Entretien avec Gabrielle Lavenir

« S’entrainer en groupe à ne pas faire ce que le jeu nous demande. »

Illustration : Gaëlle Gaëlle

Les jeux vidéo « casual », ce sont ces jeux faciles à prendre en main et donc acces­sibles au plus grand nombre : Can­dy Crush, Angry Birds ou, hier, Snake pour ne citer que les plus illustres. Il existe aujourd’hui une offre plé­tho­rique de ces jeux casual, aux conte­nus et idéo­lo­gies variés, qui révèlent toute l’étendue des pra­tiques vidéo­lu­diques actuelles. Ils s’opposent à des jeux vidéo clas­siques dont la tech­ni­ci­té est telle qu’elle néces­site une phase d’apprentissage. Ain­si, « Un jeu casual, c’est un jeu qui ne néces­site pas un grand inves­tis­se­ment de la part du joueur ou de la joueuse » nous indique Gabrielle Lave­nir. Cette cher­cheuse en socio­lo­gie qui pré­pare une thèse sur les jeux vidéo et les per­sonnes âgées à l’Université Concor­dia (Mont­réal) répond à nos ques­tions sur la place du jeu vidéo dans nos socié­tés mar­chandes et dis­cute des usages poten­tiels de ces jeux « prêts à jouer » pour mener des ani­ma­tions d’éducation populaire.

Pour beaucoup de gens, y compris dans les mondes culturels ou militants, le jeu vidéo reste une pratique qui serait minoritaire et qui ne concernerait que des jeunes hommes (y domine la figure du « hardcore gamer » bloqué devant des jeux en réseau ultra violents). Ils associent rarement au jeu vidéo des pratiques vidéoludiques dont ils peuvent pourtant eux-mêmes faire preuve en jouant , à Candy Crush Saga sur leur téléphone, au Solitaire sur son PC, à FarmVille sur Facebook, au poker en ligne… Pourquoi cette perception différenciée d’avec leur pratique vidéoludique ?

On constate en effet un grand écart entre le nombre de gens qui jouent — par­fois sans le savoir — au jeu vidéo dans toute leur mul­ti­pli­ci­té et les gens qui se per­çoivent effec­ti­ve­ment comme joueurs·euses. C’est assez éton­nant et la varia­tion des réponses d’une enquête à l’autre en rend compte, sui­vant la manière dont la ques­tion est posée. On a ain­si 36 % des Français·es qui répondent « Oui » à la ques­tion « Avez-vous joué à un jeu vidéo au cours des 12 der­niers mois ? » dans l’enquête de l’Insee sur les pra­tiques cultu­relles de 2008 : les répon­dants ont ten­dance à asso­cier le jeu vidéo à une pra­tique inten­sive sur console ou ordi­na­teur à la mai­son. Mais on en arrive à 60 % des gens qui se recon­naissent comme comme joueurs ou joueuses dans une enquête plus fine menée en 2012 par Ludes­pace et qui pose la ques­tion en poin­tant les mul­tiples pra­tiques pos­sibles du média : sur son télé­phone, dans les trans­ports en com­mun ou les moments de pause au bou­lot etc. Et, sur­tout, en décli­nant toute une série de pos­si­bi­li­tés ludiques notam­ment les jeux casual, les puzzles, les jeux de cartes, de chiffres et lettres, les jeux pré­ins­tal­lés comme le Démi­neur ou le Soli­taire, les jeux de hasard en ligne, les simu­la­teurs de vie comme les Sims, les jeux de danse et de musique… Chez les per­sonnes âgées, cette dif­fé­rence est encore plus impres­sion­nante puisqu’on passe de 4 % d’entre elles qui y ont joué si on parle seule­ment de « jeu vidéo » à 36 % si le ques­tion­naire pré­cise toute la gamme des loi­sirs vidéoludiques !

Et puis, il y a un cer­tain sté­réo­type tenace concer­nant les gros joueurs de jeu vidéo, sou­vent per­çus comme des ados ou jeunes hommes, blancs et issus des classes moyennes. Ceux ou celles qui ne cor­res­pon­draient pas à ce pro­fil, même s’ils/elles jouent beau­coup, vont d’elles-mêmes s’exclure de ces com­mu­nau­tés de gamers et ne pas se repré­sen­ter comme « un vrai joueur » ou « une vraie joueuse ».

