On sait que le phénomène des violences policières n’est pas mesuré en Belgique. Police Watch a néanmoins récemment publié un rapport se basant sur la collecte de témoignages d’abus policiers durant le confinement. Quelles tendances avez-vous pu dégager ?
Effectivement, on ne dispose pas de données et d’indicateurs officiels. C’est d’ailleurs une des recommandations principales de la LDH : mettre en place des statistiques officielles sur les violences policières pour objectiver le phénomène. Difficile donc d’affirmer dès lors qu’il y a une augmentation des cas. Mais ce qu’on peut dire avec plus de certitude, c’est que cette année, il y a une plus grande visibilisation du phénomène, notamment suite au meurtre de George Floyd aux États-Unis qui a déclenché une mobilisation à l’échelle mondiale. On constate qu’une plus grande attention médiatique y est portée. Aujourd’hui, avec le téléphone, avec les recours aux témoignages en ligne, avec une plus grande sensibilisation, les gens sont plus attentifs, on en parle davantage.
Pour en venir au rapport de Police Watch, on a en effet lancé un appel à témoignage qui porte sur la durée du premier confinement. Cela a permis de visibiliser un pan de la problématique. La particularité de cette période, c’est qu’on a constaté de nouvelles formes d’abus comme les amendes abusives, mais aussi des violences liées à la mobilisation des mouvements sociaux malgré les restrictions liées au confinement. Quant aux violences dans les quartiers populaires ou en manif cela n’est pas nouveau. On peut simplement faire l’hypothèse que dans un contexte de nouvelles mesures restrictives le risque d’abus augmente également.
On a l’impression que lors du confinement, les abus policiers ont touché en premier lieu les quartiers populaires. Contrôles et distribution d’amendes ont avant tout porté sur ces territoires (d’ailleurs largement stigmatisés pour ne pas avoir suivi les mesures) tandis que les quartiers plus bourgeois ont été laissés tranquilles. C’est quelque chose que vous avez pu constater également ?
Oui, c’est ce que le rapport révèle. Que ce soit en confinement ou en dehors du confinement, la violence policière se concentre dans ces quartiers-là, où on observe une surveillance accrue, et qui touche notamment les jeunes hommes racisés. Les victimes ont un accès plus difficile aux procédures de plainte qui sont par ailleurs longues et coûteuses, les violences et contrôles abusifs sont souvent banalisés, les témoignages plus rares, par crainte aussi de représailles. L’impunité policière touche en premier lieu les personnes précaires et racisées.
Comment est-ce que vous expliquez ces dérives ?
Le confinement a été géré de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national sans tenir compte des inégalités, des spécificités des réalités sociales des différents quartiers, à commencer par la question du mal-logement. Faire respecter les règles du confinement dans des quartiers populaires, sans un travail de sensibilisation adapté, c’est déjà quelque part une forme de violence. Violence renforcée dans la manière dont on a parfois voulu les faire respecter. Ces habitants ont subi une application plus zélée, parfois abusive, des mesures Covid, comparé aux quartiers plus aisés.
Pour donner un exemple, on a reçu des témoignages indiquant que des gens ont reçu des amendes sans même avoir eu d’interaction avec des policiers. Les règles du confinement peuvent pousser à légitimer des abus en invoquant la sécurité sanitaire. Ce sont aussi dans ces quartiers que des citoyen·nes qui distribuaient des colis alimentaires lors du premier confinement, pourtant masqués et réunis dans le respect des règles de distanciation, se sont faits embarquer. Tout cela se trouve dans le rapport.
On a aussi l’impression, depuis mars, qu’il n’y a plus une manif qui ne se déroule sans abus : Black Lives matter, Manif pour la Santé, mais aussi des rassemblements non autorisés qui se voient immédiatement et très durement réprimés (contre la 5G, contre les mesures Covid, dernièrement devant l’ambassade de Guinée…). On sort tout de suite le grand jeu : des autopompes et des centaines de policiers anti-émeutes, leur casque sur la tête et la matraque en main pour 40 manifestant·es, des nasses, des charges inutile… Est-ce que vous constatez aussi un durcissement à l’égard du mouvement social ?
