Chorale de femmes sans-papiers

En luttes et en chansons

Illustration : Vanya Michel

Depuis une dizaine d’années, le col­lec­tif Chants de Lutte, por­té par les asso­cia­tions Bruxelles Laïque, Centre Librex, Mai­son du Livre, Midis de la Poé­sie et PAC Bruxelles, pro­pose régu­liè­re­ment des acti­vi­tés autour de la chan­son enga­gée et de la puis­sance col­lec­tive du chant. En 2023, celui-ci a vou­lu se mettre au ser­vice d’une cause bien concrète en pro­po­sant au Comi­té des femmes sans-papiers de les accom­pa­gner dans la créa­tion d’une cho­rale afin de pui­ser dans la joie, l’harmonie, les poly­pho­nies et la force col­lec­tive du chant des res­sources sup­plé­men­taires pour nour­rir leurs com­bats. Pen­dant trois mois, avec le sou­tien du Col­lec­tif For­ma­tion Socié­té, Chants de Lutte a mené des ate­liers d’écriture et de chant avec des femmes sans-papiers.

Jeu­di matin, 11h, le café est ser­vi, les pains au lait sont sur la table. On chante, on par­tage, on rigole. Le Comi­té des femmes sans-papiers au grand com­plet, une cin­quan­taine de femmes, s’échauffe déjà. Dès avant l’heure pré­vue pour l’atelier, la cho­rale s’est ins­tal­lée, les voix s’unissent et résonnent dans les couloirs…

« Nous sommes des femmes du monde entier
Nous sommes vos amies, vos col­lègues depuis des années
Nous sommes près de vous, dans vos quar­tiers, vos maisons
Nous appor­tons diver­si­té, joie et gaité 

On vit ici depuis si longtemps
Igno­rées, invi­sibles et sans voix
Nous sommes fatiguées 

Nous sommes fatiguées
De vivre sans papiers
Nous chan­tons dans l’espoir de tout changer

Lut­tons ensemble
Soyons soli­daires, toutes unies
La main dans la main 

Pour reven­di­quer d’être régularisées
Et le droit de vivre ici
Dans la digni­té »

Pour Lae­ti­cia Asse­mien, porte-parole du Comi­té des femmes sans-papiers, faire réson­ner ces chants col­lec­ti­ve­ment, c’est lut­ter ensemble. Écrire une chan­son qui parle des réa­li­tés et des reven­di­ca­tions pour une vie digne, point com­mun à toutes ces femmes, tout comme enton­ner des chants de lutte connus contem­po­rains apporte force et cou­rage à ces femmes. Citons par exemple « Assi­bo­nan­ga » de John­ny Clegg, qui dénon­çait l’apartheid en Afrique du Sud, ou encore « Ouvrez les fron­tières » de Tiken Jack Fako­ly, évo­quant la fer­me­ture des fron­tières par les pays du Nord, ain­si que la non-réci­pro­ci­té dans la liber­té de cir­cu­la­tion ou encore le pillage par les pays occi­den­taux des res­sources natu­relles de la Côte d’Ivoire.

La cho­rale crée un espace pour souf­fler, se res­sour­cer, éprou­ver de la joie tout en expri­mant la colère, le ras-le-bol.

Un comité qui existe depuis presque 10 ans

Nicole Don­tot, mili­tante qui accom­pagne le groupe depuis ses débuts, nous raconte que le Comi­té des femmes sans-papiers est né en sep­tembre 2015, sous l’impulsion de mili­tantes et avec la volon­té de rendre visible le des­tin de ces femmes. Au départ, elles ont orga­ni­sé à Bruxelles des mani­fes­ta­tions tous les mer­cre­dis entre le Bou­le­vard Ans­pach et la Place de Brou­ckère. Des tracts y étaient dis­tri­bués en musique. À sa créa­tion, le Comi­té comp­tait une quin­zaine de femmes. Des asso­cia­tions se sont très rapi­de­ment orga­ni­sées pour leur mettre à dis­po­si­tion des espaces de ren­contre et de for­ma­tion. Depuis 2020, le Col­lec­tif For­ma­tion Socié­té les accueille et coor­ga­nise les actions du Bureau d’étude des sans-papiers (BEPS) qui s’occupe de la for­ma­tion heb­do­ma­daire des femmes du Comité.

