Écologisme et capitalisme

De la bio au bio

Illustration : Vanya Michel

Le bio est aujourd’hui un mar­ché, il y a un siècle c’était un pro­jet social et agri­cul­tu­ral radi­cal. Entre la cri­tique éco­lo­giste – ou d’autres, de nature dif­fé­rente – et le capi­ta­lisme se nouent des liens conflic­tuels certes, mais qui per­mettent au der­nier de se per­pé­tuer grâce aux « nou­veaux esprits du capi­ta­lisme » qui sur­gissent de ces confron­ta­tions. L’écologisme, quels que soient sa forme et ses buts, n’y échappe guère. À moins que ?

Il fut un temps où l’on par­lait de « la bio ». Alors qu’après la Pre­mière Guerre mon­diale com­mence à se déve­lop­per l’agriculture indus­trielle, quelques per­sonnes pro­posent divers pro­jets visant à retrou­ver une agri­cul­ture plus proche du ter­rain, à recon­naitre les pra­tiques tra­di­tion­nelles et refusent les pro­duits de synthèse…

L’agriculture bio­lo­gique voit ain­si le jour fort tôt – de façon plus théo­rique que pra­tique certes, puisqu’elle ne se déve­lop­pe­ra réel­le­ment que dans les années 1970, période d’apparition du mou­ve­ment éco­lo­giste. En 1972, nait l’IFOAM (Fédé­ra­tion Inter­na­tio­nale des Mou­ve­ments de l’Agriculture Bio­lo­gique), dont le cahier des charges est très strict : on y inclut aus­si bien des pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques qu’humaines.

Cin­quante ans plus tard, l’on trouve une entre­prise agri­cole lan­daise, employant 200 ETP et 160 « tra­vailleurs sai­son­niers », qui pro­duit 12 mois par an plus de 20.000 tonnes de carottes cer­ti­fiées « bio » essen­tiel­le­ment écou­lées dans la grande dis­tri­bu­tion. Mais que s’est-il passé ?

« L’ESPRIT DU CAPITALISME »

L’on peut reve­nir aux tra­vaux de Bol­tans­ki et Chia­pel­lo1 pour com­prendre ce qui est arri­vé à « la bio ». Pour le dire sim­ple­ment, consta­tant que le capi­ta­lisme est un sys­tème humai­ne­ment absurde (les sala­riés vivent dans la subor­di­na­tion tan­dis que les capi­ta­listes sont enchai­nés à l’accumulation sans fin), les deux socio­logues sou­lignent que l’insertion dans ce pro­ces­sus néces­site dès lors des jus­ti­fi­ca­tions. Or, pour éta­blir un sys­tème jus­ti­fi­ca­tif, le capi­ta­lisme doit incor­po­rer des valeurs qui lui sont extérieures.

C’est donc sous l’effet des cri­tiques qui lui sont adres­sées que « l’esprit du capi­ta­lisme » – l’idéologie qui jus­ti­fie l’engagement dans cette inep­tie – se trans­forme au cours de son his­toire. Dit autre­ment, la cri­tique pro­duit des idées dont cer­taines sont inté­grées par le capi­ta­lisme au cours d’un pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion. En somme, parce qu’elle l’oblige à se réor­ga­ni­ser afin d’y échap­per, la cri­tique contraint le capi­ta­lisme, mais ce der­nier se sert de cette réor­ga­ni­sa­tion pour récu­pé­rer la cri­tique afin de construire un nou­veau régime justificatif.

Par exemple, ève Chia­pel­lo explique : « cer­taines trans­for­ma­tions subies par le capi­ta­lisme depuis Mai 1968 peuvent ain­si être ana­ly­sées comme une habile inté­gra­tion de la cri­tique artiste et de ses demandes d’autonomie, de créa­ti­vi­té, de rela­tions inter­per­son­nelles plus authen­tiques, etc. »2 Pour le dire vite, ce « Nou­vel esprit du capi­ta­lisme » voit concrè­te­ment naitre la ges­tion des res­sources humaines, la valo­ri­sa­tion de l’autonomie et de l’initiative, etc. Bref : le « management ».

Voi­là donc com­ment s’opère, à par­tir d’un tra­vail de tri sélec­tif et de trans­for­ma­tion idéo­lo­gique, que les auteur·es nomment « l’endogénéisation », et donc le désar­me­ment des cri­tiques, et qu’émerge une nou­velle jus­ti­fi­ca­tion de la per­ma­nence du capitalisme.

DE L’ÉCODÉVELOPPEMENT AU DÉVELOPPEMENT DURABLE

L’écologisme (qu’on consi­dère ici glo­ba­le­ment) s’est consti­tué comme un sys­tème cri­tique du capi­ta­lisme. Son endo­gé­néi­sa­tion, quoique revê­tant aus­si les aspects clas­siques des pro­ces­sus pré­cé­dents, est en rai­son de ses traits uni­ver­sels fort mar­quée par l’institutionnalisation au sein des ins­tances onu­siennes… des cou­loirs des­quelles les firmes sont loin d’être absentes.

