Dubuffet contre les enculturés

Par Denis Dargent

Illustration : Emmanuel Troestler

Tou­cher à l’essence même de la créa­tion, tel fut le véri­table objet du tra­vail de Jean Dubuf­fet. Né au Havre en 1901 dans une famille de négo­ciants en vin, Dubuf­fet s’adonne dès son plus jeune âge au des­sin et à la pein­ture, envi­sa­gés comme un rap­port de vel­léi­tés entre des matières, des outils et un être de chair et de sang (il renâcle à uti­li­ser le mot artiste). S’il fré­quente un temps l’école des Beaux-arts de sa ville natale, le plas­ti­cien déve­loppe très vite une aver­sion ins­tinc­tive envers l’académisme et les milieux artis­tiques. Les affaires fami­liales dont il hérite lui per­met­tront, dès les années 30, de béné­fi­cier de l’aisance maté­rielle néces­saire à la pour­suite de son acti­vi­té créa­trice en toute indé­pen­dance, et loin, dit-il, de « la culture et ses corps consti­tués de spé­cia­listes et de fonc­tion­naires. »

La culture, pour Dubuf­fet, tient lieu de repous­soir à la spon­ta­néi­té et la liber­té de créer. Par culture, il entend à la fois la connais­sance des œuvres du pas­sé – une notion, écrit-il, « tout à fait illu­soire, ce qui en a été conser­vé n’en repré­sen­tant qu’une très mince sélec­tion spé­cieuse basée sur des vogues qui ont pré­va­lu dans l’esprit des clercs » –, et l’activité de la pen­sée et de la créa­tion d’art. Deux accep­tions, estime-t-il, dont on aurait tort de croire qu’elles consti­tuent une seule et même chose.

Pour bien sai­sir le che­mi­ne­ment de sa pen­sée, il faut se sou­ve­nir de l’intérêt vis­cé­ral qu’il a tou­jours por­té aux expres­sions artis­tiques éloi­gnées de tout condi­tion­ne­ment cultu­rel. Dès 1945, il ras­semble une col­lec­tion d’œuvres dues à des per­sonnes étran­gères au milieu artis­ti­co-cultu­rel et pré­ser­vées de son influence. « Des ouvrages, pré­cise-t-il, exé­cu­tés par des per­sonnes indemnes de culture artis­tique, dans les­quels donc le mimé­tisme, contrai­re­ment à ce qui se passe chez les intel­lec­tuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des maté­riaux, mise en œuvre, moyens de trans­po­si­tion, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des pon­cifs de l’art clas­sique ou de l’art à la mode. » Ces formes d’art incons­cientes d’elles-mêmes, Dubuf­fet leur invente un nom dès cette époque : l’art brut.

En oppo­sant cet art brut aux arts cultu­rels, Dubuf­fet pro­voque une remise en cause essen­tielle des condi­tion­ne­ments inhé­rents au modèle de socié­té pro­duc­ti­viste occi­den­tale (la culture est aus­si outil de l’impérialisme), se carac­té­ri­sant par une volon­té de hié­rar­chie, elle-même héri­tée des castes qui l’ont impo­sées. Les choses existent parce qu’elles sont connues, recon­nues et labellisées.

La culture a donc pris la place de ce que fut naguère la reli­gion. C’est le nou­vel opium du peuple. « C’est un déi­té incor­po­relle, un dieu sym­bo­lique. » S’attaquant dès lors aux encul­tu­rés et au phé­no­mène d’encul­tu­ra­tion en géné­ral, il écrit encore : « Les célé­bra­teurs de la culture ne pensent pas assez au grand nombre des humains et au carac­tère innom­brable des pro­duc­tions de la pen­sée. »

Les détrac­teurs de Dubuf­fet ne se sont pas pri­vés de dénon­cer l’apparent para­doxe entre cette pos­ture radi­cale et l’énorme suc­cès public (et com­mer­cial) que connurent ses œuvres à par­tir des années 60. L’art brut lui-même devint un mar­ché dès la fin des années 70 : les œuvres col­lec­tion­nées par Dubuf­fet et ses suc­ces­seurs furent mon­trées dans les musées et célé­brées par la cri­tique et les mar­chands d’art, ces bras armés cultu­rels qui opèrent le tri et éliminent…

Dubuf­fet a tou­jours recon­nu qu’un décon­di­tion­ne­ment cultu­rel total était impos­sible. Mais, ajou­tait-il, l’important est d’être contre. L’attitude de refus et de contes­ta­tion de la culture consti­tuant à ses yeux une pos­ture plus féconde que l’incul­ture qui, elle, donne une prise plus facile à l’enculturation. Jean Dubuf­fet est mort à Paris le 12mai 1985.

Les principaux textes de Jean Dubuffet sont rassemblés dans « L’homme du commun à l’ouvrage », toujours disponible chez Gallimard, coll. « Folio essais ».

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code