Qu’est-ce que c’est le design sonore et qui l’élabore aujourd’hui ?
Le design sonore le plus connu et le plus établi c’est le design sonore cinématographique, le bruitage, les effets sonores et la musique des films. Une autre branche, souvent moins repérée comme telle mais qui est pourtant très présente dans notre quotidien, c’est celle du marketing auditif, qui compose les sons d’objets et d’interfaces numériques mais aussi de tout un tas de logos sonores, les sonals, qui se sont déployés dans les espaces publics et privés depuis les années 1990. La troisième branche, moins connue, c’est celle du design sonore d’espaces architecturaux intérieurs et d’espaces urbains ou ruraux.
Dans L’Orchestration du quotidien, j’ai volontairement élargi le spectre du design sonore pour le faire courir du plus petit bip jusqu’à l’ambiance sonore globale d’une ville, avec la volonté, en explosant le cadre et les définitions restreintes du design sonore, de pouvoir le réinvestir politiquement et socialement, de pouvoir formuler les différentes généalogies qui s’y entrecroisent et de redonner prises sur cet objet protéiforme, à la fois infime et très vaste. Mon but, c’était de pouvoir redessiner différemment l’histoire des sons et des modalités d’écoute ou des références culturelles qui sont à l’œuvre dans nos quotidiens. Aujourd’hui, je constate par exemple qu’une partie du design sonore de l’automobile, des véhicules électriques plus exactement, s’inspirent du design sonore cinématographique des années 1970 : il y a un déversement dans les espaces urbains, dans les rues, de sons dont le référent culturel principal c’est le son des effets spatiaux du film Star Wars.
Quels sont les objectifs de toutes ces ingénieries du son dans le cadre de l’ordre capitaliste qui est le nôtre ?
Concentrons-nous sur le design sonore commercial aujourd’hui dominant. J’y inclus à la fois les logos sonores et le design sonore cinématographique de blockbusters, c’est-à-dire du cinéma à gros effets spectaculaires. Pour moi, leurs histoires sont d’ailleurs très liées : il y a une volonté commune d’utiliser le son comme outil pour susciter des émotions, soit extrêmement fortes dans le domaine du cinéma, soit dans le domaine des logos sonores pour imprimer une marque dans l’esprit par d’autres moyens que le visuel. D’autres éléments du design sonore, pas nécessairement spectaculaire et à cheval entre la signalétique et le marketing, ont une visée plus comportementaliste : orienter ou réguler au moyen du son les flux et les comportements humains. Je pense par exemple au travail qui peut être fait par la branche identité sonore du métro parisien qui va utiliser les bips de validation de la carte d’abonnement numérique comme instrument pour accélérer le passage des gens au valideur.
À la lecture de votre livre, on prend conscience du fait que tous ces sons sont composés et relèvent donc de choix – conscients ou inconscients – effectués par leurs créateurs et peuvent refléter des représentations dominantes. Quels sont les exemples emblématiques typiques des idéologies qu’ils récitent ?
L’exemple le plus flagrant dans les nouveaux dispositifs c’est la façon dont les voix de l’assistance vocale ont été designées. Les assistants vocaux, c’est Siri, Cortana, Alexa et d’autres qui sont les voix de nos smartphone, tablettes, enceintes connectées… La couche intelligence artificielle et la couche design sonore de ces voix s’entremêlent et manifestent des biais très similaires. Ainsi, toutes ces assistances vocales ont été au départ conçues avec des voix par défaut féminines qui assignaient les femmes à un rôle d’assistance, de secrétaire, corvéables à merci avec qui on n’avait même pas besoin d’être poli. On a d’ailleurs observé que beaucoup d’enfants se mettaient à parler extrêmement mal aux enceintes connectées, un peu comme un enfant aristocrate arrogant pouvait s’adresser à une servante.
Alors, ce n’est pas tant les enfants qui étaient mal élevés, c’est en fait parce que toute une idéologie de la domesticité se retrouve codée à l’intérieur de ces dispositifs comme l’a montré la chercheuse australasienne Thao Phan. Elle notait que cette voix féminine à l’accent issu des classes moyennes blanches était en tension avec la relation codée entre utilisateur et machine qui, elle, rappelait au contraire une relation de maitre blanc à servante racisée. Elle explique comment le public cible de ces enceintes — la classe moyenne blanche et technophile aux États-Unis, désireuse de ne pas reproduire à l’identique les dominations des siècles passés qui ont pris des formes esclavagistes jusque tardivement dans ce pays — avait incité les producteurs à coder cette voix de la sorte. Le but, c’était de casser le parallèle un peu trop fort entre ces formes de domination et aujourd’hui. Et de faire en sorte que la Silicon valley puisse demeurer dans sa représentation d’elle-même, celle d’une classe progressiste, ouverte aux différences, soucieuses de résoudre des inégalités (ce qu’elle n’est bien sûr pas). Même si certains de ces travers ont été corrigés depuis, on voit comment des biais racistes et sexistes peuvent être codés dans un design sonore pensé en fonction de la vision du monde d’une certaine classe.
