Difficile de synthétiser les propos multiples d’Antoinette Rouvroy, sur un phénomène qu’il faut justement appréhender dans toute la complexité de ses dimensions (juridique, politique, philosophique…). Nous renverrons donc le lecteur intéressé vers des sources plus complètes1, mais également à la vidéo de la conférence qu’elle a donnée et dont sont tirées les citations de ce texte.
DES SIGNAUX INFRAPERSONNELS
Les données sont des bouts d’informations, des signaux infrapersonnels (c’est-à-dire décontextualisés et anonymisés) qui n’ont de sens qu’agrégés par millions, moulinés et analysés par des algorithmes.
Les données sont de formats très variés (image, son, texte, localisation, trajectoire…) et émanent d’une multitude de sources : elles sont récoltées par les administrations publiques (recensement, actes administratifs…) ou les multinationales de l’industrie numérique sur les réseaux (blogs, réseaux sociaux, site de presse, forum, etc.). Il peut encore s’agir de métadonnées, c’est-à-dire de données sur les données (date d’envoi de vos mails, vos correspondants…). Et de plus en plus, s’y ajoutent des données collectées par des objets dits « connectés » : activités, performances, consommation énergétique, conversations, modes de vie de leurs usagers, à travers vos smartphones et divers capteurs.
Le big data intervient lorsque les quantités de données agrégées à traiter sont telles qu’il faut en automatiser les processus d’extraction via des algorithmes. « Ce qui compte n’est donc pas tant leur qualité, dit Antoinette Rouvoy, que leur quantité, et la possibilité d’y découvrir des corrélations statistiques. Elles vont servir à produire une forme de modélisation du social et du comportement qui aura des effets très concrets de gouvernement sur les conduites possibles. »
LA GOUVERNEMENTALITé ALGORITHMIQUE
Le nouveau type de pouvoir qui en découle ne se substitue pas au pouvoir néolibéral, mais en constitue une nouvelle couche. Le big data « affecte par avance les comportements des individus, non pas en les empêchant ou les obligeant à faire des choses, mais en jouant sur leur environnement physique et informationnel, de façon à ce que certains comportements se produisent à coup sûr ou bien ne surviennent pas ». Il s’attache à caractériser « des propensions de comportements potentiels : propension d’achat, de passage à l’acte terroriste, à être l’amant idéal… » Avec comme particularité de viser non l’actuel, mais l’avenir, et même l’ad-venir. La gouvernementalité algorithmique promet ainsi d’agir sur les comportements à un stade presque préconscient, avant même l’élaboration d’un passage à l’acte. Une manière de contourner le sujet de droit.2
Les big data récoltent et valorisent essentiellement des données asignifiantes, très peu voire pas du tout personnelles, mais qui, agrégées, n’en ont pas moins d’effets sur « l’utilisateur » ou le consommateur. « On entre dans une sorte d’économie de la prépulsion où on court-circuite tous les processus de transformation de la pulsion en désir véritable et réfléchi » pour nous pousser à l’achat compulsif par alertes et recommandations. Tout s’adapte à l’utilisateur, qui n’a plus à s’exprimer ou à réclamer quoi que ce soit : on entre « dans un espace de réponse automatique, en temps réel et même anticipatif à des questions qu’on ne se pose même pas encore ».
Le président de Google a récemment expliqué qu’il deviendra bientôt très difficile pour les individus de vouloir quelque chose qui n’a pas été prévu pour eux. Or, si tout est prévu pour nous, à l’avance et sur mesure, la question n’est plus tellement celle de la défense de la vie privée, mais bien de celle l’espace public : « Cette hyper d’individualisation conduit à une hypertrophie de la sphère privée et assèche la sphère publique où on est normalement confronté au manque et à des choses, à des gens qui n’ont pas été prévus pour nous. Et c’est bien pour cela qu’on doit faire du projet collectif, parler, se mettre d’accord. Avec le big data, on est dans la pré-diction. Or, quand tout a été dit, il ne reste plus grand-chose à discuter. »
NOTRE CAPACITÉ À ÊTRE ENTENDU
Dans un univers très déterministe, être libre c’est pouvoir s’exprimer. Être sujet de droit, c’est conserver « notre capacité d’énonciation par nous-mêmes », et ce, dans un langage riche. C’est aussi conserver notre possibilité de récalcitrance et même de désobéissance, alors même que la gouvernementalité algorithmique, en nous devinant à l’avance, nous en dispense. « Comment faire en sorte que les personnes ne soient pas prises en compte seulement en tant qu’agrégats temporaires de données numériques exploitables en masse à l’échelle industrielle, mais bien comme sujet de droit à part entière ? » Antoinette Rouvroy évoque notamment une piste : déclore le numérique en construisant un discours qui redonne plus de place au non numérique, à l’organique, à l’imagination, au non-rentable, bref, à tout ce qui est incalculable.
- Antoinette Rouvroy a notamment produit un rapport très clair et accessible pour le Conseil européen autour des enjeux du big data. Son entretien avec Pierre Alonso dans Article 11 est aussi très éclairant.
- Voir tout son développement sur la notion de gouvernementalité algorithmique écrit avec Thomas Berns
Vidéo de la conférence d’Antoinette Rouvroy « Big data, moteur de la gouvernementalité algorithmique » :