Entretien avec Juliette Volcler

Écouter le design sonore de notre quotidien

Illustration : Vanya Michel

Dans ce qu’on désigne trop faci­le­ment comme une socié­té de l’image, le son est vite mis de côté alors que nous vivons chez nous, dans la rue, dans les trans­ports les oreilles cer­nées de jingles, de pod­casts, de bips, de clic, de ding, de tût, de wizz et de boom, de tout un ensemble de dis­po­si­tifs sonores qui sont cen­sés nous atti­rer, nous repous­ser, nous faire ache­ter… La cher­cheuse indé­pen­dante Juliette Vol­cler arti­cule son et poli­tique dans ses recherches. Dans « L’Orchestration du quo­ti­dien », sa nou­velle étude, elle dresse une his­toire poli­tique de la confec­tion du son. Les entre­prises ont lar­ge­ment inves­ti le champ du son dans notre quo­ti­dien par un tra­vail de desi­gn sonore de leurs pro­duits et de nos envi­ron­ne­ments urbains. Que disent ces sons fabri­qués qui peuplent notre quo­ti­dien du capi­ta­lisme contem­po­rain et des rap­ports de domi­na­tion ? Et com­ment l’écoute active et cri­tique peut-elle nous aider à déjouer nombre de ces dispositifs ?

Qu’est-ce que c’est le design sonore et qui l’élabore aujourd’hui ?

Le desi­gn sonore le plus connu et le plus éta­bli c’est le desi­gn sonore ciné­ma­to­gra­phique, le brui­tage, les effets sonores et la musique des films. Une autre branche, sou­vent moins repé­rée comme telle mais qui est pour­tant très pré­sente dans notre quo­ti­dien, c’est celle du mar­ke­ting audi­tif, qui com­pose les sons d’objets et d’interfaces numé­riques mais aus­si de tout un tas de logos sonores, les sonals, qui se sont déployés dans les espaces publics et pri­vés depuis les années 1990. La troi­sième branche, moins connue, c’est celle du desi­gn sonore d’espaces archi­tec­tu­raux inté­rieurs et d’espaces urbains ou ruraux.

Dans L’Orchestration du quo­ti­dien, j’ai volon­tai­re­ment élar­gi le spectre du desi­gn sonore pour le faire cou­rir du plus petit bip jusqu’à l’ambiance sonore glo­bale d’une ville, avec la volon­té, en explo­sant le cadre et les défi­ni­tions res­treintes du desi­gn sonore, de pou­voir le réin­ves­tir poli­ti­que­ment et socia­le­ment, de pou­voir for­mu­ler les dif­fé­rentes généa­lo­gies qui s’y entre­croisent et de redon­ner prises sur cet objet pro­téi­forme, à la fois infime et très vaste. Mon but, c’était de pou­voir redes­si­ner dif­fé­rem­ment l’histoire des sons et des moda­li­tés d’écoute ou des réfé­rences cultu­relles qui sont à l’œuvre dans nos quo­ti­diens. Aujourd’hui, je constate par exemple qu’une par­tie du desi­gn sonore de l’automobile, des véhi­cules élec­triques plus exac­te­ment, s’inspirent du desi­gn sonore ciné­ma­to­gra­phique des années 1970 : il y a un déver­se­ment dans les espaces urbains, dans les rues, de sons dont le réfé­rent cultu­rel prin­ci­pal c’est le son des effets spa­tiaux du film Star Wars.

Quels sont les objectifs de toutes ces ingénieries du son dans le cadre de l’ordre capitaliste qui est le nôtre ?

Concen­trons-nous sur le desi­gn sonore com­mer­cial aujourd’hui domi­nant. J’y inclus à la fois les logos sonores et le desi­gn sonore ciné­ma­to­gra­phique de block­bus­ters, c’est-à-dire du ciné­ma à gros effets spec­ta­cu­laires. Pour moi, leurs his­toires sont d’ailleurs très liées : il y a une volon­té com­mune d’utiliser le son comme outil pour sus­ci­ter des émo­tions, soit extrê­me­ment fortes dans le domaine du ciné­ma, soit dans le domaine des logos sonores pour impri­mer une marque dans l’esprit par d’autres moyens que le visuel. D’autres élé­ments du desi­gn sonore, pas néces­sai­re­ment spec­ta­cu­laire et à che­val entre la signa­lé­tique et le mar­ke­ting, ont une visée plus com­por­te­men­ta­liste : orien­ter ou régu­ler au moyen du son les flux et les com­por­te­ments humains. Je pense par exemple au tra­vail qui peut être fait par la branche iden­ti­té sonore du métro pari­sien qui va uti­li­ser les bips de vali­da­tion de la carte d’abonnement numé­rique comme ins­tru­ment pour accé­lé­rer le pas­sage des gens au valideur.

