Choix technologiques : les luttes citoyennes peuvent-elles reprendre la main ?

Illustration : Marion Sellenet

Face à la confis­ca­tion du pro­grès, com­ment citoyen·nes, habitant·es et travailleurs·euses, mis·es à l’écart des choix tech­no­lo­giques pour­raient réin­ves­tir ces domaines par tout un tra­vail poli­tique ter­ri­to­ria­le­ment situé ? Dans le but de pro­po­ser des élé­ments de réponse, nous repro­dui­sons ici cet article d’auteurs et autrices du col­lec­tif Le mou­ton numé­rique, paru dans le numé­ro 199 du maga­zine Alter­na­tives non-vio­lentes, consa­cré aux manières de repo­li­ti­ser la chose numé­rique et reprendre pied via la lutte.

En 2020, l’in­tro­duc­tion de la 5G a nour­ri de nom­breuses contro­verses, jus­qu’à don­ner une impres­sion de satu­ra­tion de l’es­pace média­tique. Quelques années plus tôt, le pas­sage de la 3G à la 4G s’é­tait fait dans l’in­dif­fé­rence. Com­ment expli­quer un tel déca­lage ? À l’inverse des conflits oppo­sant « pro » et « anti » dans les domaines du nucléaire ou des OGM, le numé­rique, lui, a long­temps sem­blé être épar­gné des débats poli­tiques. Il aura fal­lu une bonne dizaine d’années et la tom­bée de quelques illu­sions avant qu’une cri­tique glo­bale du numé­rique n’émerge. Aucun sujet n’y échappe : impact envi­ron­ne­men­tal des infra­struc­tures (le numé­rique compte pour 4 % des émis­sions de gaz à effet de serre au niveau mon­dial), sur­veillance de masse, explo­sion des loyers dans les « villes AirBnb », temps pas­sé devant les écrans… La cri­tique monte, des col­lec­tifs se forment, pro­testent et reven­diquent. Habitant·es d’un quar­tier, travailleur·ses, étudiant·es ou militant·es : autant de groupes qui s’investissent dans des luttes pre­nant pour cible des objets aus­si divers qu’une antenne de télé­pho­nie mobile, une appli­ca­tion, un algo­rithme, voire tout un mode de pro­duc­tion repo­sant sur l’extraction de mine­rais rares et sur l’exploitation outran­cière d’une main‑d’œuvre à l’autre bout du monde. En dépit de cette diver­si­té, bon nombre de ces com­bats reste can­ton­né à une approche locale. Or, le numé­rique est sou­vent per­çu comme étant au-delà de toute échelle locale : nous le voyons sou­vent comme une « méga­ma­chine » (terme inven­té par l’historien des tech­niques Lewis Mum­ford), c’est-à-dire une infra­struc­ture opaque, dis­tante, glo­bale et ten­ta­cu­laire dont la simple évo­ca­tion donne le ver­tige et s’avère démo­bi­li­sa­trice. C’est pour­tant une tout autre image du numé­rique que nous donnent les mobi­li­sa­tions et ini­tia­tives citoyennes.

Des mobilisations toujours plus nombreuses

Les mobi­li­sa­tions citoyennes sur les ques­tions tech­no­lo­giques sont de plus en plus visibles. Leurs reven­di­ca­tions, hété­ro­gènes, sont riches d’enseignements. Pre­nons trois exemples.

L’application GPS Waze de Google per­met aux auto­mo­bi­listes d’optimiser leur iti­né­raire. Son uti­li­sa­tion à pré­sent mas­sive n’est pas sans effets très concrets sur l’espace public : des rues jusqu’alors peu emprun­tées connaissent sou­dai­ne­ment un tra­fic inédit. Cer­taines com­munes ont été for­cées de revoir la signa­li­sa­tion pour y faire face. C’est le cas de Vanves (Hauts-de-Seine) par exemple. Dans d’autres villes, ce conflit sur l’usage de la ville a ame­né les habitant·es à impro­vi­ser des bar­rages rou­tiers, voire à « sabo­ter » l’application en signa­lant de faux acci­dents (l’application croit qu’un iti­né­raire en réa­li­té libre est blo­qué, et redi­rige les auto­mo­bi­listes vers des che­mins alter­na­tifs). Der­rière la contro­verse, c’est bien une ques­tion de fond qui se pose. Waze voit la ville comme un pur espace de tra­fic et de cir­cu­la­tion assi­mi­lable à un simple modèle mathé­ma­tique ; l’application ignore de ce fait les modes de vie locaux. Face à ces cri­tiques, l’entreprise ren­voie les habitant·es récalcitrant·es à leur sup­po­sé égoïsme, sous pré­texte que les rues ne leur appar­tiennent pas plus qu’aux auto­mo­bi­listes1.