Un autre exemple, c’est le processus d’évolution des sons utilisé par la SNCF. Ainsi, dans les années 1940, une annonce en gare débutait par le tintement d’une cloche suivie de la prise de voix, celle d’un cheminot, une voix ouvrière, avec les intonations et la syntaxe propres au territoire duquel il était issu. Au fil des années, les voix ouvrières ont été remplacées de manière délibérée par des voix plus policées, avec une syntaxe formulée en amont et sur base de scripts écrits à suivre. Les voix s’arrondissent dans leur manière de s’adresser au public et se féminisent aussi progressivement. Dans les années 1980, est arrivée la voix enregistrée de Simone Hérault, animatrice de la radio FIP, et qui est encore celle qui nous parle aujourd’hui (elle ou son avatar numérique puisque sa voix a entièrement été échantillonnée). Et qui le fait de la même manière dans toutes les gares. La cloche disciplinaire, très militaire et 19e siècle des débuts a été remplacée d’abord par un carillon nasillard puis dans les années 1980 par des sonals (des logos sonores). Le premier a été réalisé dans une perspective très ergonomique et conçu pour fonctionner dans toutes les gares, grandes ou petites, ouvertes ou fermées. Puis le second, en fonction depuis 2005, le fameux « taa dam tâ-dâm », a lui été conçu par une agence de design sonore sur base d’un cahier des charges très marketing. Ce sonal de quelques secondes devient une publicité microscopique en faveur de la SNCF et la fonction de logo sonore prend largement le dessus sur celle d’avertissement de prise de parole. Chaque note est pensée pour marquer un leadership de la SNCF.
En fait, ce basculement sonore progressif éclaire le parcours de privatisation de la SNCF, passée du statut d’entreprise de service public à celui d’entreprise privée bientôt ouverte à la concurrence internationale. Au cours de cette mutation, la SNCF a voulu s’affirmer davantage, se mettre en scène, non plus comme une entreprise industrielle ferroviaire, mais comme une société de services. Ici, ce sont donc des biais classistes d’une part (avec l’évacuation de l’histoire ouvrière de la compagnie) et d’autre part marketing qui peuvent concevoir des objets de design sonore.
De cette multitude de façonnages de notre environnement acoustique, vous dites qu’on a affaire à « une prise en charge narrative de nos moindres faits et gestes par une classe de managers ». Ce design sonore est réalisé par des équipes de marketing et d’ergonomie sonore dans les entreprises, et organise un ensemble d’incitations auditives. Est-ce à dire qu’on est constamment manipulé par ces sons d’entreprises ?
Les tentatives de manipulation sont réelles. Après elles demeurent très largement incomplètes et elles échouent bien souvent ! Je pense qu’on peut assez facilement activer des outils de critiques, des outils d’autodéfense face à elles. Le but de mes livres et recherches est d’ailleurs de dévoiler certains usages du son qui ne sont peut-être pas repérés en tant que tels au départ. On peut par exemple observer qu’il y a tout un tas d’astuces pour favoriser certains usages plutôt que d’autres à l’instar des « nudges » ces coups de pouce censément bienveillants visant à l’adoption d’un certain comportement. Le son a commencé, parmi bien d’autres dispositifs qu’ils soient visuels, architecturaux, ou cinétiques, à être employé justement en tant que nudge pour orienter nos actions.
J’essaye aussi d’introduire à cet égard une dimension critique, une certaine distance pour ne pas rester simplement dans une appréciation qui serait simplement raccord avec celle du marketing. Par exemple quand j’entends dire que tel son est super joli, qu’il est super agréable à entendre c’est exactement ce que le marketing souhaite comme réaction de notre part. Dans mes livres, j’essaye de questionner justement la joliesse du son : pourquoi est-ce que tel son va nous paraitre joli ? Pourquoi est-ce que sont utilisées essentiellement des sonorités rondes, les timbres sans aucune dissonance ? Pourquoi on privilégierait cela ? Pourquoi notre écoute ne pourrait pas explorer ailleurs ? Parce qu’il y a évidemment d’autres façons d’être joli que ces tonalités-là.
