Entretien avec Philippe de Grosbois

Numérique : « L’État doit favoriser l’émergence d’alternatives libres et non marchandes »

Illustration : Ivonne Gargano

On observe sur le net, sur­tout depuis le confi­ne­ment, un véri­table triomphe des GAFAM (Google, Apple, Face­book, Ama­zon, Micro­soft) et autres géants qui se sont déve­lop­pés avec le numé­rique. Glo­ba­le­ment, les pou­voirs publics ont ten­dance à leur ouvrir les bras sans trop se poser de ques­tions. Au point de faire d’internet un simple outil au ser­vice du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral ? Phi­lippe de Gros­bois, socio­logue du numé­rique et des mobi­li­sa­tions sociales, ensei­gnant et auteur de l’étude « Les batailles d’internet », met en lumière quelques aspects de ce que pour­rait être une poli­tique publique du numé­rique pour un inter­net plus éco­lo­gique et social, plus démo­cra­tique et popu­laire qui passe notam­ment par un rap­port de force avec les GAFAM. Quel rôle pour l’État afin que la popu­la­tion puisse s’approprier ce conti­nent numé­rique colo­ni­sé par le capi­ta­lisme numérique ?

Est-ce qu’internet est devenu un outil au service du capitalisme néolibéral ? Et est-ce que c’est une situation irréversible ?

La pan­dé­mie a révé­lé à quel point le numé­rique était effec­ti­ve­ment acca­pa­ré par le capi­ta­lisme. Nao­mi Klein indi­quait récem­ment que pour les GAFAM la crise liée au Covid consti­tue une occa­sion incroyable non seule­ment de faire des pro­fits, mais aus­si de s’implanter mas­si­ve­ment dans tout un ensemble de nou­veaux sec­teurs. On le voit notam­ment dans l’éducation puisque toutes les réti­cences et résis­tances légi­times face à un déve­lop­pe­ment effré­né de l’enseignement en ligne, mar­ché juteux pour les GAFAM, ont été étouf­fées par une « stra­té­gie du choc » qui pro­fite du moment de crise pour débor­der ces oppo­si­tions. Dif­fi­cile dans ce cadre d’accélération de déve­lop­per des alternatives.

Inter­net pos­sède his­to­ri­que­ment un carac­tère décen­tra­li­sé et a uti­li­sé des stan­dards pour déve­lop­per des appli­ca­tions, un peu à la manière du réseau élec­trique qui per­met d’utiliser et déve­lop­per de nom­breux appa­reils uti­li­sant les mêmes prises et vol­tages. Il s’est déve­lop­pé comme un espace rela­ti­ve­ment flexible ou plas­tique donc ouvert au chan­ge­ment. Sauf que les GAFAM se sont peu à peu pla­cés à des endroits cen­traux du réseau pour exer­cer des fonc­tions essen­tielles dans ce réseau : la recherche, les inter­ac­tions, les achats… Ce fai­sant, ils sont en train de miner le carac­tère ini­tial de décen­tra­li­sa­tion d’internet. Donc, si n’est pas irré­ver­sible, ça devient quand même de plus en plus dif­fi­cile, au fur et à mesure que cette mon­tée en puis­sance se pour­suit, d’aller vers un inter­net véri­ta­ble­ment démo­cra­tique et appro­prié par la popu­la­tion. D’autant que les pou­voirs publics réagissent sou­vent trop tard, par­fois de façon impro­vi­sée, et en répon­dant à toutes sortes d’intérêts qui ne sont pas néces­sai­re­ment ceux de la popu­la­tion en géné­ral, mais ceux d’autres indus­tries que la numé­ri­sa­tion menace.

Dans votre livre, vous défendez notamment l’idée que le réseau (re)devienne public : qu’on nationalise ou qu’on municipalise les fibres optiques, les antennes de téléphonie cellulaire, toutes ces infrastructures de télécommunication qui ont été presque entièrement confiées au privé à partir des années 90. Qu’est-ce que ça pourrait changer ?

