du peuple ?

À voir, car je me demande si la ques­tion de l’échelle ne nous pré­serve pas de cer­taines dérives asso­ciées à ces grandes pla­te­formes. En ce qui nous concerne, on réflé­chit plu­tôt en cir­cuit court, à des ser­vices de proxi­mi­té gérés par des petites col­lec­ti­vi­tés à l’échelle d’un quar­tier voire d’un bâti­ment. De petites enti­tés qui s’inscrivent aus­si dans un réseau plus large d’entraide, de mise en com­mun de res­sources et dans une pers­pec­tive de com­muns numé­riques. Ce serait l’idéal. Notre modèle ne vise pas une crois­sance sans fin ou une logique expan­sion­niste, mais plu­tôt de res­ter dans une crois­sance pru­dente et à long terme qui nous assure une péren­ni­té économique.

Pourquoi faire payer un service quand les gens ont pris l’habitude de sa gratuité ?

Un vieil adage nous dit que « si c’est gra­tuit, c’est toi le pro­duit »… On ne se rend pas compte de ce qu’on consent à céder lorsqu’on uti­lise ces ser­vices à titre gra­tuit. C’est un accès à une grosse par­tie de nos vies qui est invi­si­bi­li­sé. On cède beau­coup à ces grandes entre­prises en termes de ciblage et de pis­tage qui peuvent avoir des effets délé­tères sur la socié­té. Payer ce petit mon­tant per­met de res­ter pro­prié­taire de nos don­nées et d’empêcher qu’elles soient exploi­tées en échange de la gra­tui­té. Notre prix reste plu­tôt modeste et se veut acces­sible. [2,50 € pour 5GB / mois, 3,50 € pour les non-coopé­ra­teurs NDLR.]

Est-ce que ça ne constitue pas un frein pour celles et ceux très précaires de devoir payer ? Est-ce que sortir de l’emprise des GAFAM et de la monétisation de nos données reste pour le moment un luxe ?

Disons que c’est la pré­ca­ri­té qui pro­fite aux grandes entre­prises. Pour l’instant, notre public est sur­tout consti­tué de per­sonnes sen­si­bi­li­sées aux ques­tions de la vie pri­vée et qui ont une envie de se réap­pro­prier cet espace-là dans leurs vies. Pour eux, cela reste une somme modique, c’est le prix d’un café. Cepen­dant, il est clair qu’au vu des moyens déme­su­rés de la concur­rence, cette ques­tion reste une épine de taille. C’est pour­quoi, à terme, on espère déve­lop­per des solu­tions pour inclure des publics plus éloi­gnés. Un coopé­ra­teur nous a par exemple récem­ment sug­gé­ré l’idée d’un abon­ne­ment « sus­pen­du » tel qu’il se pra­tique dans cer­tains cafés. Cela per­met­trait à des coopé­ra­teurs mieux nan­tis de finan­cer l’abonnement de per­sonnes qui ne vien­draient pas spon­ta­né­ment chez Nubo.

Les pouvoirs publics ne pourraient-ils pas financer des services d’intérêt général comme le vôtre pour que les catégories précarisées puissent bénéficier elles aussi d’un service de mail où l’on n’exploite pas leurs données ?

Les pou­voirs publics pour­raient en effet sub­si­dier les uti­li­sa­teurs ou les four­nis­seurs de ces ser­vices pour qu’ils soient plus acces­sibles. Mais on pour­rait aus­si son­ger à régu­ler les GAFAM, inter­dire les pra­tiques les plus pré­da­trices sur nos don­nées. Il fau­drait que les petits acteurs qui ont une pra­tique plus éthique soient dif­fé­ren­ciés des mas­to­dontes du web au niveau du droit pour favo­ri­ser des pra­tiques plus transparentes.