À la lecture de votre livre, on prend conscience du fait que tous ces sons sont composés et relèvent donc de choix – conscients ou inconscients – effectués par leurs créateurs et peuvent refléter des représentations dominantes. Quels sont les exemples emblématiques typiques des idéologies qu’ils récitent ?

L’exemple le plus fla­grant dans les nou­veaux dis­po­si­tifs c’est la façon dont les voix de l’assistance vocale ont été desi­gnées. Les assis­tants vocaux, c’est Siri, Cor­ta­na, Alexa et d’autres qui sont les voix de nos smart­phone, tablettes, enceintes connec­tées… La couche intel­li­gence arti­fi­cielle et la couche desi­gn sonore de ces voix s’entremêlent et mani­festent des biais très simi­laires. Ain­si, toutes ces assis­tances vocales ont été au départ conçues avec des voix par défaut fémi­nines qui assi­gnaient les femmes à un rôle d’assistance, de secré­taire, cor­véables à mer­ci avec qui on n’avait même pas besoin d’être poli. On a d’ailleurs obser­vé que beau­coup d’enfants se met­taient à par­ler extrê­me­ment mal aux enceintes connec­tées, un peu comme un enfant aris­to­crate arro­gant pou­vait s’adresser à une servante.

Alors, ce n’est pas tant les enfants qui étaient mal éle­vés, c’est en fait parce que toute une idéo­lo­gie de la domes­ti­ci­té se retrouve codée à l’intérieur de ces dis­po­si­tifs comme l’a mon­tré la cher­cheuse aus­tra­la­sienne Thao Phan. Elle notait que cette voix fémi­nine à l’accent issu des classes moyennes blanches était en ten­sion avec la rela­tion codée entre uti­li­sa­teur et machine qui, elle, rap­pe­lait au contraire une rela­tion de maitre blanc à ser­vante raci­sée. Elle explique com­ment le public cible de ces enceintes — la classe moyenne blanche et tech­no­phile aux États-Unis, dési­reuse de ne pas repro­duire à l’identique les domi­na­tions des siècles pas­sés qui ont pris des formes escla­va­gistes jusque tar­di­ve­ment dans ce pays — avait inci­té les pro­duc­teurs à coder cette voix de la sorte. Le but, c’était de cas­ser le paral­lèle un peu trop fort entre ces formes de domi­na­tion et aujourd’hui. Et de faire en sorte que la Sili­con val­ley puisse demeu­rer dans sa repré­sen­ta­tion d’elle-même, celle d’une classe pro­gres­siste, ouverte aux dif­fé­rences, sou­cieuses de résoudre des inéga­li­tés (ce qu’elle n’est bien sûr pas). Même si cer­tains de ces tra­vers ont été cor­ri­gés depuis, on voit com­ment des biais racistes et sexistes peuvent être codés dans un desi­gn sonore pen­sé en fonc­tion de la vision du monde d’une cer­taine classe.