L’idée de refaire l’infrastructure un bien public, ça vou­drait dire d’abord que les reve­nus nous revien­draient à nous col­lec­ti­ve­ment par l’intermédiaire de l’État. Le réseau serait aus­si ratio­na­li­sé, sup­pri­mant des dou­blons ou tri­plons dans le réseau (câblage, antennes,…) et évi­tant un cer­tain nombre de gas­pillages. On aurait sans doute aus­si une meilleure cou­ver­ture du ter­ri­toire, notam­ment pour des endroits peu ou pas ren­tables pour les com­pa­gnies pri­vées, car éloi­gnés des centres urbains. Sym­bo­li­que­ment aus­si, prendre conscience que ce qui est dans le sol nous appar­tient serait une pre­mière étape pour mieux sen­tir qu’internet est aus­si à nous et le repen­ser dans le sens de la com­mu­nau­té et en termes de ser­vice public, comme le rele­vait l’intellectuelle et mili­tante Astra Tay­lor il y a quelques années. Parce qu’avec les grandes entre­prises qui gèrent actuel­le­ment le réseau, on est plu­tôt dans une logique de consom­ma­tion ou de dif­fu­sion de pro­duits cultu­rels et évi­dem­ment moins à envi­sa­ger le net comme un ser­vice et un outil pour les communautés.

Cela étant, il y a des pièges dans les­quels il faut évi­ter de tom­ber quand on parle de col­lec­ti­vi­ser l’infrastructure. Si je vois bien les câbles et toutes les infra­struc­tures maté­rielles pos­sé­dés par l’État, je pense en revanche qu’il ne devrait pas deve­nir un four­nis­seur d’accès unique. Ce rôle devrait plu­tôt être assu­ré par des muni­ci­pa­li­tés ou des coopé­ra­tives, bref, par une mul­ti­pli­ci­té d’acteurs. Car on uti­lise aujourd’hui cette infra­struc­ture de com­mu­ni­ca­tion pour abso­lu­ment tout — la pan­dé­mie l’a bien confir­mé : tra­vail, culture, par­ti­ci­pa­tion poli­tique… Il est donc néces­saire de pos­sé­der cer­tains garde-fous pour évi­ter que la ges­tion de l’internet devienne trop sen­sible aux paniques morales ou à l’instrumentalisation poli­tique du gou­ver­ne­ment du moment. Et que cela abou­tisse in fine à un inter­net plus contrô­lé, sur­veillé ou filtré.

Une plus grande implication de l’État sur le net ferait-elle peser un risque de surveillance accrue ?

Il y a des risques de sur­veillance et il y a le risque de miner la neu­tra­li­té d’Internet, c’est-à-dire qu’il soit déci­dé par ceux qui mai­trisent les tuyaux que cer­tains conte­nus soient ralen­tis, plus dif­fi­ci­le­ment acces­sibles, voire car­ré­ment blo­qués. Il faut donc avoir en tête ces deux risques-là et ima­gi­ner des dis­po­si­tifs pour les limi­ter. Une des forces d’internet, c’est son carac­tère décen­tra­li­sé. On ne peut donc pas appli­quer un modèle un peu 20e siècle de type « État cen­tra­li­sa­teur » au risque de perdre cet atout. C’est pour­quoi, si on socia­li­sait les infra­struc­tures, il fau­drait aus­si réflé­chir à des orga­nismes de contrôles. Par exemple, se doter d’une sorte de Conseil numé­rique consti­tué par des gens issus de divers sec­teurs du numé­rique (informaticien·nes, juristes, mais aus­si des inter­nautes, des jour­na­listes, des professionnel·les du sec­teur cultu­rel, etc.). Il pour­rait mener des réflexions et assu­rer une cer­taine vigie sur cet inter­net aux câbles col­lec­ti­vi­sés pour qu’il reste indé­pen­dant du monde politique.