Avant la créa­tion du Comi­té, les femmes fai­saient par­tie de la Coor­di­na­tion des sans-papiers mais la mixi­té de ce lieu connais­sait cer­taines limites. Par­mi ces limites, notam­ment, le fait que les femmes étaient peu nom­breuses, que leurs pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques n’étaient pas abor­dées de manière assez concrète, que les porte-paroles étaient majo­ri­tai­re­ment des hommes… Leurs com­bats, leurs reven­di­ca­tions devaient s’inscrire dans la lutte fémi­niste. Sou­te­nues par la Coor­di­na­tion des sans-papiers de Bel­gique, il était essen­tiel que les femmes sans-papiers se fédèrent et se forment pour pou­voir témoi­gner, ana­ly­ser col­lec­ti­ve­ment leur situa­tion, pré­ci­ser leurs reven­di­ca­tions spé­ci­fiques en tant que femmes, mais aus­si prendre la parole pour se faire entendre, don­ner leur avis sans se lais­ser impres­sion­ner par le rôle minime que d’autres sont sou­vent ten­tés de leur lais­ser. Ain­si, elles ont pris conscience de l’importance d’interagir dans n’importe quelle situa­tion et se sor­tir de l’invisibilité pour entrer dans le champ de l’existence. Aujourd’hui, la for­ma­tion des femmes com­plète et ren­force l’espace de parole et d’analyse de la Coor­di­na­tion des sans-papiers. Elle contri­bue à rendre davan­tage visibles les pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques des femmes sans-papiers.

Le Comi­té des femmes sans papiers regroupe « des femmes, sans-papiers, de dif­fé­rentes ori­gines, qui veulent sor­tir et ren­con­trer d’autres femmes, sans et avec papiers, pour par­ta­ger leurs dif­fi­cul­tés, leurs expé­riences et leurs connais­sances. Elles sont dans la lutte pour expri­mer les ques­tions spé­ci­fiques des femmes sans-papiers vivant sou­vent seules, cheffes de familles vul­né­rables et expo­sées à toutes les formes de vio­lences»

Cette année, Chants de luttes a vou­lu sou­te­nir la lutte des femmes sans-papiers car elles se trouvent à l’intersection de mul­tiples sys­tèmes de vio­lences et de dis­cri­mi­na­tions. Les femmes sans-papiers sont extrê­me­ment vul­né­rables d’une part car elles sont géné­ra­le­ment en situa­tion de grande pré­ca­ri­té, et d’autre part, parce que lorsqu’elles tra­vaillent, elles sont très sou­vent exploitées.

Chanter, un outil de résistance

En tant que femmes sans-papiers, chan­ter dans la rue est déjà un acte mili­tant : c’est prendre pos­ses­sion d’un espace majo­ri­tai­re­ment mas­cu­lin. Des­cendre dans la rue et chan­ter pour lut­ter contre l’invisibilisation par la sur­vi­si­bi­li­sa­tion. La cho­rale se fait vec­trice de cette pré­sence fémi­nine toni­truante. Une cho­rale prend de l’espace, dénonce, gal­va­nise, ras­semble. Enton­née à l’unisson dans les mani­fes­ta­tions, la chan­son déploie un redou­table poten­tiel mili­tant. Le chant revêt éga­le­ment une fonc­tion cathar­tique, per­met­tant de mettre des mots sur des maux, d’exorciser le cafard ou la dure­té du quotidien.

Le chant dans la lutte porte le com­bat, il per­met de res­sen­tir l’unité, de tis­ser des liens, de créer des moments de par­tage et de soli­da­ri­té. Il porte un mes­sage com­mun dans la joie, inter­pelle cel­leux qui écoutent. Chan­ter per­met d’oraliser des récits d’une grande vio­lence. Lors d’un blo­cage, d’une expul­sion, le chant unit, le chant apporte un moment de cohé­sion. La cho­rale crée un lieu d’expression pour se faire du bien.

