Deux « sauvages » au Panthéon ?

Par Jean Cornil

Un coin de table (détail), Henri Fantin-Latour, 1872

Quit­tons un moment les terres rebat­tues des contro­verses sur les masques, les tests ou le confi­ne­ment. Quoiqu’il arrive, aujourd’hui comme hier et demain, nous sommes condam­nés à coha­bi­ter avec les virus. Et il est peut-être temps de perdre la guerre que nous avons décla­rée à la nature, il y a près de trois siècles.

Pen­chons-nous un court ins­tant sur une polé­mique cultu­relle fran­çaise qui révèle plus de signi­fi­ca­tions qu’elle n’y parait. Celle sur l’entrée ou non au Pan­théon des dépouilles d’Arthur Rim­baud et de Paul Ver­laine, ces deux bateaux ivres, selon l’expression de l’écrivain Gil­bert Sinoué, qui vécurent une folle pas­sion amou­reuse, en par­ti­cu­lier à Bruxelles et à Londres.

Rim­baud, icône de la révolte, auteur culte sur­gi des Ardennes, éga­ré dans les sables de l’Abyssinie et mort à 37 ans, en 1891, fas­cine tou­jours autant, comme en témoignent les tags en Pales­tine ou les der­nières lettres de Jim Morrison.

Par­mi les rim­bal­diens, Fré­dé­ric Mar­tel, his­to­rien de l’émancipation des homo­sexuels et auteur, aux côtés d’une ava­lanche de célé­bri­tés dont tous les der­niers ministres de la culture, d’une péti­tion récla­mant le trans­fert des corps du couple le plus mythique de la poé­sie moderne, des cime­tières de Char­le­ville et des Bati­gnolles vers une ancienne église à Paris qui accueille les tom­beaux, entre autres, de Rous­seau, de Zola, de Jean Mou­lin et de Simone Veil, ces « illustres figures « de l’histoire de France.

Mais l’initiative de « pan­théo­ni­ser » l’homme aux semelles de vent, au visage si pho­to­gé­nique et aux vers ful­gu­rants, et son amant mau­dit, se voit bru­ta­le­ment contrée par une tri­bune, signée par­mi d’autres, par Tahar Ben Jel­loum et Erri De Luca, qui dénonce « l’idéologie bien pen­sante », « l’américanisme » et le « com­mu­nau­ta­risme » qui sous-tendent ce pro­jet de « pacs morbide ».

Il est vrai que déjà en 1927 les sur­réa­listes, André Bre­ton et Louis Ara­gon en tête, pro­tes­taient contre l’inauguration d’un buste du poète et la « ridi­cule ten­ta­tive de récupéra­tion » de « celui qui aura ramené Pat­ti Smith à Char­le­ville–Mézières » selon Fish­bach, une révé­la­tion de l’électro-pop.

La péti­tion ori­gi­nelle sou­ligne « l’enrichissement par leur génie de notre patri­moine », « les sym­boles de la diver­si­té qui durent endu­rer l’homophobie » et évoque des rai­sons tant poli­tiques que morales et lit­té­raires pour célé­brer Rim­baud et Ver­laine, ces révol­tés bohèmes et réfrac­taires à toute ins­ti­tu­tion et à toute consécration.

C’est bien là, me semble-t-il, que gît une insur­mon­table contra­dic­tion. Dans une note inti­tu­lée « Pan­théo­nades », Ver­laine raille le sort réser­vé à Vic­tor Hugo, « ils l’ont four­ré dans cette cave où il n’y a pas de vin », rap­pelle le cher­cheur à l’université de Namur, Denis Saint-Amand. Bref, des poètes bien trop sau­vages, refu­sant conven­tions et conve­nances, reven­di­quant un héri­tage com­mu­nard, face à un pou­voir qui ten­te­rait de récu­pé­rer « ces gilets jaunes du XIXe siècle », pour repo­ser dans un sanc­tuaire de la république.

Plu­tôt que d’exhumer les cadavres de ceux qui témoignent tant de las­si­tude que d’ironie à l’égard du monde petit-bour­geois, il serait peut-être oppor­tun, sug­gère le cher­cheur, de créer un fonds Rim­baud et Ver­laine pour aider les jeunes poètes et les acteurs de monde culturel.

Et de se sou­ve­nir de l’autre Rim­baud, Fré­dé­ric, le frère, res­sus­ci­té par David Le Bailly, modeste tra­vailleur rui­né par sa famille au nom de la légende dorée d’un tra­fi­quant d’armes aux confins des déserts de l’Arabie.

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