Cela étant, dans l’internet actuel, domi­né par le pri­vé, nous ne nous sommes pas du tout pré­mu­nis contre les risques de sur­veillance. Qu’on songe seule­ment aux pro­grammes mis en place par des orga­nismes gou­ver­ne­men­taux comme la NSA (Natio­nal Secu­ri­ty Agen­cy, Etats-Unis). Ils sont en effet déployés sans que les États aient besoin de contrô­ler inter­net, par des moyens plus ou moins sub­tils pour accé­der aux don­nées accu­mu­lées par les GAFAM. Quant à la neu­tra­li­té du net, elle est loin d’être garan­tie dans un sys­tème où les four­nis­seurs d’accès sont sou­vent des élé­ments de hol­dings pos­sé­dant éga­le­ment des médias ou pla­te­formes qu’ils peuvent déci­der de pri­vi­lé­gier en termes de vitesse. Et ils pour­raient pour­quoi pas demain déci­der de limi­ter ou d’interdire tel ou tel élé­ments du réseau.

On sait que la part globale du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre dépassera bientôt les 5%, et qu’il consomme en énergie près de 10% de la demande mondiale en électricité. Enormément de déchets électroniques sont également produits. Que peuvent faire les pouvoirs publics pour limiter les nuisances environnementales de l’industrie numérique ?

Il s’agirait de com­men­cer par ren­for­cer la lutte contre l’obsolescence pro­gram­mée, tous ces pro­cé­dés qui limitent la durée de vie des pro­duits. C’est un fac­teur de sur­pro­duc­tion de déchets numé­riques très impor­tants et qui pousse à un renou­vè­le­ment à un rythme peu sou­te­nable éco­lo­gi­que­ment de ses équi­pe­ments. On constate notam­ment une course per­ma­nente qui voit des ordi­na­teurs plus per­for­mants être équi­pés de logi­ciels qui demandent tou­jours plus d’énergie. Un enjeu réside aus­si dans le fait d’avoir des pro­duits qui peuvent être plus faci­le­ment répa­rés. Pour cela, il faut avoir faci­le­ment accès à des pièces déta­chées et que les fabri­cants auto­risent les uti­li­sa­teurs à répa­rer eux-mêmes leurs machines.

Il faut éga­le­ment se poser la ques­tion de l’utilité réelle par rap­port à nos besoins d’un nombre tou­jours plus crois­sant d’objets connec­tés. Une mise en réseau qui les rend par­fois moins faci­le­ment uti­li­sables et répa­rables. Un grand débat doit être enga­gé sur ces gad­gets et fonc­tions sup­plé­men­taires de nos appa­reils cen­sés rendre la vie plus pra­tique, mais qui ren­force sur­tout les GAFAM dans leurs col­lectes de don­nées. Le pro­blème est très large, car on est pris dans un solu­tion­nisme tech­no­lo­gique tel que décrit par Evge­ny Moro­zov, c’est-à-dire la croyance qu’on va résoudre des pro­blèmes sociaux, poli­tiques, psy­cho­lo­giques, etc. avec des appli­ca­tions, des machines, des gad­gets. Tout cela donne lieu à un déploie­ment et une sur­con­som­ma­tion de pro­duits tech­no­lo­giques et d’énergie loin de nos besoins réels. Se sor­tir de ce para­digme va être très compliqué.

On pour­rait aus­si relo­ca­li­ser les ser­vices inter­net. Les ser­veurs énormes qui sont situés à dif­fé­rents bouts de la pla­nète entrainent un coût éner­gé­tique très impor­tant puisque l’info doit tran­si­ter sur de très longues dis­tances, par­fois de conti­nent à conti­nent. Si ce dont on a besoin est mieux répar­ti, ratio­na­li­sé, en cir­cuit court, on pour­rait avoir des ser­veurs plus proches des per­sonnes qui béné­fi­cient de ces ser­vices et évi­ter une impor­tante déper­di­tion d’énergie. Sans comp­ter que la cha­leur déga­gée par ces fermes de ser­veurs pour­rait aus­si être uti­li­sée par exemple pour le chauf­fage urbain. Cepen­dant, il ne faut évi­dem­ment pas mettre de côté l’aspect inter­na­tio­nal du net qui per­met de pro­té­ger des lan­ceurs d’alerte ou des com­mu­ni­ca­tions poli­ti­que­ment sen­sibles. Il ne s’agit donc pas non plus de bal­ka­ni­ser inter­net en en fai­sant des réseaux locaux, des intra­nets nationaux.