Le contexte de la crise sanitaire a donné lieu à une politique plus sécuritaire et plus répressive où les autorités ont préféré en faire plus que pas assez. Une des questions qui traversent notre analyse est la suivante : la police a‑t-elle encore pour mission de protéger les citoyens ? Ou bien l’objectif est-il d’illustrer un rapport de force ? Alors même que l’accent devrait être mis sur la lutte contre les inégalités et sur le refinancement des services publics.
La liberté d’expression, le droit de manifester, et celui de circuler librement sont mis à mal dans le contexte de la crise sanitaire. Ces questions méritent d’être débattues publiquement, avec tous les acteurs concernés. Par rapport aux exemples que vous citez : toute personne qui a subi ou assisté à des violences policières en manifestation vous le dira, ça laisse des séquelles qui peuvent dissuader de revenir manifester ; c’est ce qu’on appelle le chilling effect, une forme d’effet d’intimidation. Des manifestants témoignent que certains policiers ne s’en cachent pas et disent à haute voix aux interpellé·es en manif que ça leur apprendra à descendre dans la rue ! La question qui se pose est celle de savoir s’il s’agit de faits isolés ou s’ils participent à une vision politique plus générale. Rappelons que les bourgmestres sont aussi chefs de police de leur zone et ont une responsabilité directe par rapport aux violences qui y sont commises.
À ce sujet, en octobre 2020, deux interpellations communales ont été refusées coup sur coup. Elles avaient été demandées par des citoyens qui se sont retrouvés face à des abus policiers ou exaspérées par ces abus. À Bruxelles (concernant les 35 arrestations arbitraires rue de la Régence en marge de la manif pour la Santé) et à Saint-Gilles (concernant les agissements de la brigade Uneus). Pourquoi le monde politique refuse-t-il d’ouvrir le débat sur les abus et violences policières ?
L’enjeu principal aujourd’hui, c’est que le monde politique reconnaisse qu’il y a des problèmes de violences policières en Belgique. On est encore loin du compte. Vous citez l’exemple de Saint Gilles : ce n’est qu’en juin 2020 qu’une motion a été votée admettant l’existence de violences policières, suite à trois ans de mobilisation citoyenne. À Bruxelles-ville, le bourgmestre a également affirmé qu’il n’y avait pas de problèmes de violence policière ou que s’il y en avait, la justice s’en chargerait. C’est une manière de délégitimer ou en tout cas d’écarter la parole des victimes et témoins. On constate que la parole des victimes ne vaut généralement pas la parole des agents de police. On est donc là face à un enjeu politique de reconnaissance du problème. Une fois qu’on l’aura admis, on pourra objectiver le phénomène, collecter officiellement des chiffres, l’analyser pour mieux le combattre.
Outre le niveau politique, le débat sur les violences policières peine aussi à émerger dans les médias. Ils en parlent assez peu, et, quand ils en parlent, ils se bornent souvent à reprendre la version policière des faits. Pourquoi ?
Les médias reprennent généralement la version policière, relayée également par le monde politique. Les violences policières ont longtemps été taboues, même si la situation évolue. De plus en plus de journalistes prennent le temps de l’enquête, de récolter et recouper les témoignages de tous les acteurs concernés. Mais cela reste rare. L’impunité policière est quelque chose de très dur à envisager quand on ne l’a pas vécue soi-même ou qu’on ne connait pas des proches qui en ont été victimes. Ce n’est pas pour rien que les violences se concentrent dans les milieux populaires et visent des personnes précaires comme les migrant·es ou les sans-abris : leur parole reste peu audible dans les médias et au niveau politique. On en est cependant à un moment charnière : des images circulent et la parole est de plus en plus libre, partagée, relayée.
Vous avez évoqué le racisme structurel de la police. Comment se caractérise-t-il et comment le combattre ?