Ensuite, dans les milieux des professionnel·les culturel·les et mili­tants comme dans d’autres espaces sociaux, on reste sou­mis à une logique de dis­tinc­tion de classe. Or le jeu vidéo reste une pra­tique qui n’est pas du tout socia­le­ment valo­ri­sée. En tout cas jusque très récem­ment, on ne gagne rien socia­le­ment à se reven­di­quer comme joueur·euse.

Par ailleurs, on conserve un rap­port très com­pli­qué au loi­sir, en par­ti­cu­lier dans le capi­ta­lisme contem­po­rain néo­li­bé­ral où domine l’idée qu’il faut tout le temps être pro­duc­tif. Du temps pas­sé à une acti­vi­té iden­ti­fiée comme inutile, c’est donc très pro­blé­ma­tique, même si le dis­cours se modi­fie petit à petit et qu’on com­mence même à entendre tout un dis­cours uti­li­ta­riste sur le JV. Par exemple des affir­ma­tions sui­vant les­quelles il amé­lio­re­rait les capa­ci­tés cognitives…

Justement, quel rôle occupe le jeu vidéo dans l’ordre capitaliste actuel ?

En fait, le sta­tut du JV change à toute vitesse. Aujourd’hui, on doit non seule­ment conti­nuer de convaincre que non, le jeu vidéo ne va pas vous rendre stu­pide, addict et violent (pré­ju­gés issus de dif­fé­rentes vagues de cam­pagnes anti-JV mar­quées par la panique morale), mais on doit aus­si désor­mais infor­mer que non, les JV ne vont pas résoudre magi­que­ment tous les pro­blèmes sociaux, ni vous trans­for­mer en entre­pre­neurs de l’année non plus ! Le JV reste por­teur de mes­sages com­plexes et intri­qués : c’est fon­da­men­ta­le­ment un outil d’entrainement au capi­ta­lisme néo­li­bé­ral, mais d’un autre côté, c’est aus­si un passe-temps asso­cié aux classes popu­laires et démo­ni­sé en tant que tel pen­dant très long­temps. La réha­bi­li­ta­tion du JV est donc un exer­cice délicat…

Un vieux débat agite d’ailleurs celles et ceux qui s’intéressent au JV : est-ce que les jeux sont des agents du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral qui socia­lisent les gens pour être tou­jours plus pro­duc­tifs et dif­fusent les idéo­lo­gies domi­nantes, ou bien est-ce que ce qu’ils repré­sentent au contraire des espaces de liber­té et de sub­ver­sion ? S’il est dur de tran­cher, le consen­sus va plu­tôt vers le constat que le JV est un pro­duit de l’industrie du diver­tis­se­ment. D’une part, on ne peut pas contour­ner le côté maté­riel, le fait que les consoles sont pro­duites dans des pays du Sud, en pol­luant atro­ce­ment et en igno­rant tout code du tra­vail. D’autre part, la manière dont est construit un jeu est por­teuse de mes­sages idéo­lo­giques sou­vent domi­nants. Mais, d’un autre côté, on a toute une frange de la pro­duc­tion indé­pen­dante, je pense notam­ment aux jeux de Mol­lein­dus­tria [voir enca­dré], qui reven­diquent le poten­tiel libé­ra­teur et sub­ver­sif du JV et la pos­si­bi­li­té de détour­ner les outils du capi­ta­lisme pour le critiquer.

Ce débat concerne aus­si le jeu en géné­ral. Cela m’évoque les recherches de Sté­phane Le Lay qui a étu­dié l’instrumentalisation du jeu dans le tra­vail. Car la gami­fi­ca­tion du tra­vail, c’est-à-dire la ten­dance à faire jouer les tra­vailleur-ses pour qu’ils ne voient pas le temps pas­ser et pro­duisent plus que pré­vu, n’est pas chose nou­velle. Le Lay com­pare un jeu impo­sé par les mana­gers dans un centre d’appel (type « celui qui réus­sit à pla­cer un pro­duit a droit de man­ger une gaufre ») et un jeu créé par des éboueurs-ses (où c’est à qui aura la plus gra­cieuse ou plus cool cho­ré­gra­phie de mou­ve­ment dans le lan­cer de sacs). Quand le jeu est impo­sé ver­ti­ca­le­ment, ça échoue, c’est vécu comme une infan­ti­li­sa­tion et comme une stra­té­gie de mani­pu­la­tion. Quand le jeu émerge des tra­vailleurs-ses eux-mêmes, ça peut vrai­ment deve­nir une réap­pro­pria­tion du geste du tra­vail, du labour au sens marxiste.