L’on peut prendre comme exemple l’écodéveloppement qui se pré­sen­tait en 1980 « comme une reprise en main pla­ni­fiée du déve­lop­pe­ment, visant à resu­bor­don­ner les moyens éco­no­miques aux objec­tifs sociaux et éco­lo­giques ».3 Un pro­jet de socié­té pré­sen­tant une cri­tique forte du capi­ta­lisme puisque l’économie n’était plus que subor­don­née et comme telle, pla­ni­fiée.

Or, la pla­ni­fi­ca­tion est incon­ci­liable avec l’exigence d’accumulation infi­nie du capi­ta­lisme. Devant l’évidence de la catas­trophe qui se pro­fi­lait, et donc de la force poten­tiel­le­ment sub­ver­sive de ce cou­rant éco­lo­giste, il s’est agi d’endogénéiser le concept. Et l’institutionnalisation est pour ce faire une arme redoutable.

Le rap­port Brundt­land de 1987 invente l’expression « déve­lop­pe­ment durable » : les mots laissent entendre que la dif­fé­rence est mince avec l’écodéveloppement. Mais se suc­cèdent alors de grands évè­ne­ments mon­diaux (Som­met de la terre, etc.) des­ti­nés à pro­mou­voir ce concept, en réa­li­té débar­ras­sé de ses sco­ries anti­ca­pi­ta­listes. Et aujourd’hui c’en est bien fini de l’écodéveloppement. Lucie Sau­vé en prend acte : « Le schème concep­tuel du déve­lop­pe­ment durable tra­duit une vision du monde par­ti­cu­lière. L’économie – dont il faut sti­mu­ler la crois­sance – est ici conçue comme une enti­té auto­nome, ayant son exis­tence et sa dyna­mique propres en dehors de la socié­té. L’environnement est res­treint à un ensemble de res­sources qu’il faut uti­li­ser de façon “ration­nelle” pour ne pas épui­ser les “stocks” et “ser­vices”, ce qui nui­rait à la dura­bi­li­té de l’activité éco­no­mique » et « la socié­té est elle-même rétré­cie à une fonc­tion de pro­duc­tion et de consom­ma­tion ; elle devient un capi­tal pour le déve­lop­pe­ment (capi­tal humain, capi­tal social) ».4

REVENONS AU SORT DE LA BIO

Selon Pablo Ser­vigne, le cahier des charges de l’IFOAM de 1972 est « assez enthou­sias­mant et très strict, on y inclut aus­si bien les pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques qu’humaines ».5 Une nou­velle fois, cette haute exi­gence est incom­pa­tible avec les stan­dards de l’agro-industrie capi­ta­liste : mas­si­fi­ca­tion des intrants, méca­ni­sa­tion galo­pante, grands pro­jets d’irrigation, consti­tu­tion de grands domaines et dis­pa­ri­tion de la petite pay­san­ne­rie, etc.

Et, comme l’on peut s’y attendre, dès le début des années 1980, les cri­tères de la bio se relâchent sous la pres­sion de ceux – aus­si bien des indus­triels que cer­tains des acteurs de la bio – qui veulent qu’elle se « déve­loppe ». La porte est ouverte et le phé­no­mène d’institutionnalisation se pro­duit à nou­veau : col­loques inter­na­tio­naux et règle­men­ta­tions se suc­cèdent qui voient s’activer les lob­byistes de l’agro-industrie qui ont flai­ré là l’existence d’un poten­tiel mar­ché lucra­tif. Une autre façon de dire que le capi­ta­lisme intègre la cri­tique éco­lo­giste – deve­nue inévi­table –, mais en la mode­lant au plus près pos­sible de ses sou­haits. Les cri­tiques plus radi­cales appellent ceci le green­wa­shing, qui n’est que l’autre nom de l’endo­gé­néi­sa­tion et de la jus­ti­fi­ca­tion.

Et l’on parle aujourd’hui du bio qui, en fait, ne désigne plus que les pro­duits : les mar­chan­dises. Cer­ti­fiées certes, mais selon des cri­tères deve­nus par­ti­cu­liè­re­ment lâches. La régle­men­ta­tion euro­péenne tolère 0,9 % d’OGM et l’usage de pes­ti­cides natu­rels (dont on ne connait guère les effets exacts) tan­dis que toute men­tion des condi­tions de tra­vail a été éva­cuée : on peut faire du bio avec de qua­si esclaves… Et quel peut bien en outre être le sens bio d’un kiwi néo­zé­lan­dais ayant par­cou­ru envi­ron 20.000 km avant d’atterrir dans une grande sur­face belge ?