Et je tente aussi d’analyser les intentions et les attendus de ce type de son pour éveiller une culture de l’écoute, éveiller, nourrir cette écoute de toute une dimension à la fois historique et analytique, de mobiliser les outils de la critique sonore pour comprendre mieux un son. L’idéologie strictement consumériste caractérise beaucoup les sons du design sonore dominants. Des sons dans lequel on a une position d’auditeur·rice passif·ve qui nous place dans un rôle de simple réceptacle. En mobilisant ces outils, on peut transformer l’écoute en acte conscient informé.
Vous indiquez que plus de 90 % des sons de manière générale (musique, jingles, sonals, habillage, radio, podcasts…), sont fabriqués par des hommes. Qu’est-ce que produit cette domination masculine du champ sonore ?
D’abord, précisons que ces statistiques anglo-saxonnes seraient sans doute différentes dans le monde francophone puisque beaucoup de podcasts et de créations radio y sont produits par des femmes. Certaines d’entre elles sont cadres, par exemple à Radio France, mais dans le milieu du podcast, beaucoup d’entre elles sont à des positions subalternes et précaires.
Au niveau des sons enregistrés, cela produit un imaginaire commun, qui s’appuie notamment sur un idéal viriliste, explicitement masculiniste même. Il y avait vraiment des présupposés misogynes à l’œuvre à l’intérieur des premières fabrications de certains sons, chez les Futuristes dans les années 1910 par exemple, puis dans toute la culture de l’audiophilie, celle d’une écoute experte, très geek, et surtout qui devait rester très masculine. Ceci est très audible également dans le design sonore cinématographique. Ainsi, on va assez vite reconnaitre si c’est un homme qui a conçu le design sonore d’un film à partir des présupposés de sa composition (gros son, puissance etc.) qu’on ne retrouve pas de manière aussi flagrante et aussi non questionnée chez des designers femmes ou LGBTQI+. Il me semble que, de façon générale, chez des minorités de genres et sexuelles, il y a de multiples autres formes de designer le son, non pas par « nature », mais en raison de leur position sociale et des expériences de lutte qu’elle implique. C’est le cas par exemple au sein des musiques expérimentales, où l’on retrouve des sons fabriqués par une diversité de compositeurs·trices qui tentent de concevoir d’autres rapports au son et qui problématisent la réception du son pour aller au-delà du spectateur·trice comme simple réceptacle : comment on peut intégrer le public dans le son ? Quelle place on lui laisse ?
Dans les espaces publics, cette domination masculine se manifeste par une présence plus forte des voix masculines de par une présence masculine plus forte et jugée plus légitime. Cette exclusion touche les minorités sexuelles et de genre aussi bien que les personnes handicapées ou vulnérables, c’est non seulement une question de masculinité mais aussi de validisme. Seuls les corps les plus conformes à la norme dominante, à un certain état des dominations dans les espaces publics, vont se sentir autorisés à s’exprimer. Certaines initiatives cassent ces rapports de domination, par exemple les manifestations féministes nocturnes de rue qui sont souvent réprimées soit par des passants, soit par la police. Mais également de multiples autres manières, que ce soient les manifestations, des repas populaires et d’autres manières pour réinvestir les espaces publics avec plein de corps et de cultures différentes.
Formuler ces biais-là n’interdit évidemment pas aux hommes de réaliser des podcasts, de faire de la musique ou de la radio. Un certain nombre d’entre eux s’attachent d’ailleurs à déconstruire ces rapports-là et ne trouvent pas intéressant de reproduire ces codes-là, il est en effet plus intéressant d’aller explorer des territoires moins connus. Mais il y a nécessité à diversifier la production sonore de manière générale. Il faut activement laisser une place aux femmes, aux trans, aux non binaires, aux personnes handies. Donner à entendre nos réalités depuis leur diversité et non pas en vue d’une norme en réalité abstraite, pesante pour tout le monde, pour ceux qui veulent s’y conformer comme pour celles et ceux qui la subissent. Travailler depuis cette diversité-là est d’abord émancipateur pour les personnes qui subissent la domination de plein fouet mais également pour l’ensemble des personnes.
Le son peut aussi être un outil de contrôle social. Vous donnez l’exemple des bips du métro parisien qui donnent la cadence et met en scène la productivité d’une société mais qui peuvent aussi rappeler publiquement l’invalidité éventuelle d’un ticket de métro, qui dénonce publiquement le « mauvais payeur ». Le son peut servir à rappeler l’ordre, à renforcer la norme ?