Un autre exemple, c’est le pro­ces­sus d’évolution des sons uti­li­sé par la SNCF. Ain­si, dans les années 1940, une annonce en gare débu­tait par le tin­te­ment d’une cloche sui­vie de la prise de voix, celle d’un che­mi­not, une voix ouvrière, avec les into­na­tions et la syn­taxe propres au ter­ri­toire duquel il était issu. Au fil des années, les voix ouvrières ont été rem­pla­cées de manière déli­bé­rée par des voix plus poli­cées, avec une syn­taxe for­mu­lée en amont et sur base de scripts écrits à suivre. Les voix s’arrondissent dans leur manière de s’adresser au public et se fémi­nisent aus­si pro­gres­si­ve­ment. Dans les années 1980, est arri­vée la voix enre­gis­trée de Simone Hérault, ani­ma­trice de la radio FIP, et qui est encore celle qui nous parle aujourd’hui (elle ou son ava­tar numé­rique puisque sa voix a entiè­re­ment été échan­tillon­née). Et qui le fait de la même manière dans toutes les gares. La cloche dis­ci­pli­naire, très mili­taire et 19e siècle des débuts a été rem­pla­cée d’abord par un carillon nasillard puis dans les années 1980 par des sonals (des logos sonores). Le pre­mier a été réa­li­sé dans une pers­pec­tive très ergo­no­mique et conçu pour fonc­tion­ner dans toutes les gares, grandes ou petites, ouvertes ou fer­mées. Puis le second, en fonc­tion depuis 2005, le fameux « taa dam tâ-dâm », a lui été conçu par une agence de desi­gn sonore sur base d’un cahier des charges très mar­ke­ting. Ce sonal de quelques secondes devient une publi­ci­té micro­sco­pique en faveur de la SNCF et la fonc­tion de logo sonore prend lar­ge­ment le des­sus sur celle d’avertissement de prise de parole. Chaque note est pen­sée pour mar­quer un lea­der­ship de la SNCF.

En fait, ce bas­cu­le­ment sonore pro­gres­sif éclaire le par­cours de pri­va­ti­sa­tion de la SNCF, pas­sée du sta­tut d’entreprise de ser­vice public à celui d’entreprise pri­vée bien­tôt ouverte à la concur­rence inter­na­tio­nale. Au cours de cette muta­tion, la SNCF a vou­lu s’affirmer davan­tage, se mettre en scène, non plus comme une entre­prise indus­trielle fer­ro­viaire, mais comme une socié­té de ser­vices. Ici, ce sont donc des biais clas­sistes d’une part (avec l’évacuation de l’histoire ouvrière de la com­pa­gnie) et d’autre part mar­ke­ting qui peuvent conce­voir des objets de desi­gn sonore.

De cette multitude de façonnages de notre environnement acoustique, vous dites qu’on a affaire à « une prise en charge narrative de nos moindres faits et gestes par une classe de managers ». Ce design sonore est réalisé par des équipes de marketing et d’ergonomie sonore dans les entreprises, et organise un ensemble d’incitations auditives. Est-ce à dire qu’on est constamment manipulé par ces sons d’entreprises ?

Les ten­ta­tives de mani­pu­la­tion sont réelles. Après elles demeurent très lar­ge­ment incom­plètes et elles échouent bien sou­vent ! Je pense qu’on peut assez faci­le­ment acti­ver des outils de cri­tiques, des outils d’autodéfense face à elles. Le but de mes livres et recherches est d’ailleurs de dévoi­ler cer­tains usages du son qui ne sont peut-être pas repé­rés en tant que tels au départ. On peut par exemple obser­ver qu’il y a tout un tas d’astuces pour favo­ri­ser cer­tains usages plu­tôt que d’autres à l’instar des « nudges » ces coups de pouce cen­sé­ment bien­veillants visant à l’adoption d’un cer­tain com­por­te­ment. Le son a com­men­cé, par­mi bien d’autres dis­po­si­tifs qu’ils soient visuels, archi­tec­tu­raux, ou ciné­tiques, à être employé jus­te­ment en tant que nudge pour orien­ter nos actions.

J’essaye aus­si d’introduire à cet égard une dimen­sion cri­tique, une cer­taine dis­tance pour ne pas res­ter sim­ple­ment dans une appré­cia­tion qui serait sim­ple­ment rac­cord avec celle du mar­ke­ting. Par exemple quand j’entends dire que tel son est super joli, qu’il est super agréable à entendre c’est exac­te­ment ce que le mar­ke­ting sou­haite comme réac­tion de notre part. Dans mes livres, j’essaye de ques­tion­ner jus­te­ment la joliesse du son : pour­quoi est-ce que tel son va nous paraitre joli ? Pour­quoi est-ce que sont uti­li­sées essen­tiel­le­ment des sono­ri­tés rondes, les timbres sans aucune dis­so­nance ? Pour­quoi on pri­vi­lé­gie­rait cela ? Pour­quoi notre écoute ne pour­rait pas explo­rer ailleurs ? Parce qu’il y a évi­dem­ment d’autres façons d’être joli que ces tonalités-là.