Quelle est la place des jeux casual dans la société marchande ? À la fois d’un point de vue fonctionnel, en tant qu’outil pour tuer et rentabiliser le temps de moments jugés improductifs, et quant au modèle économique inscrit dans l’économie de l’attention (achat in-app, placement de produits, diffusion de publicité, monétisation des données des joueurs·euses, …) ?

On peut en effet consta­ter une conver­gence entre les jeux de hasard et d’argent avec beau­coup de jeux casual. Des méca­nismes de casi­no sont appro­priés par ces jeux qui cherchent un modèle éco­no­mique leur per­met­tant d’extraire de l’argent des joueurs·euses sans avoir à leur faire payer un prix d’entrée ou un abon­ne­ment. On a tou­jours cette idée que le jeu étant facul­ta­tif, il devrait être gra­tuit — ce qui ren­voie à notre rap­port com­pli­qué au temps libre et aux acti­vi­tés de loi­sir qui sont sup­po­sées ne rien valoir. Beau­coup de gens répugnent donc pro­fon­dé­ment à payer pour un jeu, en tout cas pour l’acheter. Mais payer dans le jeu, ou payer pour conti­nuer à jouer comme le pro­posent cer­tains jeux, c’est moins pro­blé­ma­tique. Les stu­dios mains­tream l’ont bien compris !

C’est pour­quoi ils pro­posent d’une part l’im­por­ta­tion des tech­niques de desi­gn du casi­no : forts sti­mu­lis visuels et sonores, signa­le­ment de la vic­toire de même inten­si­té quel que soit le gain — donc qui donne l’im­pres­sion d’a­voir énor­mé­ment gagné qu’on ait reçu 300 euros ou trente cen­times -, dis­so­cia­tion entre l’argent payé et son équi­valent dans le jeu (un euro est conver­ti en 100 « gemmes » ou 10 « points »), ce qui fait perdre le fil des dépenses aux joueurs-euses…

De manière glo­bale, on assiste dans le JV à un phé­no­mène de « gam­bli­fi­ca­tion » (de l’anglais to gamble : jouer aux jeux de casi­no), c’est-à-dire de l’in­té­gra­tion de méca­nismes des jeux de hasard et d’argent dans les jeux, en par­ti­cu­lier les jeux casual et les jeux en ligne free-to-play (c’est-à-dire dont l’utilisation est a prio­ri gra­tuite). D’autre part, on observe une simi­la­ri­té dans le modèle éco­no­mique qui s’ap­puie sur la forte contri­bu­tion d’une petite mino­ri­té de joueur·ses, sou­vent concer­né-es par des formes d’ad­dic­tion qu’on appelle les « baleines ». Ce sont des joueurs prêts à dépen­ser de grande quan­ti­té d’argent réel dans des jeux vidéo dis­po­sant de microtransactions.

Actuel­le­ment, ce sont des méca­nismes de pari, avec de l’argent in-game (s’échangeant dans la devise moné­taire en vigueur dans le jeu) ou de l’argent réel, qui sont au cœur du débat à l’instar des loot­boxs, ces sortes de pochettes sur­prises conte­nant des élé­ments de jeu don­nant droit à une per­son­na­li­sa­tion d’ob­jets, de nou­veaux per­son­nages ou des amé­lio­ra­tions de jeux. Géné­ra­le­ment ce sont des actions ou échanges d’argent in-game qui déclenchent l’ac­cès aux loot­boxs (quand on achète un élé­ment avec l’argent récol­té au sein du jeu), mais on trouve aus­si des loot­boxs que les joueur·euses peuvent ache­ter en euros, avec donc de l’argent « réel ». Dans les deux cas ce sont des méca­nismes de pari très simi­laires à ceux d’une machine à sous (pas de mobi­li­sa­tion des com­pé­tences de jeu, résul­tat aléa­toire), et dans le second c’est extrê­me­ment proche de la logique des jeux de hasard et d’argent. Il a même été débat­tu de la léga­li­té de ce genre de loot­boxs puisque les jeux de hasard et d’argent sont for­te­ment régu­lés par l’E­tat dans la plu­part des pays. C’est d’au­tant plus sédui­sant pour les entre­prises der­rière les jeux que la ren­ta­bi­li­té est ines­pé­rée : les joueurs·euses donnent de l’argent sans même attendre de l’argent en retour !

