1610, RAVAILLAC
En mai 1610, François Ravaillac trucidait Henri IV.
Il est intéressant Ravaillac et tout ce qu’il a suscité comme thèses sur les complots ayant conduit — ou non — à son instrumentalisation par le camp catholique (Henri IV étant notoirement ambigu et ne se résolvant pas à exterminer une bonne fois pour toutes les Huguenots).
Il est intéressant encore parce qu’il n’allait pas fort bien — on sait qu’à cause de ses « visions » il avait successivement été jeté de tous les ordres religieux dans lesquels il voulait entrer.
On a là tout ce qu’il faut pour faire un bon attentat : une l’enfance désastreuse (son père, un poivrot notoire, battait toute la famille comme plâtre), un fanatique (genre : catholique) ayant à faire à un roi peu enclin à trancher dans le vif des Infidèles (pour le coup : des Protestants).
On a accusé les Jésuites qui comptaient en leurs rangs quelques illuminés de haut vol, au 19e siècle, Michelet a affirmé qu’il y avait eu complot — sur le détail duquel on passera mais qui aurait impliqué Catherine de Médicis et ses amis catholiques.
D’autres encore développèrent bien des explications, dont aucune à ce jour ne fait figure de vérité.
EXÉCUTION PUBLIQUE
François Ravaillac fut exécuté le 27 mai 1610 en place de Grève à Paris. Un spectacle soigné dans sa conception, un peu moins dans sa facture, « François Ravaillac étant doté d’une robuste constitution », il mit en effet beaucoup de temps avant de rendre l’âme, à la suite d’indicibles tortures. Un spectacle, disions-nous : l’exécution en place publique est en effet, selon Michel Foucault, « un cérémonial pour reconstituer la souveraineté un instant blessée », elle « s’insère dans toute la série des grands rituels du pouvoir éclipsé et restauré (couronnement, entrée du roi dans une ville, […]) ». C’est qu’« il doit y avoir dans cette liturgie de la peine, une affirmation emphatique du pouvoir et de sa supériorité intrinsèque »1
LE SUPPLICE COMME RITUEL
Un spectacle, entendu comme cérémonial, comme rituel, comme liturgie et qui, à défaut de vérité, restaurait un sens. On notera, dans cette logique, que le cérémonial présentait aussi un rapport avec l’acte commis : « on trouve même quelques cas de reproduction quasi théâtrale du crime dans l’exécution du coupable : mêmes instruments, mêmes gestes ». Il s’agit en quelque sorte d’« épingler le supplice sur le crime lui-même ; [d’]établir de l’un à l’autre une série de relations déchiffrables ».
Il ressort encore de tout ceci que le peuple était le « personnage principal du supplice » : à la fois spectateur et témoin (voire auxiliaire) de la puissance politique.
Mais un personnage pourtant toujours susceptible de manifester son hostilité au pouvoir : « la solidarité de toute une couche de la population avec ceux que nous appellerions les petits délinquants […] s’est manifestée assez continûment ». Au reste, la suppression des exécutions en place publique n’est pas étrangère au fait que « de la cérémonie des supplices, de cette fête incertaine […], c’était cette solidarité beaucoup plus que le pouvoir souverain qui risquait de sortir renforcée ».
UNE CONSTRUCTION ET UNE RESTAURATION DE SENS
Peu importe qu’il se soit agi d’un temps où le sens social s’établissait dans et par la personne du souverain de droit divin, du monarque absolu, du chef des armées (les exécutions étaient très largement encadrées par les corps militaires, si possible dans leur majestuosité). Et où l’appareil du supplice, plutôt qu’une politique de l’exemple, entendait mener une « politique de l’effroi qui visait à rendre sensible à tous sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain ». Retenons plutôt ici qu’au-delà de la question de la vérité, insaisissable (en tout cas au-delà de son aspect judiciaire), la répression des attentats était un grand moment public, un spectacle tout à la fois de rétablissement et de construction de sens — certes contradictoires, ou mieux : dialectiquement opposés, c’est-à-dire pouvant aller de la réaffirmation de la structure sociale au sommet de laquelle trônait le souverain qui en irriguait tout le pouvoir au surgissement de solidarités populaires…
2017, RICHARD ROJAS
Quelque quatre siècles plus tard, en mai 2017, un jeune homme, Richard Rojas, surgit au cœur de la foule à Times Square (NY) au volant de sa voiture (une Honda Accord), vers midi (heure locale) et fauche 23 personnes, dont certaines sont grièvement blessées. Une femme meurt sur le coup.
