Brad Pitt au musée

Par Jean Cornil

La pan­dé­mie, par­mi ses mul­tiples effets cultu­rels, a notam­ment eu pour consé­quences la (re)découverte des ter­ri­toires et des ter­roirs du pays. Les chi­mères de l’évasion sous les tro­piques ont trop sou­vent occul­té le voyage local et les tré­sors à proxi­mi­té. En par­ti­cu­lier les musées dont la pro­mo­tion inonde les pan­neaux de la SNCB.

Par­mi les polé­miques du prin­temps, du tun­nel Annie Cor­dy à la visite de Brad Pitt en avion pri­vé, du chat de Geluck à l’exposition Warhol à la Bove­rie, les lieux répu­tés (les musées, les biblio­thèques, les aca­dé­mies…) ont, pour une fois, réel­le­ment concur­ren­cé la télé­vi­sion, le jour­nal, la radio et Inter­net. Bref, les repères est rele­vé la tête face aux réseaux. La trans­mis­sion s’affirmait devant la com­mu­ni­ca­tion, même si cette der­nière demeure hégémonique.

Les musées, ces lieux ins­pi­rés par les muses, (80 000 dans le monde), nés en Ita­lie à la Renais­sance sont, selon l’historien Krzysz­tof Pomian, « des vitrines et des miroirs de nos socié­tés sécu­la­ri­sées ». Un phé­no­mène deve­nu uni­ver­sel, qui sort les œuvres de la sphère du sacré et de la reli­gion, et qui entend tout à la fois démo­cra­ti­ser l’accès aux biens cultu­rels, édu­quer les citoyens et atti­rer les touristes.

Sou­ve­nances des longues files devant Orsay ; de la fas­ci­na­tion Jérôme Bosch au Pra­do ou des enfants espa­gnols assis à écou­ter le décryp­tage du Guer­ni­ca de Picas­so ; et plus récem­ment, confi­ne­ment oblige, des éton­nantes mises en scène de Johan Muyle au Grand Hor­nu ou des viru­lentes cri­tiques du capi­ta­lisme de Anna Boghi­guian au musée d’art moderne de la ville de Gand ; de l’émotion devant Un soir de grève d’Eugène Laer­mans, devant Les vacances de Hegel de Magritte ou devant Les mau­vais méde­cins de James Ensor ; nos­tal­gies de l’enfance et du mobi­lier des années soixante au musée de la vie wal­lonne à Liège. Comme une palette aux mille cou­leurs. Comme un éloge de la diver­si­té infi­nie des beau­tés en plein cœur du petit pays.

Car, si le musée témoigne du rap­port qu’une socié­té entre­tient avec le temps – « il accom­pagne le pas­sage d’une socié­té pas­séiste à une socié­té futu­ro­cen­trique » écrit Krzysz­tof Pomian – tou­jours la trans­mis­sion, il clas­si­fie aus­si. Il hié­rar­chise entre ce qui est digne d’y figu­rer ou pas. Le Louvre n’équivaut pas au musée de la bière et le MOMA avec celui du slip, cher à Jan Buc­quoy. L’éternelle riva­li­té entre art popu­laire et expres­sion savante ?

Même si je pos­sède évi­dem­ment ma propre échelle de l’esthétique, je me refuse radi­ca­le­ment à entrer dans cette logique éli­taire qui sélec­tionne les goûts et les cou­leurs. Je peux vibrer à Bach et Rach­ma­ni­nov comme aux Stones et à Lavilliers. Je peux res­ter figé devant une toile d’Otto Dix comme devant une per­for­mance de Mari­na Abra­mo­vić ou un coup de crayon magique de Ber­nard Yslaire. A cha­cun sa sélec­tion et son top 10. L’important, me semble-t-il, est la dis­po­ni­bi­li­té atten­tive et la curio­si­té intacte pour tout ce qui réjouit nos sens.

Plus encore, en France par ces temps du confi­ne­ment, les lieux de culture sont res­tés plus long­temps fer­més que les églises et les temples. Le cultuel plu­tôt que le cultu­rel ? La trans­cen­dance contre le diver­tis­se­ment ? La messe plus essen­tielle que le concert ou le fes­ti­val ? Les appels au para­dis céleste plus intenses que les humbles témoi­gnages de la condi­tion humaine, trop humaine ?

Mais, mal­gré la richesse inouïe des expres­sions, je me recon­nais devant la ter­rible sen­tence de Vic­tor Sega­len : « le divers décroît. Là est le plus grand dan­ger ter­restre ». Et, comme écho, Nietzsche polé­mi­quait peu avant, dans son Zara­thous­tra, sur la crois­sance du désert face à l’appauvrissement de la civilisation.

La culture, comme la nature, se doit d’être luxu­riante. Et les musées, dans leur infi­nie diver­si­té, y par­ti­cipent plei­ne­ment. Brad Pitt est le bien­ve­nu Place des Palais. Hol­ly­wood doit tutoyer Brue­gel. Pour que le divers ne décroisse plus.

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