Si je fais une ana­lyse sous l’angle du genre et l’inscription du jeu casual dans le quo­ti­dien sur base des tra­vaux de géo­gra­phie du JV menés par mon col­lègue Hovig Ter Minas­sian ou ceux d’He­len Thorn­ham, on constate la place par­ti­cu­lière des jeux casual dans la vie des femmes. On peut en effet consta­ter une inser­tion du JV casual dans leur vie quo­ti­dienne, en par­ti­cu­lier en lien avec le tra­vail for­mel et infor­mel, très gen­ré, qu’elle réa­lise. Des constats que j’ai pu redou­bler avec mes propres recherches puisque les femmes que j’ai inter­viewées au sujet de leur pra­tique du JV, et qui ont entre 60 et 70 ans, ont sou­vent com­men­cé à jouer à des jeux casual quand elles tra­vaillaient encore, à la pause avec des col­lègues. Elles ont ensuite éti­ré ce loi­sir dans leur temps de tra­vail domes­tique du type « pen­dant que le repas cuit, je fais une par­tie ». Ce n’était pas quelque chose que j’entendais chez les hommes à qui je parlais…

D’un autre côté, si on se place cette fois-ci du côté de la cri­tique sociale, on s’aperçoit qu’il est plus facile pour un·e créateur·trice indépendant·e, politisé·e, militant·es de pro­duire un jeu casual qu’un jeu clas­sique. Les jeux casual peuvent donc aus­si tenir le rôle de che­val de Troie dans la pro­duc­tion vidéo­lu­dique. On peut par exemple pen­ser à la pro­duc­tion des queer games (met­tant en scène des pro­blé­ma­tiques liées aux LGBTQI+) comme A Nor­mal Lost Phone de Acci­den­tal Queens. Dans ce jeu qui inter­roge le thème de la tran­si­den­ti­té, on se retrouve à fouiller dans un télé­phone per­du pour savoir qui est cette per­sonne et pour­quoi elle l’a per­du. Ou encore avec l’emblématique McDonald’s Video­game de Mol­lein­dus­tria qui nous met aux com­mandes d’un fast­food et cri­tique cette indus­trie. Ces jeux à la marge, mais déva­lo­ri­sés en tant que casual games, ont pour­tant beau­coup de poten­tiel de subversion.

L’usage de jeu casual soulève une question éthique : est-ce qu’en raison de leur modèle souvent problématique (jeux qui poussent au micro-achat, captation des données…) il faut renoncer à leur usage dans des processus d’éducation populaire ?

Il y a un tra­vail de cura­tion impor­tant à réa­li­ser pour sélec­tion­ner les jeux qui ont du sens le cadre d’atelier d’éducation popu­laire. Ce qui est d’autant plus dif­fi­cile à effec­tuer que des jeux casual qui seraient très inté­res­sants à uti­li­ser en ani­ma­tion passent tout à fait inaper­çus par rap­port à de grosses machines mar­ke­ting. J’ai par exemple décou­vert Hel­link, un jeu d’aventure pour for­mer au trai­te­ment cri­tique des sources d’informations et déjouer les fake news tota­le­ment par le bouche à oreille. C’est un jeu péda­go­gique, inté­res­sant et casual dans le sens où on ne fait rien d’autre que cli­quer avec sa sou­ris pour faire des choix.