On entend actuellement un ensemble de discours sur l’harmonie sonore qu’on pourrait instituer au moyen de multiples haut-parleurs disséminés dans les espaces publics ou privés et au moyen d’un design sonore spécifique. Or, derrière cette idée même d’harmonie, il y a l’idée d’un ordre social très spécifique, très hiérarchisé, au sein duquel une classe, de compositeurs – managers — designers seraient d’une part en mesure d’énoncer quels sont les « bons » sons et les « mauvais » sons et d’autre part, de définir au moyen du son quel serait l’ordre social optimal. C’est précisément ces questions-là que je soulève. On n’est pas simplement dans le fait de formuler une harmonie mais en réalité un ordre social non conflictuel, au service du bon fonctionnement du capitalisme, et au sein duquel les classes moins aisées ne se révolteraient pas.
C’est le « climat accueillant » des agences de design sonore ?
Oui, le « créer un climat accueillant, rassurant, agréable » suivant les mots de l’agence d’architecture qui a remporté l’appel à projets des gares du grand Paris. Sauf que, derrière ce slogan, c’est toute une manière de concevoir les espaces publics comme des espaces aseptisés qui fonctionneraient comme par magie de manière très fluide, sans jamais révéler que derrière cette fluidité, cette transparence, cet apparent consensus permanent, il y a une structuration hiérarchique sociale très forte.
Un discours qui rappelle les discours du solutionnisme technologique émanant du monde numérique, où les outils numériques qui résoudraient tous nos problèmes sociaux et politiques et créeraient de grandes démocraties planétaires. En réalité, le numérique, comme le sonore, reproduisent les rapports de domination nord-sud, repose sur toute une infrastructure matérielle et industrielle et sont guidés, dans la manière dont ils sont exploités dans les espaces publics par des institutions ou des entreprises, par la volonté de structurer de manière très fine et soi-disant transparente le champ social, sans jamais montrer les rouages et présupposés qui sont codés dans ces rouages.
De manière moins subtile, le son peut être aussi un outil de gestion autoritaire et de répression. Les exemples du mosquito, un boitier destiné à faire fuir des jeunes qui zoneraient un peu trop mais aussi celui des « canons à sons » utilisés par les policiers pour disperser des manifestants, causant parfois des dommages à leurs corps, sont très frappants…
Pour moi, il y a un continuum. Ce ne sont pas deux usages opposés du son. Dans son usage incitatif comme dans son usage répulsif, il y a un même substrat comportementaliste, une même façon fonctionnaliste de concevoir l’espace social. Et également, il repose sur les mêmes attendus sociaux à savoir que l’objectif c’est qu’il y ait un bon fonctionnement capitaliste avec le moins possible de heurts. Il vise à expulser certaines personnes des espaces publics car elles ne répondent pas aux objectifs consuméristes. Ainsi sont visés les SDF, les personnes pauvres, les jeunes – stigmatisés car jugés trop indisciplinés – ou encore les migrants. D’ailleurs, ce type de dispositif d’alarme diffusant des sons très déplaisants voire assourdissants sont utilisés dans certains postes frontières, pour en empêcher l’accès aux migrants, c’est le cas par exemple aux États-Unis ou en Grèce.
Face au marketing sensoriel, face à la saturation de sons répétitifs, intempestifs, omniprésents mais aussi face à cet usage répressif. De quels outils de résistances dispose-t-on du côté du mouvement social ?
Les usages de diffusions sonores militantes sont nombreux. Un mouvement musical comme la noise s’est affirmé comme un mouvement anticapitaliste, le bruit étant mobilisé comme un instrument de destruction des pensées et du confort consuméristes, avec comme horizon de recréer des espaces sonores dissonants et collectifs. Plus généralement, l’histoire de la musique au 20e siècle est investie de tentatives d’utiliser la musique comme un outil de contre-pouvoir à la manière des débuts du punk.
N’importe quel usage spontané, individuel et surtout collectif, des espaces publics est un outil de réappropriation. À partir du moment où on se saisit de l’espace public sonore en tant qu’espace public sonore, il y a opposition à son usage commun qui est la plupart du temps réservé à l’industrie automobile ou bien à des diffusions de musique d’ambiance. C’est-à-dire d’un usage disciplinaire de la musique, pour manifester une propriété sur un espace ou pour désigner certains indésirables à travers les choix musicaux (faire fuir les jeunes ou les SDF avec de la musique classique par exemple). Tout ce qui contrevient à cet ordre-là, qui vient mettre un caillou dans ces rouages-là est porteur d’une charge de subversion.