Dans un autre registre, l’implantation de nou­velles pla­te­formes logis­tiques d’Amazon en France a sus­ci­té de nom­breux débats concer­nant à la fois les condi­tions de tra­vail des manu­ten­tion­naires et le coût car­bone de ce modèle du « tout et tout de suite ». À Four­nès (Gard), des éco­lo­gistes ont signa­lé le dan­ger de la béto­ni­sa­tion à outrance et rap­pe­lé la recom­man­da­tion de la Conven­tion Citoyenne sur le cli­mat qui avait récla­mé un mora­toire sur l’installation de nou­velles zones com­mer­ciales en péri­phé­rie des villes. Cepen­dant, les entre­pôts Ama­zon ne sont pas à pro­pre­ment par­ler des zones com­mer­ciales. Le Pro­jet de Loi Cli­mat, pour­tant cen­sé reprendre les pro­po­si­tions de la Conven­tion, les exclut de son champ d’application, déci­sion qui béné­fi­cie de fac­to aux entre­pôts et pla­te­formes logis­tiques. Quant aux condi­tions de tra­vail des manu­ten­tion­naires, que l’entreprise traite à peine mieux que des machines à opti­mi­ser, elles pâtissent du déli­te­ment des ins­tances de repré­sen­ta­tion du per­son­nel et du faible taux de syn­di­ca­li­sa­tion, entre­te­nu à des­sein2.

Enfin, les récentes pro­tes­ta­tions contre l’installation d’antennes 5G, qui ont par­fois conduit à leur des­truc­tion, sou­lèvent quan­ti­té de ques­tions. Envi­ron­ne­men­tales bien sûr, mais aus­si sociales. À Pan­tin par exemple, un col­lec­tif s’est créé dans un HLM de la rue Méhul, sur le toit duquel trois antennes doivent être ins­tal­lées. Au-delà des craintes sani­taires, la ques­tion est bien : pour­quoi, alors que leur immeuble tombe lit­té­ra­le­ment en ruine et que rien n’est fait pour y remé­dier, le bailleur social impose sou­dai­ne­ment trois antennes sans aucune contre­par­tie pour les locataires ?

Ces luttes nous apprennent une chose : les contro­verses tech­no­lo­giques sont comme des téles­copes qui agran­dissent des phé­no­mènes sociaux pré-exis­tants, et inter­rogent la dif­fi­cile arti­cu­la­tion entre le glo­bal et le local. Comme sou­vent, le risque est grand de les réduire à des « pour ou contre », et plus encore de les diluer dans des consi­dé­ra­tions pure­ment tech­niques – dans le cas de la 5G, on se contente bien sou­vent d’expliquer que celle-ci ne pré­sente aucun risque pour la san­té, en élu­dant toutes les autres pro­blé­ma­tiques (coût envi­ron­ne­men­tal et social exorbitant…).

Mobilisations locales pour contestations globales

Ces mobi­li­sa­tions rap­pellent que toute tech­no­lo­gie com­porte des enjeux sociaux et éco­lo­giques. Tou­te­fois, elles sont peu sou­te­nues poli­ti­que­ment, quand elles ne sont pas tout sim­ple­ment dis­qua­li­fiées. Ces oppo­si­tions sont en effet fré­quem­ment asso­ciées aux mou­ve­ments dits NIMBY (Not In My BackYard, que l’on pour­rait tra­duire par « Pas de ça dans mon jar­din »). Autre­ment dit, cela ne serait que la mani­fes­ta­tion d’un égoïsme local reje­tant tout pro­jet – fut-il d’intérêt géné­ral – qui empié­te­rait sur le confort pri­vé. Quelle légi­ti­mi­té ces contes­ta­tions de riverain·es auraient-elles face à un algo­rithme cen­sé opti­mi­ser le tra­fic ? Face au déploie­ment d’antennes 5G cen­sées appor­ter le progrès ?