Après, quels que soient les jeux choi­sis, qu’ils soient casual ou non, que leur modèle éco­no­mique soit défen­dable ou non, il me semble néces­saire d’avoir une dis­cus­sion sur le fait que les effon­dre­ments nous guettent et que, d’ici 30 ans, il est fort pos­sible qu’il n’y ait plus de jeux vidéo du tout ! C’est un aspect assez indé­pas­sable. Et ce, mal­gré tout un mou­ve­ment de réflexion et de pro­duc­tion de « green games », des jeux qui à la fois portent des mes­sages éco­lo­giques et qui cherchent à être pro­duits de la manière la moins pol­luante pos­sible. Car on est quand même face à une impos­si­bi­li­té maté­rielle et éco­lo­gique très fon­da­men­tale : les consoles, les ordi­na­teurs, les smart­phones sont des machines très pol­luantes à pro­duire, très dif­fi­ciles à recy­cler, à l’obsolescence pro­gram­mée dif­fi­cile à dépas­ser. Mobi­li­ser des JV, y com­pris casual, va donc poser beau­coup de ques­tions à la per­sonne char­gée d’organiser l’atelier. C’est bour­ré de para­doxes. Mais des para­doxes qui peuvent être riches à explo­rer avec les participant·es !

En animation d’éducation populaire, quel rôle pourrait avoir ces jeux casual, faciles d’accès, qu’ils soient porteurs d’une critique sociale ou au contraire porteurs d’idéologie dominante à décrypter ? Pourquoi les utiliser dans le but de développer une critique sociale ?

D’une part, tous les jeux portent des visions du monde et on peut donc en dérou­ler les sou­bas­se­ments idéo­lo­giques en groupe. D’autre part, rien que le fait de se voir en train de jouer peut sup­pri­mer beau­coup de blo­cages dans l’accès aux tech­no­lo­gies ou pra­tiques qu’on s’interdit. Où on ne sait pas, on ne peut pas jusqu’à tant qu’on ait la manette dans les mains et qu’on s’en sorte très bien.

C’est aus­si une excel­lente manière de faire venir des gens dans des espaces où ils ne viennent pas. Car il y a un côté magique dans le jeu, qu’il soit vidéo ou pas. Face à l’idée d’assister à une confé­rence, on peut se sen­tir non légi­time, ça n’est pas fami­lier et ça peut ren­voyer au fait de ne pas avoir fait d’étude, qu’on ne va rien y com­prendre… Tan­dis que venir jouer à un Bin­go peut être beau­coup plus appétent, fut-il cri­tique et por­tant sur « les tech­niques du care dans le grand âge ». Ou donc, venir jouer à des jeux vidéo poli­tiques en ate­lier, j’aimerais beau­coup le voir !

Il faut savoir que si on sou­haite mettre en place une ani­ma­tion en uti­li­sant des jeux vidéo bien éta­blis, le coût d’entrée est impor­tant en termes de temps et de dif­fi­cul­tés d’apprentissage de la mani­pu­la­tion des manettes ou de l’interface, ce qui risque de rebu­ter beau­coup de gens. Les jeux casual sont en revanche pour ain­si dire prêts à l’emploi : on gagne temps et éner­gie pour se concen­trer sur d’autres aspects. Ça peut s’avérer plus pra­tique pour la démons­tra­tion, sur­tout quand on connait le très bas sen­ti­ment de com­pé­tence face à des objets tech­no­lo­giques de beau­coup de caté­go­ries de la popu­la­tion. On oublie en effet sou­vent la pro­por­tion de gens qui n’ont pas de smart­phones (un quart des Français·es tout de même), pas d’ordinateurs, pas inter­net et/ou qui ne savent pas s’en servir.

Par ailleurs, les non joueurs·euses ou les gens qui jouent peu, et qui peuvent consti­tuer une grande par­tie des groupes ani­més, ont sou­vent l’idée pré­con­çue que le jeu vidéo, c’est mal. Des jeux comme Coun­ter-Strike (jeu de tir) ou Mor­tal Kom­bat (jeu de com­bat) sont consi­dé­rés comme pro­blé­ma­tiques, non pas en rai­son de la mas­cu­li­ni­té mili­ta­ri­sée qu’ils déroulent, mais parce que les participant·es au groupe ont été bom­bar­dés par dif­fé­rentes cam­pagnes de déni­gre­ment menées par des asso­cia­tions de parents, des syn­di­cats de poli­ciers, des asso­cia­tions reli­gieuses, et cer­tains par­tis poli­tiques sur le mode de la panique morale et qui attri­buaient aux jeux vidéo à conte­nu violent la res­pon­sa­bi­li­té de crimes et vio­lences dans le monde réel. Pour dépas­ser ces a prio­ri, ça peut donc être inté­res­sant d’aller voir des œuvres qui ont l’air plus inno­centes, moins san­glantes, moins « flingues et bas­ton », met­tant en scène moins de vio­lences et qui ne rentrent donc pas dans le viseur de cette panique morale, pour en poin­ter les mes­sages poli­ti­que­ment néan­moins discutables.

