Jeudi matin, 11h, le café est servi, les pains au lait sont sur la table. On chante, on partage, on rigole. Le Comité des femmes sans-papiers au grand complet, une cinquantaine de femmes, s’échauffe déjà. Dès avant l’heure prévue pour l’atelier, la chorale s’est installée, les voix s’unissent et résonnent dans les couloirs…
« Nous sommes des femmes du monde entier
Nous sommes vos amies, vos collègues depuis des années
Nous sommes près de vous, dans vos quartiers, vos maisons
Nous apportons diversité, joie et gaité
On vit ici depuis si longtemps
Ignorées, invisibles et sans voix
Nous sommes fatiguées
Nous sommes fatiguées
De vivre sans papiers
Nous chantons dans l’espoir de tout changer
Luttons ensemble
Soyons solidaires, toutes unies
La main dans la main
Pour revendiquer d’être régularisées
Et le droit de vivre ici
Dans la dignité »
Pour Laeticia Assemien, porte-parole du Comité des femmes sans-papiers, faire résonner ces chants collectivement, c’est lutter ensemble. Écrire une chanson qui parle des réalités et des revendications pour une vie digne, point commun à toutes ces femmes, tout comme entonner des chants de lutte connus contemporains apporte force et courage à ces femmes. Citons par exemple « Assibonanga » de Johnny Clegg, qui dénonçait l’apartheid en Afrique du Sud, ou encore « Ouvrez les frontières » de Tiken Jack Fakoly, évoquant la fermeture des frontières par les pays du Nord, ainsi que la non-réciprocité dans la liberté de circulation ou encore le pillage par les pays occidentaux des ressources naturelles de la Côte d’Ivoire.
La chorale crée un espace pour souffler, se ressourcer, éprouver de la joie tout en exprimant la colère, le ras-le-bol.
Un comité qui existe depuis presque 10 ans
Nicole Dontot, militante qui accompagne le groupe depuis ses débuts, nous raconte que le Comité des femmes sans-papiers est né en septembre 2015, sous l’impulsion de militantes et avec la volonté de rendre visible le destin de ces femmes. Au départ, elles ont organisé à Bruxelles des manifestations tous les mercredis entre le Boulevard Anspach et la Place de Brouckère. Des tracts y étaient distribués en musique. À sa création, le Comité comptait une quinzaine de femmes. Des associations se sont très rapidement organisées pour leur mettre à disposition des espaces de rencontre et de formation. Depuis 2020, le Collectif Formation Société les accueille et coorganise les actions du Bureau d’étude des sans-papiers (BEPS) qui s’occupe de la formation hebdomadaire des femmes du Comité.
Avant la création du Comité, les femmes faisaient partie de la Coordination des sans-papiers mais la mixité de ce lieu connaissait certaines limites. Parmi ces limites, notamment, le fait que les femmes étaient peu nombreuses, que leurs problématiques spécifiques n’étaient pas abordées de manière assez concrète, que les porte-paroles étaient majoritairement des hommes… Leurs combats, leurs revendications devaient s’inscrire dans la lutte féministe. Soutenues par la Coordination des sans-papiers de Belgique, il était essentiel que les femmes sans-papiers se fédèrent et se forment pour pouvoir témoigner, analyser collectivement leur situation, préciser leurs revendications spécifiques en tant que femmes, mais aussi prendre la parole pour se faire entendre, donner leur avis sans se laisser impressionner par le rôle minime que d’autres sont souvent tentés de leur laisser. Ainsi, elles ont pris conscience de l’importance d’interagir dans n’importe quelle situation et se sortir de l’invisibilité pour entrer dans le champ de l’existence. Aujourd’hui, la formation des femmes complète et renforce l’espace de parole et d’analyse de la Coordination des sans-papiers. Elle contribue à rendre davantage visibles les problématiques spécifiques des femmes sans-papiers.
Le Comité des femmes sans papiers regroupe « des femmes, sans-papiers, de différentes origines, qui veulent sortir et rencontrer d’autres femmes, sans et avec papiers, pour partager leurs difficultés, leurs expériences et leurs connaissances. Elles sont dans la lutte pour exprimer les questions spécifiques des femmes sans-papiers vivant souvent seules, cheffes de familles vulnérables et exposées à toutes les formes de violences. »
Cette année, Chants de luttes a voulu soutenir la lutte des femmes sans-papiers car elles se trouvent à l’intersection de multiples systèmes de violences et de discriminations. Les femmes sans-papiers sont extrêmement vulnérables d’une part car elles sont généralement en situation de grande précarité, et d’autre part, parce que lorsqu’elles travaillent, elles sont très souvent exploitées.