Est-ce que l’État devrait aussi intervenir concernant les services du web ? Favoriser l’apparition de plateformes coopératives ? Mettre en place des plateformes d’intérêt général ? Nationaliser Facebook et Google ?

Si l’infrastructure peut être cen­tra­li­sée et/ou mis en com­mun, pour les ser­vices, il me semble plus inté­res­sant de conser­ver l’aspect décen­tra­li­sé du web et une mul­ti­pli­ci­té d’acteurs y œuvrant. Mais par contre, il ne faut pas que tous ces acteurs soient des entre­prises gui­dées par le pro­fit ou basées sur l’accumulation de don­nées. On peut donc com­men­cer par inter­dire les pra­tiques les plus pré­da­trices et extrac­ti­vistes de don­nées, mais lais­ser foi­son­ner les ini­tia­tives diverses de la socié­té civile.

Face­book repré­sente un cadre qui limite for­te­ment nos manières d’interagir entre humains et de par­ta­ger de l’information et de la culture. Mais si on le natio­na­li­sait, les pro­blèmes sub­sis­te­raient : on conser­ve­rait ce qua­si-mono­pole sur la manière de com­mu­ni­quer et d’interagir sur inter­net. En revanche, il y a un tra­vail légis­la­tif anti­trust à mener par les États pour bri­ser ces grands mono­poles. Notam­ment en les for­çant davan­tage à l’inter­opé­ra­bi­li­té, c’est-à-dire que les sys­tèmes puissent se par­ler entre eux, que les don­nées puissent être uti­li­sables sur dif­fé­rentes plateformes.

Car des médias sociaux com­mer­ciaux comme Face­book, fonc­tionnent dans une logique d’accaparement, de com­pé­ti­tion, de recherche de part de mar­ché. Ce sont des « jar­din clos » (wal­led gar­dens), des espaces qui tentent d’empêcher les gens de sor­tir et leur pro­posent des suites de ser­vices inté­grés. Cela veut dire qu’il est de plus en plus dif­fi­cile de par­ler d’un sys­tème à un autre. Quand quelqu’un vous dit de le joindre sur Mes­sen­ger, cela vous oblige à créer un compte sur Face­book. Ces effets de mono­pole pour­raient être contrés par des actions légis­la­tives for­çant à l’interopérabilité à la manière de l’email qui est une tech­no­lo­gie inter­opé­rable : on n’a pas besoin d’avoir un compte chez gmail pour envoyer des mails à une adresse @gmail. Les normes de trans­mis­sions de cette infor­ma­tion-là entre ces ser­veurs de dif­fé­rents cour­riels, sans enle­ver des par­ti­cu­la­ri­tés à chaque appli­ca­tion, leur per­mettent de se par­ler entre eux. Ça per­met­trait à des alter­na­tives libres et non-mar­chandes type Mas­to­don (équi­valent libre de Twit­ter) ou Dia­spo­ra (idem pour Face­book) de se faire une place. Sans cela, ces alter­na­tives n’auront jamais l’espace pour se développer.

Le rôle de l’État ne devrait donc pas tant être de déve­lop­per des outils publics que de bri­ser les mono­poles des plus gros joueurs et per­mettre à une diver­si­té d’émerger. Y com­pris en aidant et finan­çant cer­taines alter­na­tives. Michel Bau­wens évoque à ce niveau-là des par­te­na­riats « Public-Com­mun » qui vien­draient sup­plan­ter des par­te­na­riats public-pri­vé. Dans cette optique, les pou­voirs publics financent des ini­tia­tives com­mu­nau­taires et qui res­pectent un cer­tain nombre de cri­tères (non-lucra­tif, code ouvert, inter­opé­rable…). Ça pour­rait enri­chir le pay­sage sans que ce soit néces­sai­re­ment l’État qui pla­ni­fie et se mette à conce­voir le web. D’autant plus qu’on ne peut pas tou­jours pré­voir quel genre d’idée, quels nou­veaux ser­vices vont appa­raitre à l’avenir.