Et je tente aus­si d’analyser les inten­tions et les atten­dus de ce type de son pour éveiller une culture de l’écoute, éveiller, nour­rir cette écoute de toute une dimen­sion à la fois his­to­rique et ana­ly­tique, de mobi­li­ser les outils de la cri­tique sonore pour com­prendre mieux un son. L’idéologie stric­te­ment consu­mé­riste carac­té­rise beau­coup les sons du desi­gn sonore domi­nants. Des sons dans lequel on a une posi­tion d’auditeur·rice passif·ve qui nous place dans un rôle de simple récep­tacle. En mobi­li­sant ces outils, on peut trans­for­mer l’écoute en acte conscient informé.

Vous indiquez que plus de 90 % des sons de manière générale (musique, jingles, sonals, habillage, radio, podcasts…), sont fabriqués par des hommes. Qu’est-ce que produit cette domination masculine du champ sonore ?

D’abord, pré­ci­sons que ces sta­tis­tiques anglo-saxonnes seraient sans doute dif­fé­rentes dans le monde fran­co­phone puisque beau­coup de pod­casts et de créa­tions radio y sont pro­duits par des femmes. Cer­taines d’entre elles sont cadres, par exemple à Radio France, mais dans le milieu du pod­cast, beau­coup d’entre elles sont à des posi­tions subal­ternes et précaires.

Au niveau des sons enre­gis­trés, cela pro­duit un ima­gi­naire com­mun, qui s’appuie notam­ment sur un idéal viri­liste, expli­ci­te­ment mas­cu­li­niste même. Il y avait vrai­ment des pré­sup­po­sés miso­gynes à l’œuvre à l’intérieur des pre­mières fabri­ca­tions de cer­tains sons, chez les Futu­ristes dans les années 1910 par exemple, puis dans toute la culture de l’audiophilie, celle d’une écoute experte, très geek, et sur­tout qui devait res­ter très mas­cu­line. Ceci est très audible éga­le­ment dans le desi­gn sonore ciné­ma­to­gra­phique. Ain­si, on va assez vite recon­naitre si c’est un homme qui a conçu le desi­gn sonore d’un film à par­tir des pré­sup­po­sés de sa com­po­si­tion (gros son, puis­sance etc.) qu’on ne retrouve pas de manière aus­si fla­grante et aus­si non ques­tion­née chez des desi­gners femmes ou LGBTQI+. Il me semble que, de façon géné­rale, chez des mino­ri­tés de genres et sexuelles, il y a de mul­tiples autres formes de desi­gner le son, non pas par « nature », mais en rai­son de leur posi­tion sociale et des expé­riences de lutte qu’elle implique. C’est le cas par exemple au sein des musiques expé­ri­men­tales, où l’on retrouve des sons fabri­qués par une diver­si­té de compositeurs·trices qui tentent de conce­voir d’autres rap­ports au son et qui pro­blé­ma­tisent la récep­tion du son pour aller au-delà du spectateur·trice comme simple récep­tacle : com­ment on peut inté­grer le public dans le son ? Quelle place on lui laisse ?

Dans les espaces publics, cette domi­na­tion mas­cu­line se mani­feste par une pré­sence plus forte des voix mas­cu­lines de par une pré­sence mas­cu­line plus forte et jugée plus légi­time. Cette exclu­sion touche les mino­ri­tés sexuelles et de genre aus­si bien que les per­sonnes han­di­ca­pées ou vul­né­rables, c’est non seule­ment une ques­tion de mas­cu­li­ni­té mais aus­si de vali­disme. Seuls les corps les plus conformes à la norme domi­nante, à un cer­tain état des domi­na­tions dans les espaces publics, vont se sen­tir auto­ri­sés à s’exprimer. Cer­taines ini­tia­tives cassent ces rap­ports de domi­na­tion, par exemple les mani­fes­ta­tions fémi­nistes noc­turnes de rue qui sont sou­vent répri­mées soit par des pas­sants, soit par la police. Mais éga­le­ment de mul­tiples autres manières, que ce soient les mani­fes­ta­tions, des repas popu­laires et d’autres manières pour réin­ves­tir les espaces publics avec plein de corps et de cultures différentes.