DÉSESPOIR ?

Il est assez évident que le pro­blème envi­ron­ne­men­tal glo­bal est, au départ des cri­tiques du capi­ta­lisme qu’il engendre, en train d’amener un nou­vel esprit du capi­ta­lisme, qui reste dif­fi­cile à déter­mi­ner, mais qui res­semble fort à une fuite en avant – en termes cano­niques : à la pour­suite de l’accumulation infi­nie, mais vague­ment ripo­li­née de vert. Est-ce à dire que toute lutte ou ini­tia­tive est d’avance vouée à se faire phagocyter ?

Selon nous, abso­lu­ment pas. Dans une pers­pec­tive éco­so­cia­liste, il convient de défendre pour les impo­ser les prin­cipes de la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire qui, selon La Via Cam­pe­si­na, « pro­meut la jus­tice, l’égalité, la digni­té, la fra­ter­ni­té et la soli­da­ri­té », qui « est aus­si la science de la vie, construite à tra­vers des réa­li­tés de vies répar­ties sur d’innombrables géné­ra­tions, cha­cune inven­tant de nou­velles méthodes et tech­niques qui s’harmonisent avec la nature ». En ce sens, « elle est une réponse orga­ni­sée et inter­na­tio­na­liste à l’idéologie mon­dia­liste et libé­rale pro­pa­gée par les défen­seurs de l’ordre mon­dial capi­ta­liste ».6 Ajou­tons que « l’agroécologie pay­sanne est fon­da­men­tale pour assu­rer la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire de nos ter­ri­toires ». De façon géné­rale, « l’agroécologie recherche des moyens d’améliorer les sys­tèmes agri­coles en imi­tant les pro­ces­sus natu­rels, créant ain­si des inter­ac­tions et syner­gies bio­lo­giques béné­fiques entre les com­po­santes des agroé­co­sys­tèmes ».7 Elle est struc­tu­rée par quelques grands prin­cipes (fin des intrants exté­rieurs, diver­si­fi­ca­tion des espèces et des res­sources géné­tiques de chaque agro­sys­tème, etc.) et se décline de fort mul­tiples façons puisqu’elle est entiè­re­ment dépen­dante des condi­tions locales concrètes. Mais il s’agit encore d’« un pro­ces­sus à la fois envi­ron­ne­men­tal, social et éco­no­mique qui ne sau­rait être réduit à un ensemble de pra­tiques agri­coles », notam­ment dans la mesure où il entend « remettre en cause les rap­ports de domi­na­tion, les inéga­li­tés et les consé­quences sociales du capi­ta­lisme, les ques­tions de gou­ver­nance, de pro­prié­té, etc. ».8

La Via Cam­pe­si­na est la cou­pole mon­diale de ces mil­liers d’initiatives, dont le nombre est tout à la fois la consé­quence de la logique agroé­co­lo­gique et le gage son irré­cu­pé­ra­bi­li­té par le capi­ta­lisme. Oli­ver de Schut­ter, alors rap­por­teur spé­cial de l’ONU, ajou­tait encore sur ce point : « peut-être parce que de telles pra­tiques ne peuvent être bre­ve­tées, le sec­teur pri­vé en est lar­ge­ment absent ».9 C’est plu­tôt bon signe.

  1. Luc Bol­tans­ki, Ève Chia­pel­lo, Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme, Gal­li­mard, 2011.
  2. Citée par Les­lie Car­noye dans « L’écologisme, une cri­tique du capi­ta­lisme ? L’école fran­çaise des conven­tions au risque de la ques­tion envi­ron­ne­men­tale » in Revue de phi­lo­so­phie éco­no­mique 2017/2 (Vol. 18), pages 29 à 58.
  3. Ibid.
  4. « L’équivoque du déve­lop­pe­ment durable », Lucie Sau­vé, in Che­min de Tra­verse, No 4, p. 31 – 47, 2007.
  5. « Agri­cul­ture bio­lo­gique, agroé­co­lo­gie, per­ma­cul­ture. Quel sens don­ner à ces mots ? », Pablo Ser­vigne, Ana­lyse de Bar­ri­cade, Bar­ri­cade ASBL, 2012.
  6. « La Sou­ve­rai­ne­té Ali­men­taire, un mani­feste pour l’avenir de notre pla­nète », La Via Cam­pe­si­na, 10 octobre 2021.
  7. Oli­vier De Schut­ter, « Rap­port du Rap­por­teur spé­cial sur le droit à l’alimentation », Docu­ment A/HRC/16/49, ONU, 2010.
  8. Naïs El Yous­fi, « Déco­lo­ni­sons l’agroécologie », Défis Sud n° 139, Cetri, 2021 – 2022.
  9. Oli­vier De Schut­ter, 2010. Op. cit.

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