Et il y a bien sûr vous prônez dans votre livre l’écoute active. Comment peut-elle être un outil d’éducation populaire ?
L’écoute est un processus actif qu’il faut investir pleinement. Tout le marketing du podcast industriel ou de l’industrie du livre audio (je parle des grosses boites qui font ça dans un but lucratif, pas des artisan·es de ces secteurs) porte le discours « vous pouvez l’écouter en cuisinant ou en faisant votre jogging ». Or selon moi, l’écoute se coupe si je fais autre chose. C’est bien une démarche active.
Il faut aussi se départir de l’idée qu’il n’y aurait rien à apprendre dans l’écoute ou qu’on ne pourrait pas apprendre à écouter. L’écoute n’a rien de naturel, elle est très construite culturellement, très située socialement. Elle se modifie d’une époque à une autre. Par exemple, des évènements comme l’apparition de techniques de reproduction sonore la bouleversent. Resituer historiquement et socialement, chercher des outils ensemble pour analyser les sons qui nous entourent est déjà une démarche qui fait de l’écoute un outil puissant.
Et puis il y a aussi l’outil de l’écoute en groupe. Réaliser des écoutes collectives dans un contexte où le marketing sonore nous survend une écoute individualisée. Que ce soient des créations sonores ou des émissions de radio, prendre le temps de cette écoute puis en parler ensemble permet de bons déplacements. C’est aussi l’occasion de s’apercevoir qu’on a déjà beaucoup d’outils à l’intérieur de nos oreilles pour analyser l’ensemble de ces sons et que confronter nos différentes écoutes et effectuer une analyse collective est extrêmement riche.
Dans cette idée de mobiliser l’écoute critique et active pour résister à la société marchande, est-ce qu’il s’agit de faire face à ce qui nous entoure et de désamorcer des dispositifs marchands, de repérer les indices et retracer des généalogies pour se défaire de ces emprises au lieu de rechercher absolument le silence ?
L’approche dominante sur l’espace sonore urbain c’est en effet la critique du bruit des voitures et la revendication d’un silence du passé. En réalité, le passé n’était pas si silencieux, au contraire si l’on se réfère aux descriptions d’environnements sonores d’alors. Cela dit, évidemment, tout le monde a droit à des espaces de répit auditif. C’est éminemment nécessaire pour notre équilibre de mammifères humain·es. Et d’autant plus que ces espaces de répit sont diversement accessibles en fonction de notre classe sociale et des endroits où on habite. Il faut vraiment militer pour créer des environnements sonores habitables pour tout le monde.
Mais puisqu’on ne choisit pas forcément les espaces où l’on vit ou travaille, je propose d’écouter activement et attentivement notre environnement sonore. Ainsi, lorsque je suis fatiguée du son des voitures, je change ma disposition d’écoute et je passe en écoute musicale : écouter les modulations des moteurs de voiture comme si c’était des crescendos, des notes de musique, écouter le tempo de tel ou tel moteur. Ou bien encore une écoute cinématographique en écoutant la bande-son d’un film en marchant dans la ville, comme si tout ce que j’entendais était une composition soigneusement pensée et conçue. Ce sont des manières pour déjouer la présence ultra dominante de l’industrie automobile dans nos sociétés, et dont le bruit des moteurs à explosion accapare de façon brutale l’espace public. Ça me parait plus porteur que de mettre un casque actif constamment pour s’isoler du dehors (même si on peut bien sûr en avoir besoin quand c’est impossible de trouver des espaces de répit).
Si on a les ressources pour le faire, l’écoute active, permet de comprendre quel type de musique est diffusée là, par quel haut-parleur et dispositif technique, de se rendre compte de l’intention de ceux qui la diffusent, d’analyser tel logo sonore et se demander ce que le service marketing a bien voulu dire en concevant ce type de son etc. Tous ces outils-là permettent de reprendre de la capacité d’agir dans des sociétés où on a l’impression sinon de subir des dominations beaucoup trop vastes pour nous. Face au marketing sonore, aux musiques d’ambiance, aux logos sonores, les écouter activement, les analyser, individuellement dans son quotidien mais aussi en groupe lors d’écoute collective, reste la meilleure manière de les déjouer.
L’orchestration du quotidien, Juliette Volcler, la Découverte, 2022