For­mu­ler ces biais-là n’interdit évi­dem­ment pas aux hommes de réa­li­ser des pod­casts, de faire de la musique ou de la radio. Un cer­tain nombre d’entre eux s’attachent d’ailleurs à décons­truire ces rap­ports-là et ne trouvent pas inté­res­sant de repro­duire ces codes-là, il est en effet plus inté­res­sant d’aller explo­rer des ter­ri­toires moins connus. Mais il y a néces­si­té à diver­si­fier la pro­duc­tion sonore de manière géné­rale. Il faut acti­ve­ment lais­ser une place aux femmes, aux trans, aux non binaires, aux per­sonnes han­dies. Don­ner à entendre nos réa­li­tés depuis leur diver­si­té et non pas en vue d’une norme en réa­li­té abs­traite, pesante pour tout le monde, pour ceux qui veulent s’y confor­mer comme pour celles et ceux qui la subissent. Tra­vailler depuis cette diver­si­té-là est d’abord éman­ci­pa­teur pour les per­sonnes qui subissent la domi­na­tion de plein fouet mais éga­le­ment pour l’ensemble des personnes.

Le son peut aussi être un outil de contrôle social. Vous donnez l’exemple des bips du métro parisien qui donnent la cadence et met en scène la productivité d’une société mais qui peuvent aussi rappeler publiquement l’invalidité éventuelle d’un ticket de métro, qui dénonce publiquement le « mauvais payeur ». Le son peut servir à rappeler l’ordre, à renforcer la norme ?

On entend actuel­le­ment un ensemble de dis­cours sur l’harmonie sonore qu’on pour­rait ins­ti­tuer au moyen de mul­tiples haut-par­leurs dis­sé­mi­nés dans les espaces publics ou pri­vés et au moyen d’un desi­gn sonore spé­ci­fique. Or, der­rière cette idée même d’harmonie, il y a l’idée d’un ordre social très spé­ci­fique, très hié­rar­chi­sé, au sein duquel une classe, de com­po­si­teurs – mana­gers — desi­gners seraient d’une part en mesure d’énoncer quels sont les « bons » sons et les « mau­vais » sons et d’autre part, de défi­nir au moyen du son quel serait l’ordre social opti­mal. C’est pré­ci­sé­ment ces ques­tions-là que je sou­lève. On n’est pas sim­ple­ment dans le fait de for­mu­ler une har­mo­nie mais en réa­li­té un ordre social non conflic­tuel, au ser­vice du bon fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme, et au sein duquel les classes moins aisées ne se révol­te­raient pas.

C’est le « climat accueillant » des agences de design sonore ?

Oui, le « créer un cli­mat accueillant, ras­su­rant, agréable » sui­vant les mots de l’agence d’architecture qui a rem­por­té l’appel à pro­jets des gares du grand Paris. Sauf que, der­rière ce slo­gan, c’est toute une manière de conce­voir les espaces publics comme des espaces asep­ti­sés qui fonc­tion­ne­raient comme par magie de manière très fluide, sans jamais révé­ler que der­rière cette flui­di­té, cette trans­pa­rence, cet appa­rent consen­sus per­ma­nent, il y a une struc­tu­ra­tion hié­rar­chique sociale très forte.

Un dis­cours qui rap­pelle les dis­cours du solu­tion­nisme tech­no­lo­gique éma­nant du monde numé­rique, où les outils numé­riques qui résou­draient tous nos pro­blèmes sociaux et poli­tiques et crée­raient de grandes démo­cra­ties pla­né­taires. En réa­li­té, le numé­rique, comme le sonore, repro­duisent les rap­ports de domi­na­tion nord-sud, repose sur toute une infra­struc­ture maté­rielle et indus­trielle et sont gui­dés, dans la manière dont ils sont exploi­tés dans les espaces publics par des ins­ti­tu­tions ou des entre­prises, par la volon­té de struc­tu­rer de manière très fine et soi-disant trans­pa­rente le champ social, sans jamais mon­trer les rouages et pré­sup­po­sés qui sont codés dans ces rouages.

