Histoire de voir

Iris

Iris a 31 ans et tra­vaille comme infir­mière depuis 7 ans, d’abord en géria­trie puis dans le ser­vice des soins inten­sifs d’un hôpi­tal bruxel­lois. Avec la crise sani­taire liée au Covid-19, une vague de recon­nais­sance et de sym­pa­thie (rap­pe­lez-vous l’écho des applau­dis­se­ments de 20h) a défer­lé sur ces métiers « de pre­mière ligne », sou­vent mal connus et mal consi­dé­rés. « Les gens ne sont pas vrai­ment enclin à entendre ce qu’on vit, c’est par­fois frus­trant. Alors oui, on a com­men­cé à faire un peu de bruit ces der­niers temps, parce qu’on estime qu’on n’a plus le temps de faire les choses cor­rec­te­ment. On n’est plus comme les reli­gieuses d’il y a 50 – 60 ans, dans le sacri­fice ». Elle plaide pour que l’on cesse de rabattre son métier sur des cli­chés écu­lés, et par­tage avec nous le res­sen­ti de son tra­vail au quo­ti­dien, exa­cer­bé par la pan­dé­mie et les res­tric­tions qu’elle impose.

1 / 10

J’ai eu très longtemps honte de dire que je venais d’un logement social, parce que j’avais beaucoup d’amis qui venaient de bonne famille avec une certaine aisance financière. Maintenant je suis fière de dire que j’ai vécu les trois-quarts de ma vie dans un logement social, ça fait partie de mon histoire. Enceinte de moi, ma mère n’a pas su continuer ses études, elle a dû travailler, mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Puis, quand j’avais 12 ans, mon père nous a abandonné. Grâce à pas mal de démarches de ma mère, on a réussi à avoir un logement social. Cette photo, c’est un peu le symbole que, grâce à toutes les choses qui existent en Belgique, il y a des trucs qui sont fait pour aider des familles comme la nôtre.

2 / 10

Pendant le confinement, on a trop parlé de nous, de notre métier, et en fait, on n’était pas du tout prêt-es. Dans les médias, on a beaucoup parlé de nous en utilisant tout le champ lexical du héros, de la bataille, et nous ça nous a beaucoup frustré : un héros, il ne demande rien en retour, il fait le sacrifice de sa vie. Et nous, on n’a pas envie de sacrifier notre vie, on fait juste notre travail. On a un métier avec des horaires et des exigences compliqués. On nous en demande toujours plus. On aimerait donc que la lumière qui s’est mise sur nous soit utilisée pour que les gens se rendent compte des conditions dans lesquelles on doit parfois soigner les personnes. Surtout pour l’instant dans une crise sanitaire à laquelle personne ne s’attendait.

3 / 10

C’est une vue sur Bruxelles, il faisait beau, c’était l’été, je voulais qu’on voit qu’il n’y avait personne, mais c’est raté. C’était surtout pour illustrer que Bruxelles regorge de plein de petits coins cachés. On était entre copines, on voulait aller boire un verre dehors, pour pouvoir garder nos distances, attention au Covid ! J’ai vécu toute ma vie à Bruxelles et c’était un endroit que je n’avais jamais vu. Bruxelles est minuscule et en même temps on ne connaît jamais vraiment l’entièreté de sa ville. On va toujours dans les endroits où tout le monde va et puis là, on était toutes seules et c’était trop cool !

4 / 10

Ça, c’est le même jour, on a vraiment passé un super moment ensemble. On a essayé de transformer le fait qu’on n’a pas pu partir en vacances. On était entre copines, une bière, une clope, un petit truc à manger et on a refait le monde pendant des heures en regardant le coucher du soleil dans le reflet de cet énorme bâtiment. Une de mes seules sorties de ma bulle du mois d’août. Voir des gens qui n'ont rien à voir avec toi, ça fait du bien, même si parfois tu as envie de partager ce que tu vis, mais tu te rends bien compte qu’en fait, ils ne peuvent pas comprendre. On fait un métier super compliqué, et il y a des gens qui ne sont pas du tout enclins à entendre ce qu’on fait, et c’est parfois frustrant...Ce jour-là, c’était des copines avec qui je peux discuter de tout, et j’ai pu leur parler de plein de choses sans tabou.

5 / 10

J’ai toujours aimé mon métier, et je suis quelqu’un qui a besoin de travailler, le travail c’est la vie ! Alors que le travail étouffe ma propre vie maintenant depuis 6 mois. Le Covid nous a enlevé la bouffée d’air dont on a besoin en dehors du boulot. Je travaille dans une équipe qui s’entend méga bien, avec énormément de bienveillance et ça nous a beaucoup aidé. Il faut savoir qu’avec le Covid, il y a une grosse logistique autour de l’isolement et des précautions qu’on doit prendre pour protéger le patient et nous protéger nous : porter deux masques, deux charlottes, des lunettes, un truc encore au-dessus, une blouse ; on transpire, c’est inconfortable, et pour 4h ou 5h d’affilée parfois. Je n’ai pas du tout envie que ça revienne, mais s’il faut le refaire, je le referais.