Dans une ana­lyse pré­cieuse faite il y a plus de vingt ans, le socio­logue Arthur Jobert sou­li­gnait déjà l’importance de ces « affaires locales », dont les enjeux dépassent de loin de simples « conflits de voi­si­nage », nous invi­tant alors à repen­ser les liens entre les mobi­li­sa­tions locales et les pro­blé­ma­tiques glo­bales3. Il nous semble urgent de réac­tua­li­ser ce regard.

Dans l’étude du dis­cours et des reven­di­ca­tions de ces mobi­li­sa­tions, aus­si mul­tiples et pro­téi­formes soient-elles, nous retrou­vons non seule­ment une cri­tique locale et située dénon­çant les effets et dérives de ces pro­jets sur le ter­ri­toire (arti­fi­cia­li­sa­tion et béto­ni­sa­tion des espaces natu­rels, chan­tage à l’emploi, per­tur­ba­tion de l’espace urbain…), mais éga­le­ment une pro­blé­ma­ti­sa­tion sou­vent très nette, et expli­cite, de l’injustice et de la vio­lence qui en découlent : pour­quoi les data cen­ters, les infra­struc­tures olym­piques, les dis­po­si­tifs de sur­veillance sont-ils sys­té­ma­ti­que­ment ins­tal­lés dans des ban­lieues popu­laires, au mépris des pré­oc­cu­pa­tions, des habi­tudes et du cadre de vie de ces popu­la­tions4 ? Relé­guées dans les marges d’un sys­tème éco­no­mique et poli­tique qui n’a que peu de consi­dé­ra­tions pour elles, ces popu­la­tions subissent de plein fouet un déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique qui accen­tue des inéga­li­tés déjà existantes.

En outre, il ne s’agit pas pour les mobi­li­sa­tions d’évacuer le pro­blème en le dépla­çant dans un autre ter­ri­toire, mais bien de réin­ter­ro­ger le bien-fon­dé de tel ou tel pro­jet urbain ou tech­no­lo­gique, face aux urgences sociales et envi­ron­ne­men­tales. Le « Pas de ça dans mon jar­din » est bien plus sou­vent un « Pas chez nous, mais pas ailleurs non plus ». De ce point de vue, ces mobi­li­sa­tions ne doivent être ni réduites à des ques­tions pure­ment tech­niques, ni assi­mi­lées à une forme d’é­goïsme local.

Écar­tées des consul­ta­tions, ou consul­tées sans que cela ait d’influence sur la marche des pro­jets, les per­sonnes concer­nées ne peuvent que consta­ter leur impuis­sance face au déploie­ment des tech­no­lo­gies en ques­tion. Dès lors, les luttes deviennent le der­nier moyen dis­po­nible aux citoyen·nes pour signi­fier leur refus d’être mis·es devant le fait accom­pli et leur volon­té de retrou­ver un cer­tain pou­voir politique.

Les conditions d’une vitalité démocratique saine

Les attaques média­tiques et poli­tiques contre des mobi­li­sa­tions et des asso­cia­tions citoyennes sont aujourd’hui de plus en plus agres­sives. Les luttes citoyennes sont pour­tant les moteurs d’un pro­grès social ; elles per­mettent de rejouer la norme et d’ouvrir de nou­veaux pos­sibles vers une socié­té plus juste. En effet, au-delà des dis­cours, ces mobi­li­sa­tions ont des effets poli­tiques bien réels. C’est grâce à des mobi­li­sa­tions citoyennes que des cartes de Waze ont été modi­fiées (asso­cia­tion de riverain·es de Par­main dans le Val‑d’Oise), que l’ob­so­les­cence pro­gram­mée a été recon­nue comme un délit (asso­cia­tion HOP – Halte à l’Obsolescence Pro­gram­mée), ou encore que le règle­ment géné­ral sur la pro­tec­tion des don­nées (RGPD) a été ins­truit, débat­tu et adop­té au niveau euro­péen (pres­sions citoyennes et média­tiques fai­sant suite aux révé­la­tions d’Edward Snow­den). On peut mul­ti­plier les exemples ana­logues. Les débats par­le­men­taires autour du sta­tut juri­dique pour les travailleur·ses des pla­te­formes sont direc­te­ment liés aux com­bats menés par des groupes comme le CLAP (Col­lec­tif des Livreurs Auto­nomes de Pla­te­formes) ; l’interdiction de l’usage de drones à des fins sécu­ri­taires répond aux actions juri­diques effec­tuées par la Qua­dra­ture du Net et la Ligue des droits de l’Homme ; et ain­si de suite.

