The Witcher III : Une autre guerre à l’écran

Consa­cré jeu de l’année 2015 par les cri­tiques et le public, The Wit­cher III : Wild Hunt (CD Pro­jekt RED, 2015) est immé­dia­te­ment deve­nu un titre de réfé­rence pour la créa­tion vidéo­lu­dique ain­si qu’un suc­cès qui a encou­ra­gé la créa­tion d’une série télé­vi­sée. Mais au-delà de ses qua­li­tés ludiques, Wit­cher III parle comme peu de jeux grand public des pro­fonds impacts sociaux de la guerre.

Créée par Andr­zej Sap­kows­ki en 1986, la série de nou­velles et de romans The Wit­cher se situe dans le genre de la fan­ta­sy, dans une Europe alter­na­tive peu­plée d’humains, d’elfes, de magi­ciens, de monstres, … Elle se dis­tingue par l’influence du folk­lore polo­nais, un ton glo­ba­le­ment sombre et des thé­ma­tiques contem­po­raines. Fidèle adap­ta­tion de cette œuvre lit­té­raire, les jeux vidéo The Wit­cher (depuis 2007) sont des titres d’aventure et d’action. Si les deux pre­miers épi­sodes ont ren­con­tré un cer­tain suc­cès, le troi­sième est deve­nu un phé­no­mène dans le sec­teur en mélan­geant des élé­ments clas­siques (jeu de rôle, monde ouvert, faci­li­té d’accès) à une qua­li­té d’écriture et une richesse de l’exploration peu com­munes. On note­ra tou­te­fois que le stu­dio polo­nais CD Pro­jekt, res­pon­sable de la série, a notam­ment fon­dé la qua­li­té de ses jeux sur le crunch, phé­no­mène de l’industrie vidéo­lu­dique que nous évo­quions dans notre article de 2019, Quand les tra­vailleurs du jeu vidéo s’organisent.

The Wit­cher III demeure encore aujourd’hui un jeu-monde, d’une très grande richesse que plu­sieurs articles n’épuiseraient pas. Nous allons ici nous concen­trer sur deux de ses aspects pour don­ner un aper­çu de la manière dont un jeu si grand-public porte son pro­pos politique.

La guerre détruit… et structure les sociétés

Le monde de The Wit­cher vit en guerre, une guerre ancienne menée par des puis­sants cyniques sou­te­nus par des forces reli­gieuses fana­tiques, tous en recherche de pou­voir. La force de ce troi­sième épi­sode réside dans ce qu’il en montre : pen­dus, vil­lages rava­gés, orphe­lins, pillards, réfu­giés, bles­sés for­cés à la men­di­ci­té, déser­teurs deve­nus marau­deurs, morale ren­due floue par la néces­si­té, … La guerre est ici repré­sen­tée dans ses consé­quences, elle ne consti­tue pas comme dans la majo­ri­té des jeux un décor et une jus­ti­fi­ca­tion à la vio­lence, ni un moment que clôt le joueur par ses actions héroïques, mais une conti­nui­té dans ses impacts sociaux.

Le paral­lèle his­to­rique le plus évident concerne l’Histoire de la Pologne du 20e siècle, rava­gée par des guerres inin­ter­rom­pues (voir Terres de sang de Timo­thy Sny­der, 2015) et occu­pée à plu­sieurs reprises par des puis­sances étran­gères. Mais c’est toute l’Histoire de la Pologne qui semble par­ler dans The Wit­cher, celle des Trois Par­tages du 18e siècle, des san­glantes répres­sions des mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes du 19e et de la spi­rale néo­fas­ciste dans laquelle la Pologne contem­po­raine s’est enga­gée depuis le milieu des années 2000.

Dans The Wit­cher, la guerre détruit les socié­tés mais struc­ture aus­si les rap­ports sociaux. La guerre impacte cha­cun qui doit recom­po­ser son quo­ti­dien pour y vivre. Mais aucun indi­vi­du seul ne peut chan­ger les méca­niques ain­si ins­tal­lées, pas même le joueur. En cela, The Wit­cher III porte un dis­cours pro­fon­dé­ment paci­fiste, qui rentre par­fois en conflit avec le game­play fon­dé sur l’action, où la guerre ne porte pas d’issue en elle-même. Où seule la paix et les actions pour la mettre en place offrent une pers­pec­tive de sor­tie d’un uni­vers gan­gré­né par une folie qui se nour­rit elle-même. Faire socié­té implique de quit­ter les logiques mor­ti­fères de la guerre.

L’altérité, justification de la violence ou source de paix ?

La ques­tion de l’altérité a tou­jours pris une place cen­trale dans les dis­cours poli­tiques por­tés par les jeux vidéo, sou­vent pour jus­ti­fier la vio­lence comme méca­nisme cen­tral de leur game­play. Il se trouve qu’elle se situe aus­si au cœur des romans et des jeux The Wit­cher. En don­nant à incar­ner aux joueurs un ava­tar mutant, autre, reje­té par­tout où il passe, The Wit­cher III pro­pose déjà une expé­rience dif­fé­rente. Si le héros conserve les carac­té­ris­tiques tra­di­tion­nelles des ava­tars mains­tream (sur­puis­sance, atti­tude téné­breuse, corps ath­lé­tique et une cer­taine mas­cu­li­ni­té fan­tas­mée), il ren­contre tou­te­fois un ostra­cisme constant rare pour le média. Mais sur­tout, le jeu se déroule dans un monde où l’altérité subit une grande vio­lence à tra­vers des pogroms (les créa­tures fan­tas­tiques sont per­pé­tuel­le­ment mena­cées de mou­ve­ments de foule), des géno­cides (les elfes ont été exter­mi­nés par les humains qui ont conquis leurs cités) et une bru­ta­li­té reli­gieuse (les magi­ciens et créa­tures magiques sont pro­gres­si­ve­ment confron­tés à des juge­ments expé­di­tifs, des tor­tures et des bûchers). Le paral­lèle, reven­di­qué par le stu­dio CD Pro­jekt, avec l’antisémitisme qui a par­cou­ru l’Histoire polo­naise s’impose avec évidence.

Pour­tant, par sa nar­ra­tion et son dis­po­si­tif ludique autour des dia­logues et de l’exploration du monde ain­si que des his­toires des inter­lo­cu­teurs, The Wit­cher donne à voir les rai­sons qui animent les indi­vi­dus qui le peuplent, en par­ti­cu­lier les reje­tés et les monstres. Empa­thie encore ren­for­cée par les choix impos­sibles aux­quels est per­pé­tuel­le­ment confron­té le joueur. Car aucun d’eux ne semble ni résoudre réel­le­ment la situa­tion des pro­ta­go­nistes, ni jamais ame­ner un terme à la vio­lence structurelle.

Mais là réside sans doute le pro­pos du jeu, dans cette empa­thie qu’il tra­vaille auprès du joueur, dans sa ren­contre avec l’altérité. Comme le conclut Tony For­tin dans son article Vivre avec la guerre, prin­ci­pale source d’inspiration du pré­sent article, « Aux yeux des auteurs de The Wit­cher 3, la tem­pé­rance et la décou­verte de l’autre sont des remèdes aux maux qui hantent le pays ».

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