Si on demeure tout aussi parfaitement infoutu aujourd’hui qu’il y a 400 cents ans d’apporter la moindre vérité à cette affaire, pas plus au reste qu’aux tueries qui se sont précédemment enchainées dans les écoles ou les rues de la Planète, quelque chose a pourtant profondément changé : c’est l’attentat qui fait spectacle (en témoignent l’ensemble des détails, de la marque de la voiture au nom du conducteur, ou les nombreuses vidéos en ligne). Le châtiment, selon le mouvement décrit par Michel Foucault, est quant à lui confiné aux geôles, ce dont Guantanamo constitue sans doute l’exemple archétypique.
On n’entend pas ici entrer dans des considérations politico-morales — n’y aurait-il pas quelque obscénité à se demander s’il est plus abominable de torturer en place publique ou dans le secret des prisons ou, en d’autres termes, si la place de Grève est plus, ou moins, horrible qu’Abu Ghraïb ? — mais plutôt s’interroger sur ce à quoi renvoie cette situation nouvelle.
LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE
On posera donc ici l’hypothèse exploratoire que cette inversion du lieu du spectacle est intimement liée à l’avènement (toujours en voie d’achèvement) de la « Société du spectacle »2 : où le crime est le spectacle et le châtiment, le signe de la disparition du sens (autant que du corps du criminel).
Précisions d’emblée que, pour Guy Debord, et pour le dire très vite, en régime de marchandisation généralisée, le spectacle est ce qui coupe toute relation directe au vécu, ce qui vient séparer le spectateur de sa propre vie. Une aliénation suprême : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » imposée.
Le « terrorisme » serait de surcroît au cœur du dispositif spectaculaire : « cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. Les populations spectatrices […] peuvent toujours […] être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste [est] plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique » ; et ce, d’autant que la Société du spectacle se veut anhistorique : « Le domaine de l’histoire [c’]était inséparablement la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau. […] Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable ; [or] qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. »
Tout ceci nous renvoie donc directement au traitement spectaculaire des évènements tragiques — des tueries — que nous évoquions : « la conséquence de la destruction de l’histoire, c’est que l’événement contemporain s’éloigne dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables ».
Hors, donc, de toute possibilité de donner sens.
NOUS RÉINSCRIRE DANS L’HISTOIRE ?
Nous n’entendons évidemment pas comparer le régime d’Henri IV à ceux de Donal Trump et consorts, mais plutôt interroger l’impossibilité où se trouve l’Homme contemporain de pouvoir donner un sens à ce qui advient. Il nous semble que, en raison de l’effacement de l’évènement, pris dans un éternel présent — « obtenu par l’incessant passage circulaire de l’information » - ces conditions sont plus que restreintes qu’achève de réduire encore la mise en scène, en image et en récit de l’émotion — légitime. C’est sans doute un des plus complets triomphes du règne généralisé de la marchandise
Reste qu’ayant constaté la dissolution des grands récits d’appropriation du monde (quels qu’ils soient) dans le présent incessant du flot spectaculaire, il nous faudrait concevoir — et d’urgence — une nouvelle inscription dans l’Histoire, qui se réapproprie notre commune destinée humaine, fût-ce dans la dialectique du conflit re-démocratisé. Rude (et belle) tâche…
- Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Michel Foucault, Gallimard, 1975 (réédition de 2013). Les citations en italique sont extraites de cet ouvrage.
- Au sens où l’entendait Guy Debord. Voir La Société du spectacle, 1967. Pour les citations : éd. Gallimard « Folio », Paris, 1992 — Le texte est disponible ici et Commentaires sur la Société du spectacle, 1988, Éditions Gérard Lebovici dont le texte est disponible ici. Les citations qui suivent sont extraites de ce dernier ouvrage.