Ces partenariats « Public-Commun » seraient donc destinés à financer et favoriser des outils non marchands et d’intérêt public ?

Pour don­ner un exemple, on peut son­ger à Couch­sur­fing, où ceux qui ont un peu d’espace chez eux peuvent offrir (gra­cieu­se­ment !) à une per­sonne de pas­sage un endroit où pas­ser la nuit. Comme Air B’N’B, cette pla­te­forme met en rela­tion des gens qui offrent et qui demandent un loge­ment tem­po­raire, mais ces deux sites n’ont évi­dem­ment pas la même phi­lo­so­phie de l’hospitalité ni les mêmes fina­li­tés. On pour­rait donc ima­gi­ner que le genre d’initiatives comme Couch­sur­fing reçoivent une aide publique. De même que des sites de covoi­tu­rage, de par­tage d’outils, d’échange de savoir-faires, etc.

Quelles autres mesures possibles pour réduire la mainmise des GAFAM sur le web et leur pouvoir face aux États, mais aussi pour permettre l’émergence d’alternatives non-marchandes ?

Jusqu’ici, on se borne à deman­der à Face­book de modé­rer davan­tage de conte­nus ou bien de sou­te­nir un peu le vrai jour­na­lisme en le finan­çant ou en les favo­ri­sant dans leurs algo­rithmes. Ce fai­sant, on ne fait que conso­li­der son carac­tère cen­tral dans la com­mu­ni­ca­tion sur inter­net. Et on reste dans la logique, très néo­li­bé­rale, de faire appel à la « res­pon­sa­bil­tié » de ces acteurs alors qu’il faut en réa­li­té clai­re­ment dimi­nuer leur poids et les délo­ger de leur place.

Il faut donc d’abord mener des batailles judi­ciaires anti­mo­no­poles pour cas­ser ces gigan­tesques conglo­mé­rats d’une ampleur jamais vu (Face­booc Inc. reven­dique par exemple presque 2 mil­liards d’utilisateurs quo­ti­dien !) et qui se déploient dans des sec­teurs éco­no­miques tou­jours plus variés comme Google. Il faut en réduire la taille pour en réduire les capa­ci­tés de nuire. Ensuite, on peut aus­si pen­ser à limi­ter dras­ti­que­ment ou inter­dire les publi­ci­tés ciblées pour ces GAFAM qui sont en fait en grande par­tie de gigan­tesques régies publi­ci­taires. Puis, poser des limites à l’accumulation de don­nées. En limi­tant par exemple la durée légale de leur sto­ckage, ce qui pro­fi­te­rait au pas­sage à l’environnement, car on aurait peut-être besoin de moins de ser­veurs. D’autre part, avoir plus de trans­pa­rence sur les algo­rithmes uti­li­sés par les pla­te­formes, qu’ils puissent être audi­tés ou ren­dus publics. Enfin, gagner la bataille de l’interopérabilité per­met­trait de rendre plus facile le fait de quit­ter une pla­te­forme comme Face­book, car on sait qu’on ne per­dra pas contact avec les gens qui y sont. Tout cela nui­rait à l’accumulation de pro­fits par ces entre­prises et rédui­rait leur pou­voir poli­tique, car ce sont des lob­byistes impor­tants auprès des gou­ver­ne­ments. Et cela per­met­trait à des alter­na­tives d’émerger.

Pour couper l’herbe sous le pied ces mégacompagnies Evgeny Morozov propose d’inverser la logique de données captées et monétisées par les GAFAM avec le principe de faire des données que nous produisons un bien public, que les collectivités peuvent éventuellement vendre ou louer au privé. Est-ce une piste intéressante à suivre ?