6 / 10

Je vis sous les toits, je suis toujours réveillée avant mon réveil, et là je suis couchée dans mon lit et j’adore entendre la pluie sur le velux. C’est comme une méditation éveillée, je peux souffler… Je me suis faite tatouer un truc qui a un lien avec ça, c’est un soleil, parce que quoi qu’il arrive, le soleil va toujours se lever ! J’ai littéralement 8 minutes pour arriver au boulot, je m’en fous que mes cheveux soient mouillés, que mon maquillage ait coulé. Je m’en fiche parce que je trouve qu’il faut avoir conscience des petites choses simples de la vie et quand on s’en rend compte, je ne sais pas si c’est mon éducation ou mon boulot, quand on se rend compte de la souffrance qu’il peut y avoir dans le monde, et de la chance qu’on a d’être ici et maintenant, je me dis qu’en fait, la pluie c’est trop gai, ça prouve que tout va bien et en plus c’est super bon pour les plantes, elles vont avoir ce dont elles ont besoin. Je m’en fiche parce que je suis en bonne santé, je peux me payer à manger et ma famille va bien, les gens que j’aime vont bien. Je pense qu’il n’en faut pas plus pour être heureux et donc j’essaie d’être de nature extrêmement positive.

7 / 10

Je suis partie avec deux collègues à la mer, Bruxelles venait de devenir « zone rouge », est-ce qu’on peut y aller ? En fait, ça nous a fait un bien fou parce qu’on est juste sorties de Bruxelles. Moi, je n’ai pas d’enfant, donc je n’ai pas priorité pour prendre des congés. J’ai des collègues qui sont partis en vacances, et moi je suis restée comme d’habitude l’été. Mais d’habitude, je pars en festivals, je vais en apéros, etc. Mon rendez-vous annuel c’est d’aller à Couleur Café. C’est le début de l’été, et là pas de Couleur Café, il ne fait pas beau, c’est le Covid. Ce n’était vraiment pas marrant. Quand j’ai été à la mer, ça m’a fait un bien fou parce qu’on avait froid, il y avait la pluie, mais ce n’était pas grave. On était là pour mettre les pieds dans l’eau, on s’est baladées, on a mangé tout ce qu’on avait envie, on a bu trois gins et on a refait le monde. C’était juste une parenthèse. C’est cliché mais à la mer, on respire.

8 / 10

Une de mes meilleures copines a rénové une caravane en Ardennes, et je suis allée y passer deux jours. On a fait un feu le soir et on a discuté de tout. C’était 2 ou 3 semaines après que le masque soit devenu obligatoire à Bruxelles : et on a pu se balader pendant deux jours sans masque, ça nous a fait tellement de bien… C’était de nouveau une parenthèse un peu enchantée pour souffler. Pendant plusieurs mois, avec le Covid, il a fallu être responsable… Avant, j’étais infirmière bénévole pour les migrants. Ce sont des histoires dramatiques qu'ils nous racontent, surtout à nous, avec le secret médical infirmier. Avec le Covid, j'ai arrêté ce bénévolat, surtout qu’il a fallu travailler plus à l’hôpital. Après, j’étais fort fatiguée, je n’avais plus d’énergie morale, arriver à avoir l’empathie que j’ai envie d’avoir pour les aider. Je compte reprendre à un moment donné, c’est tellement gratifiant de pouvoir soulager un peu leur fardeau. Ça me donne peut-être l’illusion de les aider, mais je me dis un sourire, c’est toujours du bien.

9 / 10

Je connais ces bois depuis des années, j’y suis venue souvent, c’était trop gai de se balader sans qu’il n’y ait personne, en entendant le cui-cui des oiseaux. Les copines avec qui j’étais ce jour-là ont aussi des difficultés au boulot, différentes des miennes. Parfois, je ne comprends pas, je ne vis pas du tout leur vie, mais ça me remet les pieds sur terre. Mon métier est mal connu. Non, ce n’est pas une vocation, on aime s’occuper des gens, et on a une forme d’empathie qui doit être là. Ce métier, c’est minimum 3 ans d’études, 4 pour travailler aux soins intensifs. On est quand même un des seuls pays européens où on n’est pas payé pour aller en stage ! On sort de l’école, on a 25 ans, et on doit avoir des discussions avec des gens qui ont l’âge de nos parents, de nos grands-parents. J’aime bien prendre soin des gens, et je me dis toujours : « un jour, il y aura quelqu’un de ma famille qui aura besoin de quelqu’un comme moi, qui a envie de prendre soin ».

10 / 10

Ça, c’est raté, c’était un coucher de soleil, parce que c’est un peu comme la pluie, c’est trop gai de voir le soleil se coucher, de voir toutes ces lumières, mais là ça ne rend pas, je suis déçue. C’était tout mauve-rose : la nature c’est trop bien ! Même avant le Covid, les gens avaient des clichés sur notre métier. Pendant des années, j’ai entendu : « alors, tu torches des culs », ou « ah, tu travailles aux soins intensifs, tu as déjà fait des trucs de ouf, t’as des photos ? ». Les gens ne sont pas prêts à entendre que je peux être contente d’avoir accompagné une fin de vie. On n’est pas grand-chose sur cette planète quand même... C’est un peu glauque, ce que je viens de dire, mais en même temps ça nous remet à notre place, les pieds sur terre.