Il manque actuel­le­ment d’une réflexion poli­tique sur ce qu’est qua­li­ta­ti­ve­ment le numé­rique. On parle constam­ment de numé­ri­sa­tion sans jamais se deman­der : Avec quelles visées ? Com­ment elle s’articule avec d’autres domaines de nos vies ? Qu’impliquent tels ou tels choix tech­niques ? Le monde poli­tique tend à cou­rir après une inno­va­tion constante de peur de rater le coche, sans inter­ro­ger les modèles éco­no­miques pro­po­sés par les GAFAM et leur impact en termes d’intérêt géné­ral. Google et consort arrivent avec des solu­tions ver­rouillées et clés en main, que le mar­ke­ting per­met de rendre clin­quantes, et qui sont bien sou­vent gra­tuites. C’est for­cé­ment allé­chant pour des pou­voirs publics sou­mis à l’austérité. Ceux-ci ne mesurent pas tou­jours les impli­ca­tions ni l’enfermement dans lequel ils nous placent en fai­sant le choix des GAFAM plu­tôt que d’explorer des pistes libres.

Quelles sont les attentes du secteur alternatif du web vis-à-vis des pouvoirs publics ?

Au niveau des finan­ce­ments publics, il fau­drait que les pou­voirs publics nous dif­fé­ren­cient d’une vision hégé­mo­nique du numé­rique impor­tée de la Sili­con Val­ley et sous le prisme de la start-up « inno­vante ». Nous, on n’innove pas spé­cia­le­ment au niveau tech­no­lo­gique mais on pour­rait par­ler d’innovation sociale : il s’agit tout sim­ple­ment d’offrir un ser­vice numé­rique d’une façon cor­recte et trans­pa­rente. Or, cer­tains finan­ce­ments publics sont attri­bués au sec­teur numé­rique non pas sur des cri­tères d’éthique et de pru­dence, mais au contraire dans cette optique « start-up ». Ce qui a ten­dance à contraindre ceux qui les reçoivent à se com­por­ter comme des struc­tures qui brûlent du capi­tal, en fai­sant des inves­tis­se­ments rapides et ris­qués. Si en tant que coopé­ra­tive, on reste une entre­prise qui aspire à la via­bi­li­té éco­no­mique, nous deman­dons à ce que notre démarche sociale, démo­cra­tique et trans­pa­rente soit réel­le­ment valorisée.

C’est notam­ment impor­tant dans des domaines de la socié­té cen­sés être régis par ces prin­cipes-là : le sec­teur public, l’administration, l’éducation, la recherche uni­ver­si­taire… Un coopé­ra­teur nous fai­sait part récem­ment du fait que son uni­ver­si­té était pas­sée chez Micro­soft pour la ges­tion des adresses mail aupa­ra­vant gérées par l’université elle-même sur des ser­veurs basés sur le cam­pus. Ça émeut peu de monde, mais c’est très stra­té­gique, ce sont de grosses conces­sions qu’on fait à ce moment-là. Il faut inves­tir dans une recherche propre et publique, liée à des ter­ri­toires et des com­mu­nau­tés. On pour­rait donc don­ner des moyens finan­ciers ou maté­riels pour que ces enti­tés puissent déve­lop­per leurs outils et ne pas devoir faire appel à des méga-entre­prises. Il devrait être consi­dé­ré comme nor­mal qu’une uni­ver­si­té, qu’une école ou qu’une admi­nis­tra­tion ait ses propres ser­veurs et les moyens pour les entretenir.

Mais pour cela, il fau­drait cer­tai­ne­ment que l’État remette en ques­tion ses propres pra­tiques en termes de vie pri­vée et qu’elle mette à jour la rela­tion qu’elle entre­tient avec les citoyen·nes au niveau du numé­rique. Plu­tôt que de la lais­ser glis­ser vers une tech­no­cra­tie opaque sans méca­nismes de contrôle démo­cra­tique, nous, membres de la vie coopé­ra­tive et citoyenne, devons plai­der pour un numé­rique qua­li­ta­tif et de confiance. Cela exige d’engager la res­pon­sa­bi­li­té et la trans­pa­rence des pou­voirs publics.

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