De manière moins subtile, le son peut être aussi un outil de gestion autoritaire et de répression. Les exemples du mosquito, un boitier destiné à faire fuir des jeunes qui zoneraient un peu trop mais aussi celui des « canons à sons » utilisés par les policiers pour disperser des manifestants, causant parfois des dommages à leurs corps, sont très frappants…

Pour moi, il y a un conti­nuum. Ce ne sont pas deux usages oppo­sés du son. Dans son usage inci­ta­tif comme dans son usage répul­sif, il y a un même sub­strat com­por­te­men­ta­liste, une même façon fonc­tion­na­liste de conce­voir l’espace social. Et éga­le­ment, il repose sur les mêmes atten­dus sociaux à savoir que l’objectif c’est qu’il y ait un bon fonc­tion­ne­ment capi­ta­liste avec le moins pos­sible de heurts. Il vise à expul­ser cer­taines per­sonnes des espaces publics car elles ne répondent pas aux objec­tifs consu­mé­ristes. Ain­si sont visés les SDF, les per­sonnes pauvres, les jeunes – stig­ma­ti­sés car jugés trop indis­ci­pli­nés – ou encore les migrants. D’ailleurs, ce type de dis­po­si­tif d’alarme dif­fu­sant des sons très déplai­sants voire assour­dis­sants sont uti­li­sés dans cer­tains postes fron­tières, pour en empê­cher l’accès aux migrants, c’est le cas par exemple aux États-Unis ou en Grèce.

Face au mar­ke­ting sen­so­riel, face à la satu­ra­tion de sons répé­ti­tifs, intem­pes­tifs, omni­pré­sents mais aus­si face à cet usage répres­sif. De quels outils de résis­tances dis­pose-t-on du côté du mou­ve­ment social ? 

Les usages de dif­fu­sions sonores mili­tantes sont nom­breux. Un mou­ve­ment musi­cal comme la noise s’est affir­mé comme un mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste, le bruit étant mobi­li­sé comme un ins­tru­ment de des­truc­tion des pen­sées et du confort consu­mé­ristes, avec comme hori­zon de recréer des espaces sonores dis­so­nants et col­lec­tifs. Plus géné­ra­le­ment, l’histoire de la musique au 20e siècle est inves­tie de ten­ta­tives d’utiliser la musique comme un outil de contre-pou­voir à la manière des débuts du punk.

N’importe quel usage spon­ta­né, indi­vi­duel et sur­tout col­lec­tif, des espaces publics est un outil de réap­pro­pria­tion. À par­tir du moment où on se sai­sit de l’espace public sonore en tant qu’espace public sonore, il y a oppo­si­tion à son usage com­mun qui est la plu­part du temps réser­vé à l’industrie auto­mo­bile ou bien à des dif­fu­sions de musique d’ambiance. C’est-à-dire d’un usage dis­ci­pli­naire de la musique, pour mani­fes­ter une pro­prié­té sur un espace ou pour dési­gner cer­tains indé­si­rables à tra­vers les choix musi­caux (faire fuir les jeunes ou les SDF avec de la musique clas­sique par exemple). Tout ce qui contre­vient à cet ordre-là, qui vient mettre un caillou dans ces rouages-là est por­teur d’une charge de subversion.

Et il y a bien sûr vous prônez dans votre livre l’écoute active. Comment peut-elle être un outil d’éducation populaire ?

L’écoute est un pro­ces­sus actif qu’il faut inves­tir plei­ne­ment. Tout le mar­ke­ting du pod­cast indus­triel ou de l’industrie du livre audio (je parle des grosses boites qui font ça dans un but lucra­tif, pas des artisan·es de ces sec­teurs) porte le dis­cours « vous pou­vez l’écouter en cui­si­nant ou en fai­sant votre jog­ging ». Or selon moi, l’écoute se coupe si je fais autre chose. C’est bien une démarche active.

Il faut aus­si se dépar­tir de l’idée qu’il n’y aurait rien à apprendre dans l’écoute ou qu’on ne pour­rait pas apprendre à écou­ter. L’écoute n’a rien de natu­rel, elle est très construite cultu­rel­le­ment, très située socia­le­ment. Elle se modi­fie d’une époque à une autre. Par exemple, des évè­ne­ments comme l’apparition de tech­niques de repro­duc­tion sonore la bou­le­versent. Resi­tuer his­to­ri­que­ment et socia­le­ment, cher­cher des outils ensemble pour ana­ly­ser les sons qui nous entourent est déjà une démarche qui fait de l’écoute un outil puissant.