Dans beaucoup de blockbusters du JV comme Fortnite, GTA, Call of Duty, Civilization, Sim City… le propos idéologique est relativement aisé à faire ressortir en travail de groupe. Par contre, pour des jeux casual comme Candy Crush Saga ou Angry Birds les choses seront moins explicites. Comment peut-on analyser les représentations sociales déroulées par ce genre de jeux ?

On peut d’abord y entrer par les gra­phismes. Sara Mos­berg Iver­sen est une cher­cheuse qui a tra­vaillé sur les repré­sen­ta­tions des grands-mères dans les jeux casual. Des dizaines de jeux de pla­te­forme com­portent un ou des per­son­nages de grands-mères, sou­vent dans des repré­sen­ta­tions très sté­réo­ty­piques : elle est pour­vue d’un tablier, d’un chat, d’un rou­leau à pâtis­se­rie… En regrou­pant et com­pa­rant cet ensemble de jeux, elle par­vient à rendre compte de ce que disent ces sté­réo­types. On peut donc tout à fait ima­gi­ner un ani­ma­teur qui a regrou­pé un petit échan­tillon de jeux por­teurs de tel ou tel sté­réo­type, divi­ser les participant·es en sous-groupe qui jouent cha­cun à un jeu dif­fé­rent. Puis, on échange ensemble, au cours du jeu ou après la phase de jeu, sur la manière dont les per­son­nages sont construits : Com­ment la grand-mère est-elle des­si­née ? Com­ment est le per­son­nage fémi­nin ? Est-ce qu’il y en a un d’ailleurs ? A ce pro­pos, Marion Coville a étu­dié les repré­sen­ta­tions des héroïnes de jeu vidéo, de l’ef­fa­ce­ment à l’hy­per­vi­si­bi­li­té, en pre­nant notam­ment l’exemple de Bayo­net­ta (Jeu d’action). Cette cher­cheuse nous donne les outils néces­saires pour faire une ana­lyse concrète de la repré­sen­ta­tion des femmes dans les JV qui peut tout à fait s’ap­pli­quer aus­si aux jeux casual : à quels élé­ments visuels faire atten­tion, quel est le rôle du game­play [la méca­nique de jeu], qu’est-ce qu’on sait sur les per­son­nages fémi­nins dans le JV historiquement ?

On peut ensuite se pen­cher sur la ques­tion des méca­nismes. Et la ques­tion de base qui marche dans l’analyse cri­tique de tout jeu c’est la sui­vante : qu’est-ce qu’on ne peut pas faire ? Une ques­tion qu’on peut d’ailleurs tout à fait trai­ter tout en jouant. Ça per­met d’une part de sou­li­gner le mes­sage que pro­pose le jeu (qui est sou­vent, dans les jeux casual, celui d’accu­mu­ler). Mais ça per­met aus­si de per­mettre aux joueurs·euses d’arrêter d’obéir aux jeux et d’aller far­fouiller dans les coins, voir si on ne pour­rait pas faire des choses inter­dites. Ce qui encou­rage des atti­tudes de sub­ver­sion : certes on est contraint par des règles mais on peut ten­ter de jouer avec elles. En groupe, on peut donc s’entrainer, et s’habituer à ne pas faire ce que le jeu nous demande, notam­ment pour débus­quer les valeurs et sou­li­gner les idéo­lo­gies sous-ten­dues par leurs créa­teurs. Par exemple, si la seule action que je peux faire dans un jeu est de tuer ou d’ignorer, ça peut indi­quer une cer­taine vision du monde… Comme les couples qu’il est pos­sible ou impos­sible de for­mer dans un jeu comme Les Sims (Simu­la­teur de vie). C’est invi­sible mais néan­moins très puis­sant idéologiquement.

Vous étudiez les personnes âgées qui jouent au JV. Est-ce qu’elles entretiennent un rapport spécifique au JV ? Et est-ce que le JV peut aussi être un outil intéressant pour animer en éducation populaire des groupes composés d’ainé·es ?