Il faut d’abord préciser que ce racisme traverse toutes nos institutions et ne concerne donc pas uniquement la police. On peut combattre le racisme en assurant une diversité représentative de notre société et de son histoire dans l’ensemble de nos institutions, mais cela ne suffit pas. La police s’inscrit dans ce cadre plus global. En son sein se déploie un racisme qui se traduit par un profilage ethnique, des contrôles d’identité abusifs, des insultes et remarques racistes, des humiliations et violences physiques. La mise au jour récente d’un groupe Facebook où des policiers exprimaient un racisme tout à fait décomplexé est révélateur sur l’étendue du phénomène. Il est rare par ailleurs que des agents de police témoignent contre leurs collègues, même en cas de faits graves. En cas de plaintes, celles-ci n’aboutissent que rarement. Il faut donc agir d’une part sur le recrutement et la formation, initiale et continue, mais aussi combattre l’esprit de corps et l’impunité. C’est une approche globale et de long terme.
Quels sont les recours vers lesquels peuvent se tourner témoins ou victimes d’abus policiers ? Ces institutions sont-elles assez outillées pour être efficaces et pour permettre qu’il n’y ait plus d’impunité au sein de la police ?
Il est possible de témoigner sur le site de Police Watch, en tant que victime ou témoin et aussi de faire un signalement en cas de discrimination (insultes racistes, soupçon de profilage ethnique…) auprès de Unia. Pour ce qui est du fait de porter plainte, il y a le Comité P, constitué de policiers en charge de contrôler les services de police, qui se limitera cependant à procéder à une enquête qu’il transmettra aux services internes et/ou au Parquet, mais qui n’a pas lui-même la possibilité de sanctionner les policiers ou de dédommager les victimes. Il dépend du parlement et lui remet un rapport chaque année. Ce sont d’ailleurs les seules statistiques officielles, bien qu’elles soient incomplètes et que l’indépendance du Comité P soit remise en question par des instances comme l’ONU depuis plus de vingt ans. Cela reste néanmoins important que victimes et témoins signalent les abus. Le parquet du procureur du Roi décidera de poursuivre ou non les agents en justice.
Autre voie de recours : porter plainte dans un commissariat, ce qu’on ne conseille pas forcément, surtout s’il s’agit du commissariat des agents concernés. Et enfin, en cas d’infractions graves, on peut porter plainte directement auprès d’un·e juge d’instruction avec constitution de partie civile en passant par un·e avocat·e spécialisé·e en droit pénal.
Ce sont des procédures longues, éprouvantes et couteuses. Et il faut savoir que cela peut parfois susciter des représailles de la part de la police sous la forme de contre-plainte pour rébellion. Par ailleurs, les plaintes sont souvent classées sans suite sans que des poursuites soient initiées à l’encontre des policiers.
De manière générale, en cas de violences physiques ou autres formes d’infractions graves, on conseille pour déposer plainte au pénal d’avoir un dossier en béton : un certificat médical précis rédigé le plus tôt possible après les faits, des images vidéos et des témoignages. Dans certains cas, il peut être utile de médiatiser l’affaire et de se mobiliser politiquement.
Quelles sont les recommandations faites par Police Watch aux pouvoirs politiques pour diminuer le nombre d’abus policiers ?
D’abord reconnaitre l’existence d’abus et les différents types de violences (verbales, psychologiques, physiques…). Puis, produire des chiffres officiels pour permettre de les analyser, d’y répondre.
Ensuite, on prône l’enregistrement des contrôles d’identité : en cas de contrôle, on doit pouvoir recevoir un récépissé permettant d’identifier les raisons et circonstances du contrôle. Cela permettrait de prévenir et objectiver les cas de harcèlement et de profilage ethnique. Et d’apporter plus de transparence.
Dans le même ordre d’idée, il faut œuvrer à améliorer la relation entre la police et les communautés dès la formation, sortir du rapport de force dans des quartiers populaires, réinvestir les secteurs sociaux, aller vers une approche plus préventive, de proximité, moins répressive.