Mais les contes­ta­tions ont besoin de res­sources pour orga­ni­ser des cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion, pro­duire des contre-exper­tises, éla­bo­rer des contre-pro­jets, ou s’engager dans des démarches juri­diques… Et pour faire tout cela, du temps, de l’énergie et des moyens (outils, finan­ce­ments, accom­pa­gne­ments) sont néces­saires. Faute de quoi, ces luttes s’épuisent et meurent.

Demeu­rant nos garde-fous les plus effi­caces et les plus sûrs, ces espaces démo­cra­tiques doivent être pré­ser­vés, sou­te­nus. Dans un contexte de coupes bud­gé­taires récur­rentes, il est urgent que les poli­tiques publiques de sou­tien aux ini­tia­tives citoyennes soient res­tau­rées, tout en veillant à ce que les pro­cé­dures d’attribution de ces aides ne soient plus dépen­dantes des rap­ports de force poli­tique exis­tant sur les ter­ri­toires. En effet, comme le rap­pelle le socio­logue Julien Tal­pin, les élu·es sont encore trop sou­vent en situa­tion de conflit d’intérêts. Ils sont juge (en déci­dant où vont les aides) et par­tie (en menant des poli­tiques publiques fai­sant l’ob­jet de reven­di­ca­tions citoyennes), ce qui nuit à l’émergence de réels contre-pou­voirs citoyens et contri­bue en retour à la dépo­li­ti­sa­tion des ini­tia­tives dépen­dant de sou­tiens publics et à la mar­gi­na­li­sa­tion de celles qui res­tent indé­pen­dantes5.

Une solu­tion pour­rait être de sou­mettre l’attribution des finan­ce­ments publics à des ins­tances mixtes et indé­pen­dantes (com­po­sées de citoyen·nes tiré·es au sort, d’universitaires, de hauts fonc­tion­naires, de représentant·es du monde asso­cia­tif…) à l’image du fonds d’interpellation citoyenne ima­gi­né par Marie-Hélène Bac­qué et Moham­med Mech­mache dans leur rap­port « Pour une réforme radi­cale de la ville » (2013). Une autre piste pour­rait consis­ter à ins­ti­tuer un « temps citoyen » : chacun·e dis­po­se­rait d’un nombre régle­men­té de jours consa­crés à une cause publique de son choix, moyen­nant une contre­par­tie finan­cière. C’est à ces condi­tions (néces­saires quoique non suf­fi­santes) que des contre-pou­voirs citoyens forts pour­ront se struc­tu­rer et garan­tir une reprise en main citoyenne du déve­lop­pe­ment technologique.

  1. Eran Fisher, « Do algo­rithms have a right to the city ? Waze and algo­rith­mic spa­tia­li­ty », Tay­lor and Fran­cis Only, mai 2020.
  2. « What’s wrong with Ama­zon ? A Report Detai­ling Amazon’s Dead­ly and Dehu­ma­ni­zing Employ­ment Prac­tices : Anti-Union Acti­vi­ties, Des­truc­tion of Brick and Mor­tar Retai­lers at Tax­payer Expense, and Past Prac­tice of Allo­wing Its Plat­form to Sell Racist Pro­ducts », Retail, Who­le­sale and Depart­ment Store Union, novembre 2018.
  3. Jobert Arthur, « L’a­mé­na­ge­ment en poli­tique. Ou ce que le syn­drome NIMBY nous dit de l’in­té­rêt géné­ral », Poli­tix, vol. 11, n°42, 1998, pp. 67 – 92.
  4. Clé­ment Mar­quet, « Binaire béton : Quand les infra­struc­tures numé­riques amé­nagent la ville » [thèse de socio­lo­gie], Uni­ver­si­té Paris-Saclay, 2019.
  5. Julien Tal­pin, Bâillon­ner les quar­tiers : Com­ment le pou­voir réprime les mobi­li­sa­tions popu­laires, Les Étaques, 2020.

A lire : Yaël Benayoun et Irénée Régnauld, Technologies partout, démocratie nulle part -  Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous, Fyp, 2020.

Vous pouvez accéder au dossier « Le numérique, c’est politique » de la revue Alternatives Non-Violentes ici : www.alternatives-non-violentes.org/Revue/Numeros/199_Le_numerique_cest_politique

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