Dans le car­net de chants En lutte, Vero­nique Ser­vat nous explique que « depuis le XVIIe siècle, on s’unit dans le chant, on y puise une force depuis le fond de ses pou­mons. 1 ». Les chants de luttes lient les militant·es d’une cause, portent le com­bat, expriment des reven­di­ca­tions. Lorsque la répres­sion guette, quand l’issue d’une lutte et de ses mani­fes­ta­tions est incer­taine, le chant gal­va­nise, coor­donne, unit, même si l’on sait bien que tout est loin d’être tou­jours tout rose au pays des contes­ta­tions. « C’est aus­si une façon de déjouer les dif­fi­cul­tés de l’ordinaire des luttes, de conju­rer les décep­tions, les défaites et les peurs » pré­cise Véro­nique Servat.

Joie militante

Le chant dans les luttes, spé­ci­fi­que­ment fémi­nistes et anti­ra­cistes, résonne avec un livre et un concept par­ta­gés par car­la berg­man et Nick Mont­go­me­ry dans Joie mili­tante, construire des luttes en prise avec leurs mondes2. Ces deux auteur·rices essaient de remon­ter les pistes de ce qui pro­duit le radi­ca­lisme rigide lequel vient empê­cher la joie d’apparaitre dans la pra­tique mili­tante. Iels défi­nissent le radi­ca­lisme comme le fait de construire une idée pré­cise de ce qu’il faut faire et de ce qu’il faut pen­ser. Cette même idée pré­cise va conduire à éva­luer toute nou­velle ini­tia­tive, toute nou­velle per­sonne, toute nou­velle dyna­mique col­lec­tive au regard de cette grille de lec­ture et le plus sou­vent mener à la disqualifier.

Contre le radi­ca­lisme rigide, Joie mili­tante tente de faire le lien entre résis­tance et épa­nouis­se­ment avec, au centre, cette ques­tion : com­ment culti­ver la joie dans nos façons de lutter ?

Iels défi­nissent la joie comme une atmo­sphère plus qu’un ins­tant pré­cis. On peut vivre dans la joie et avoir des moments de tris­tesse, de peur, de colère. La joie est comme une épice qui est constam­ment pré­sente et qui sau­poudre nos actions. La joie mili­tante peut être vue comme un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion de notre capa­ci­té à agir sur le monde et à se lais­ser trans­for­mer par lui. Elle est ce qui nous met en mou­ve­ment dans les luttes.

Lut­ter à par­tir d’une posi­tion d’oppression dans la socié­té implique de faire face à des émo­tions néga­tives. Écrire sur la joie mili­tante n’est pas une injonc­tion à mettre de côté ces émo­tions-là. Pen­ser la joie comme un pro­ces­sus per­met de s’intéresser aux leviers par les­quels les per­sonnes se sentent plus vivantes, plus capables et plus puis­santes ensemble.

La musique apporte un aspect joyeux et vivant qui tranche avec l’image habi­tuelle des militant·es, met­tant à dis­tance le modèle de lutte patriar­cal qui trans­pa­rait dans nos ima­gi­naires. Les cho­rales mili­tantes donnent à voir un com­bat fémi­niste et anti­ra­ciste (et contre toutes les autres dis­cri­mi­na­tions) d’une vita­li­té et d’une inven­ti­vi­té renou­ve­lée. Der­rière l’apparente légè­re­té de cette manière de mili­ter, les reven­di­ca­tions qui sont por­tées n’en sont pas moins puis­santes et enga­gées. Le chant construit une com­mu­nau­té mili­tante tout en se vou­lant un outil pour trans­mettre la mémoire de groupes minorisés.

Empuis­san­tées par ces pre­mières expé­riences, les chan­teuses ont pris confiance, se sont auto­no­mi­sées et ont gagné en assu­rance. En route vers l’autogestion, elles sont sol­li­ci­tées de toutes parts et vous ne man­que­rez pas de les croi­ser ici ou là, au détour d’un fes­ti­val ou d’une manifestation.

  1. Étienne Augris, Julien Blot­tière, Jean-Chris­tophe Die­drich & Véro­nique Ser­vat, En lutte ! Car­net de chants, Le Détour, 2022.
  2. car­la ber­gam et Nick Mont­go­me­ry, Joie mili­tante, construire des luttes en prise avec leurs mondes, tra­duc­tion de Juliette Rous­seau, Le Com­mun, 2021.

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