Chanter, un outil de résistance
En tant que femmes sans-papiers, chanter dans la rue est déjà un acte militant : c’est prendre possession d’un espace majoritairement masculin. Descendre dans la rue et chanter pour lutter contre l’invisibilisation par la survisibilisation. La chorale se fait vectrice de cette présence féminine tonitruante. Une chorale prend de l’espace, dénonce, galvanise, rassemble. Entonnée à l’unisson dans les manifestations, la chanson déploie un redoutable potentiel militant. Le chant revêt également une fonction cathartique, permettant de mettre des mots sur des maux, d’exorciser le cafard ou la dureté du quotidien.
Le chant dans la lutte porte le combat, il permet de ressentir l’unité, de tisser des liens, de créer des moments de partage et de solidarité. Il porte un message commun dans la joie, interpelle celleux qui écoutent. Chanter permet d’oraliser des récits d’une grande violence. Lors d’un blocage, d’une expulsion, le chant unit, le chant apporte un moment de cohésion. La chorale crée un lieu d’expression pour se faire du bien.
Dans le carnet de chants En lutte, Veronique Servat nous explique que « depuis le XVIIe siècle, on s’unit dans le chant, on y puise une force depuis le fond de ses poumons. 1 ». Les chants de luttes lient les militant·es d’une cause, portent le combat, expriment des revendications. Lorsque la répression guette, quand l’issue d’une lutte et de ses manifestations est incertaine, le chant galvanise, coordonne, unit, même si l’on sait bien que tout est loin d’être toujours tout rose au pays des contestations. « C’est aussi une façon de déjouer les difficultés de l’ordinaire des luttes, de conjurer les déceptions, les défaites et les peurs » précise Véronique Servat.
Joie militante
Le chant dans les luttes, spécifiquement féministes et antiracistes, résonne avec un livre et un concept partagés par carla bergman et Nick Montgomery dans Joie militante, construire des luttes en prise avec leurs mondes2. Ces deux auteur·rices essaient de remonter les pistes de ce qui produit le radicalisme rigide lequel vient empêcher la joie d’apparaitre dans la pratique militante. Iels définissent le radicalisme comme le fait de construire une idée précise de ce qu’il faut faire et de ce qu’il faut penser. Cette même idée précise va conduire à évaluer toute nouvelle initiative, toute nouvelle personne, toute nouvelle dynamique collective au regard de cette grille de lecture et le plus souvent mener à la disqualifier.
Contre le radicalisme rigide, Joie militante tente de faire le lien entre résistance et épanouissement avec, au centre, cette question : comment cultiver la joie dans nos façons de lutter ?
Iels définissent la joie comme une atmosphère plus qu’un instant précis. On peut vivre dans la joie et avoir des moments de tristesse, de peur, de colère. La joie est comme une épice qui est constamment présente et qui saupoudre nos actions. La joie militante peut être vue comme un processus de transformation de notre capacité à agir sur le monde et à se laisser transformer par lui. Elle est ce qui nous met en mouvement dans les luttes.
Lutter à partir d’une position d’oppression dans la société implique de faire face à des émotions négatives. Écrire sur la joie militante n’est pas une injonction à mettre de côté ces émotions-là. Penser la joie comme un processus permet de s’intéresser aux leviers par lesquels les personnes se sentent plus vivantes, plus capables et plus puissantes ensemble.
La musique apporte un aspect joyeux et vivant qui tranche avec l’image habituelle des militant·es, mettant à distance le modèle de lutte patriarcal qui transparait dans nos imaginaires. Les chorales militantes donnent à voir un combat féministe et antiraciste (et contre toutes les autres discriminations) d’une vitalité et d’une inventivité renouvelée. Derrière l’apparente légèreté de cette manière de militer, les revendications qui sont portées n’en sont pas moins puissantes et engagées. Le chant construit une communauté militante tout en se voulant un outil pour transmettre la mémoire de groupes minorisés.
Empuissantées par ces premières expériences, les chanteuses ont pris confiance, se sont autonomisées et ont gagné en assurance. En route vers l’autogestion, elles sont sollicitées de toutes parts et vous ne manquerez pas de les croiser ici ou là, au détour d’un festival ou d’une manifestation.
- Étienne Augris, Julien Blottière, Jean-Christophe Diedrich & Véronique Servat, En lutte ! Carnet de chants, Le Détour, 2022.
- carla bergam et Nick Montgomery, Joie militante, construire des luttes en prise avec leurs mondes, traduction de Juliette Rousseau, Le Commun, 2021.
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