Ce que j’ai appris de mon ter­rain, c’est que le sexe, la classe sociale ou le fait d’avoir ou non tra­vaillé jouent bien davan­tage dans les pra­tiques de jeu vidéo que l’âge. On a des dif­fi­cul­tés ren­con­trées dans le fait de com­men­cer la pra­tique du JV qui sont simi­laires chez des enfants de 8 ans et chez des adultes de 68 ans type « je ne sais pas uti­li­ser la manette, je ne sais pas où cher­cher des jeux, ça me soule… » Quand on joue, beau­coup de fac­teurs rentrent en ligne de compte : est-ce que notre entou­rage approuve ou pas ? Est-ce qu’on a d’autres gens avec qui jouer ? Est-ce qu’on a des sous à dépen­ser sur ce cré­neau-là ? De ce point de vue-là, les gens âgées ont une posi­tion spé­ci­fique. Notam­ment car ils sont bom­bar­dés par un dis­cours du vieillis­se­ment réus­si oppo­sant au jeune sénior actif le vieux crou­lant en mai­son de retraite. Dans cette vision, pour réus­sir, il convient de tra­vailler, inves­tir, se sculp­ter, bien choi­sir ses acti­vi­tés, orga­ni­ser son temps de manière opti­male, res­ter actif typi­que­ment s’occuper de ses petits-enfants et faire du béné­vo­lat. Le JV com­mence à trou­ver sa place dans cette injonc­tion à l’activité permanente.

Au niveau des ate­liers pos­sibles, je reste méfiante quant à la mobi­li­sa­tion des JV avec des per­sonnes âgées car ils sont sou­vent pré­vus dans le but de « les aider » ou de « résoudre les pro­blèmes de leur vieillis­se­ment », ce qui est sou­vent infan­ti­li­sant et inef­fi­cace. Et pro­voque des réac­tions de rejet de la part des animé·es. Ce qu’on peut évi­ter si on sort de cette pos­ture qui les ren­voie à des malades pour adop­ter celle de l’éducation popu­laire, qui les place comme des êtres poli­tiques dans une socié­té qu’ils contri­buent à construire. Ça per­met de ne pas les ren­voyer uni­que­ment à une iden­ti­té de per­sonnes âgées comme peuvent l’induire des ate­liers tri­cot ou de récit de vie autour de leur mémoire. Une bonne for­mule, c’est d’accompagner les gens tech­ni­que­ment mais de leur lais­ser beau­coup d’autonomie sur ce qu’ils ont envie ou non de faire avec.

Notons aus­si qu’il existe une demande de faire des acti­vi­tés autour de ces outils de la part de groupes de gens âgés chez qui ça répond à toute une bio­gra­phie anté­rieure : ils et elles ont sou­vent vu arri­ver l’informatisation, savent faire et vou­draient se mettre au goût des outils du jour. Car, en réa­li­té, l’informatique et les jeux vidéo, c’est vieux !

Molleindustria ou la critique sociale mise en jeu vidéo

Collectif indépendant, marxiste et radical, Molleindustria propose depuis 2003 des jeux casual destinés à porter la critique sociale dans et par le jeu vidéo pour fonder un divertissement de gauche tout en déconstruisant les codes et mécaniques des jeux mainstream ! Porté notamment par l’artiste Paolo Pedercini, il met à disposition des dizaines de mini-jeux (souvent gratuits). Il peut s’agir de parodie des simulations de business comme Oiligarchy qui vous place comme magnat du pétrole ou le célèbre McDonald’s Videogame en patron d’une chaine de fastfood, prêt à exploiter terres, animaux et employés, pour mieux critiquer ces industries. Mais il s’agit aussi de réflexion au sujet du travail et de l’aliénation comme Every day the same dream ou TuboFlex où on joue le rôle d’un travailleur temporaire. Ou encore de la masculinité militarisée dans Unmaned, on l’on joue un pilote de drone qui envoie des bombes de 9 h à 17 h et s’occupe de sa petite famille le reste du temps. Sont aussi proposés d’autres bonbons gauchistes comme la lutte contre les curés pédophiles (Operation: Pedopriest) ou encore le Democratic socialism simulator vous mettant dans la peau d’un Bernie Sanders qui aurait gagné l’élection US. Décidemment, non, le jeu vidéo n’est pas qu’un opium du peuple ! (AB)

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