Il y a également des témoignages de personnes se voyant intimer l’ordre de cesser de filmer la police ou même d’effacer leurs images. Il faut donc rappeler le droit à filmer la police, à condition que cela n’empêche pas le déroulement de l’opération policière en cours. L’enregistrement audio constitue également une preuve. La police n’a en aucun cas le droit d’effacer les images ou de vous demander de les effacer. Les images peuvent être transmises aux médias et/ou aux autorités judiciaires.
Il faut que les mécanismes de plaintes soient rendus accessibles et efficaces. Pour faciliter le dépôt de plainte pour les victimes mineures, on encourage notamment à cette fin la création d’un guichet unique.
Il y a également la question de la rébellion, fréquemment invoquée par la police pour justifier l’emploi de la force…
En effet, il arrive que la police affirme que la personne interpelée s’est rebellée pour justifier son intervention, pour dire que la violence était légitime, qu’ils étaient obligés d’intervenir, de maintenir la personne au sol, de la pousser, de la menotter, de la frapper, de lui forcer la main, jusqu’à lui casser le bras… qu’ils n’ont pas pu faire autrement en raison de cette rébellion. Accuser la personne de rébellion devient une manière de se protéger préventivement de toute accusation de violence. D’où l’importance de filmer. D’où l’importance du certificat médical, qui soit précis et complet pour rétablir les faits. Ces cas de « rébellion » sont de plus souvent jugés plus vite que la violence policière qui s’est déroulée au moment des mêmes faits. On constate que les enquêtes sont incomplètes, basées sur des PV de police uniquement et sans que soient systématiquement interrogés les trois principes qui encadrent l’usage de la force dans les interventions policières : légalité, nécessité et proportionnalité.
Quel est le rôle du certificat médical dans la lutte contre les violences policières ?
Il est très important. En cas de violences policières, on recommande toujours aux victimes de se rendre le plus vite possible chez un médecin de confiance pour faire constater les lésions physiques et psychologiques. Mais le monde médical n’est pas toujours conscient des enjeux sous-jacents à la rédaction d’un certificat médical suite à des violences policières. Police Watch est en train de travailler sur différentes manières de sensibiliser les acteurs concernés, aussi au-delà du monde médical. Le certificat médical est un élément essentiel dans le dossier en cas de plainte au pénal. Par exemple, le nombre de jours d’incapacité de travail a une valeur juridique en termes de peines que peuvent encourir les policiers. C’est donc essentiel qu’ils apparaissent. Le constat des lésions doit aussi être le plus précis possible.
Au-delà des comités de recours, en tant que citoyen·ne, comment peut-on agir et réagir contre les violences policières ? Quels modes d’action sont à notre portée ?
Il y a d’abord une vigilance à avoir : filmer si jamais on a l’impression que ça pourrait être nécessaire, rester présent·e au cas où il y aurait besoin de témoins. Rédiger un récit factuel qui soit le plus précis possible. Police Watch donne tout une série de conseils sur son site.
Les citoyens peuvent aussi organiser des formations sur les droits face à la police (dans leur école, leur quartier…), comme celle que propose la LDH. Ce sont des formations interactives qui permettent de poser des questions concrètes : qu’est-ce que je peux ou aurais pu faire, s’il m’arrive ça ou que j’en suis témoin ? Police Watch va par ailleurs lancer prochainement une permanence téléphonique pour les victimes de violences policières, animée par un groupe de bénévoles. Les gens intéressés sont les bienvenus pour renforcer l’équipe !
Et puis on peut suivre l’actualité. De nombreux collectifs de soutien ont été créés ces dernières années tels que « Justice pour Semira Adamu », « Justice pour Mawda », « Justice pour Adil », « Justice pour Mehdi », « Justice pour Lamine », « Justice pour Tatum » et tant d’autres… Venir aux rendez-vous (rassemblements, interpellations…) et relayer leur parole. En parler autour de soi.
Enfin, au niveau politique, il faut continuer de se mobiliser. Les interpellations communales sont un bon outil pour rappeler aux autorités locales qu’elles ont une responsabilité directe et pour les encourager à briser le tabou et à sortir du déni.
Consulter le rapport « Abus policiers et confinement » (juin 2020) sur www.policewatch.be