Et puis il y a aus­si l’outil de l’écoute en groupe. Réa­li­ser des écoutes col­lec­tives dans un contexte où le mar­ke­ting sonore nous sur­vend une écoute indi­vi­dua­li­sée. Que ce soient des créa­tions sonores ou des émis­sions de radio, prendre le temps de cette écoute puis en par­ler ensemble per­met de bons dépla­ce­ments. C’est aus­si l’occasion de s’apercevoir qu’on a déjà beau­coup d’outils à l’intérieur de nos oreilles pour ana­ly­ser l’ensemble de ces sons et que confron­ter nos dif­fé­rentes écoutes et effec­tuer une ana­lyse col­lec­tive est extrê­me­ment riche.

Dans cette idée de mobiliser l’écoute critique et active pour résister à la société marchande, est-ce qu’il s’agit de faire face à ce qui nous entoure et de désamorcer des dispositifs marchands, de repérer les indices et retracer des généalogies pour se défaire de ces emprises au lieu de rechercher absolument le silence ?

L’approche domi­nante sur l’espace sonore urbain c’est en effet la cri­tique du bruit des voi­tures et la reven­di­ca­tion d’un silence du pas­sé. En réa­li­té, le pas­sé n’était pas si silen­cieux, au contraire si l’on se réfère aux des­crip­tions d’environnements sonores d’alors. Cela dit, évi­dem­ment, tout le monde a droit à des espaces de répit audi­tif. C’est émi­nem­ment néces­saire pour notre équi­libre de mam­mi­fères humain·es. Et d’autant plus que ces espaces de répit sont diver­se­ment acces­sibles en fonc­tion de notre classe sociale et des endroits où on habite. Il faut vrai­ment mili­ter pour créer des envi­ron­ne­ments sonores habi­tables pour tout le monde.

Mais puisqu’on ne choi­sit pas for­cé­ment les espaces où l’on vit ou tra­vaille, je pro­pose d’écouter acti­ve­ment et atten­ti­ve­ment notre envi­ron­ne­ment sonore. Ain­si, lorsque je suis fati­guée du son des voi­tures, je change ma dis­po­si­tion d’écoute et je passe en écoute musi­cale : écou­ter les modu­la­tions des moteurs de voi­ture comme si c’était des cres­cen­dos, des notes de musique, écou­ter le tem­po de tel ou tel moteur. Ou bien encore une écoute ciné­ma­to­gra­phique en écou­tant la bande-son d’un film en mar­chant dans la ville, comme si tout ce que j’entendais était une com­po­si­tion soi­gneu­se­ment pen­sée et conçue. Ce sont des manières pour déjouer la pré­sence ultra domi­nante de l’industrie auto­mo­bile dans nos socié­tés, et dont le bruit des moteurs à explo­sion acca­pare de façon bru­tale l’espace public. Ça me parait plus por­teur que de mettre un casque actif constam­ment pour s’isoler du dehors (même si on peut bien sûr en avoir besoin quand c’est impos­sible de trou­ver des espaces de répit).

Si on a les res­sources pour le faire, l’écoute active, per­met de com­prendre quel type de musique est dif­fu­sée là, par quel haut-par­leur et dis­po­si­tif tech­nique, de se rendre compte de l’intention de ceux qui la dif­fusent, d’analyser tel logo sonore et se deman­der ce que le ser­vice mar­ke­ting a bien vou­lu dire en conce­vant ce type de son etc. Tous ces outils-là per­mettent de reprendre de la capa­ci­té d’agir dans des socié­tés où on a l’impression sinon de subir des domi­na­tions beau­coup trop vastes pour nous. Face au mar­ke­ting sonore, aux musiques d’ambiance, aux logos sonores, les écou­ter acti­ve­ment, les ana­ly­ser, indi­vi­duel­le­ment dans son quo­ti­dien mais aus­si en groupe lors d’écoute col­lec­tive, reste la meilleure manière de les déjouer.

L’orchestration du quotidien, Juliette Volcler, la Découverte, 2022

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