Le grand physicien allemand Max Planck écrivait déjà il y a longtemps : « une nouvelle théorie ne triomphe jamais. Ce sont des adversaires qui finissent par mourir ». Mais que le chemin semble long pour sortir du coma qui anesthésie notre époque.
Cette idéologie dominante, qui imprègne presque toutes les expressions médiatiques et politiques, c’est cette conviction sans cesse répétée qu’il n’y a pas d’alternative crédible au modèle de compréhension du monde et de gestion de la cité, à savoir l’économie néo-classique, l’individualisme possessif et la rationalité marchande. Toutes celles et tous ceux qui osent penser et agir en dehors de ces clous bien balisés sont au mieux des rêves utopistes, au pire des inconscients suicidaires.
Cette hégémonie de la pensée libérale, ce triomphe de capitalisme, plus ou moins tempéré par une sociale démocratie souvent trop frileuse se présente quasi comme l’aboutissement de l’histoire humaine. L’économie de marché et les droits de l’humain seraient l’horizon indépassable de notre condition. La plus optimale des civilisations contemporaines. Elle s’appuie sur tous les relais idéologiques, de la télévision à Twitter, et sur les véritables maîtres du monde, ceux du consensus de Washington, à savoir les sociétés transnationales, les organes de banque et d’assurance et les institutions financières internationales. Avec, chez nous, le bras armé de la Commission européenne et la Banque centrale. Quand le système se grippe, il ne s’agit que d’une crise passagère en attendant que celui-ci ne se rétablisse par une simple autorégulation. Comme l’écrivait Bernard Stiegler : « Comme si le véritable problème était la dette publique et non le discrédit majeur par lequel l’économie capitaliste, qui a systématiquement cultivé l’endettement tout en privatisant, a installé une insolvabilité généralisée, à commencer par celles des banques privées ». Au fond, pas de soucis à se faire à long terme. Une bonne crise d’austérité pour rééquilibrer les finances publiques et nous voilà repartis vers les joyeux sentiers de la croissance et de la consommation. Tout au plus, quelques gauchistes égarés ou quelques peuples exacerbés contesteront les mesures de rigueur, voire le schéma intellectuel dominant.
Ce récit du monde, qui accumule de la souffrance et de l’exclusion, des ventres ronds d’obésité ou de famine, se doit d’être radicalement contesté. C’est la grandeur de l’éducation populaire que d’injecter de l’esprit critique dans le monolithe du politiquement correct. Et d’offrir, humblement, mais sans relâche, les outils conceptuels et pratiques permettant de contester l’ordre dominant du monde. Seule une autre compréhension du réel permettra de nourrir une désobéissance dans l’action. À s’en passer et à ne compter que sur les colères de la misère, on risque, comme l’histoire l’illustre, de précipiter hommes et peuples vers le repli populiste, le prophète providentiel ou la barbarie intégriste.
Car comment imaginer que nous serions arrivés au bout de notre aventure institutionnelle et économique ? Que la démocratie représentative, aussi précieuse soit-elle, et que le libre marché, aussi régulé et mondialisé soit-il, balisent définitivement l’émancipation humaine. René Passet, dans un volumineux et passionnant essai, démontre combien, depuis l’antiquité, notre représentation du monde, dans les sciences de la nature comme dans celles de l’homme, évoluent et se transforment sans cesse. Physique classique et équilibre de l’offre et de la demande, thermodynamique et marxisme, destruction créatrice et complexité croissante, tous les modèles de compréhension de la réalité, et qui déterminent notre action sur celle-ci, sont en permanence en correspondance, en dialogues, en contestations. Et aujourd’hui, face aux limites de la biosphère et à la rupture des équilibres écologiques, face aux extraordinaires avancées des technosciences, des nanotechnologies à l’émergence de l’immatériel, et face à la mondialisation économique et financière, d’autres paradigmes, telle la bioéconomie, s’élaborent, se discutent, souvent balbutient.
Mais ils demeurent inaudibles dans le débat démocratique à l’exception de quelques cercles confidentiels. Comme si nous n’avions plus la mémoire du continuum de l’histoire. Comme si nous nous satisfaisions des vieux principes du modèle néo-classique, sans cesse répétés par les économistes médiatiques, après l’injuste disqualification du marxisme. Au fond, nous sommes abreuvés du récit, d’un récit quasi totalitaire, comme si nous ne pouvions penser ailleurs, que dans les marges échappant aux tyrannies de la réalité. Mais le réel n’est que le regard que nous portons sur lui. Et nous ne l’envisagerons qu’au travers d’un filtre unique, celui de l’humain rationnel et prométhéen, doté de toutes les vertus de la science et du progrès, uniquement mû par un insatiable désir d’accumuler l’or, l’information immédiate et l’énergie.
Il nous appartient, très modestement, de faire entendre d’autres voix que celles qui inondent les éditoriaux, les commentateurs, les livres à la mode ou les débats parlementaires. Cultiver l’esprit critique, c’est-à-dire réfléchir et examiner d’abord sa propre pensée, sans suivre aveuglément slogans, mots d’ordre, bon sens et lieux communs, pour permettre à chacun, du plus démuni à celui qui est formaté par le système scolaire, de se construire patiemment une vision du monde en homme libre. Le chemin sera toujours inachevé, mais l’étonnement, le doute, la curiosité, le libre examen, la remise en cause systématique, la reconnaissance de son ignorance en sont les jalons permanents. Un esprit ouvert et un cœur vaillant, loin des dogmes, des incantations et des certitudes définitives. Quelles soient émises par son voisin, son ami, son parti ou une agence de notation.
Ce cheminement, enthousiasmant, mais exigeant, passe par des rencontres, des dialogues, des désaccords, des livres ou des films. Des universités populaires aux cafés philos. De l’examen solitaire des textes novateurs à la confrontation des convictions. Ce parcours présuppose une soif de comprendre, au-delà du J.T. qui juxtapose des faits sans cadre conceptuel et au-delà des querelles balisées par le politiquement correct. Il implique, selon l’expression de Geneviève Azam, un changement du regard, la prise de conscience de ses limites comme celles de la planète. Tenter de comprendre un peu mieux, c’est nous permettre de désobéir un peu plus à tous les déterminismes et à tous les conditionnements qui brident notre liberté de conscience et d’action.