Que les don­nées deviennent un bien public ou un com­mun, ce serait un chan­ge­ment de para­digme total ! Ça ouvri­rait tout un champ de ques­tions poli­tiques sur les don­nées : Quelles don­nées on veut cap­ter ? Pour quoi faire ? Qu’est-ce qui doit être acces­sible à qui, à quel moment et pen­dant com­bien de temps ? Avec quel degré d’anonymisation ? Car, pour le moment, ce qui est consi­dé­ré comme une don­née digne d’être col­lec­tée ou pas, dépend sur­tout de choix gui­dés par le profit.

Or, on pour­rait aus­si cap­ter des don­nées qu’on ne col­lecte pas actuel­le­ment. Celles-ci ne per­mettent pas for­cé­ment de faire du pro­fit, mais elles nous ren­sei­gne­raient sur des réa­li­tés sociales ou envi­ron­ne­men­tales. Cela ali­men­te­rait le débat public et la prise de déci­sions poli­tiques. On pour­rait par exemple avoir un registre dyna­mique des baux et des loyers pour mesu­rer les effets de la crise du loge­ment, de la gen­tri­fi­ca­tion ou de la spé­cu­la­tion immo­bi­lière. C’est peut-être plus utile à la col­lec­ti­vi­té que la trace que je laisse sur le net et qui indique sur quel site d’achat en ligne je me suis ren­du dernièrement.

Est-ce que des lois sociales plus protectrices des travailleur-ses notamment dans le secteur numérique permettraient aussi de limiter l’expansion des GAFAM, l’ubérisation du travail ?

On peut en effet son­ger à une recon­nais­sance en termes de droit du tra­vail, de for­cer les pla­te­formes qui les emploient en tant qu’autoentrepreneur de les sala­rier et de béné­fi­cier des droits sociaux qui liés au sala­riat. C’est fort visible avec quelque chose comme Uber ou Deli­ve­roo, car ces entre­prises ne sont pas actives uni­que­ment dans la sphère numé­rique, mais aus­si dans des ser­vices plus quo­ti­diens. On peut aus­si pen­ser au sta­tut trouble de ce qu’on appelle les « influen­ceurs » sur Ins­ta­gram ou You­Tube. Ce sont aus­si des autoen­tre­pre­neurs, mais pas si libres car ils sont sou­vent rému­né­rés au nombre de vues par ces pla­te­formes ou par des par­te­na­riats dou­teux et publi­ci­taires (pla­ce­ment produit).

Il faut mettre en lumière les rap­ports de tra­vail qui sont sous-ten­dus dans des choix infor­ma­tiques. Car les appli­ca­tions de ces pla­te­formes peuvent être vues comme un contrat de tra­vail trans­for­mé en code infor­ma­tique. Avoir accès aux algo­rithmes de ces sites et applis est dès lors indis­pen­sable à l’exercice de tout droit du tra­vail. Tout un pro­ces­sus juri­dique et syn­di­cal doit être mené pour remettre en ques­tion cer­taines pra­tiques et favo­ri­ser l’émergence de pla­te­formes coopé­ra­tives, dans les­quelles les tra­vailleurs peuvent mieux contrô­ler les condi­tions d’exercice du tra­vail. À titre d’exemple, je pense à l’évaluation directe qu’on demande sys­té­ma­ti­que­ment aux clients (un auto­ma­tisme qui est sou­vent pro­duc­teur de mes­qui­ne­ries dom­ma­geables au tra­vailleur qui se voit déclas­sé). Cela pour­rait être inter­dit et être rem­pla­cé par un sys­tème de plaintes dont le client ne ferait donc usage que s’il estime avoir été lésé. On a aus­si la ques­tion du droit à la décon­nexion, notam­ment pour des gens qui sont dans un emploi qui ne dépend pas exclu­si­ve­ment du numé­rique, mais aus­si pour ces tra­vailleurs du numérique.

Dans votre livre, tout un chapitre est consacré à la culture et son financement au temps du numérique. Pourriez-vous revenir sur l’idée de scinder la rémunération des artistes de la distribution des œuvres que vous proposez pour dépasser la question du partage illégal de contenus culturels ?

Le numé­rique a tel­le­ment faci­li­té la dis­tri­bu­tion, la copie ou le par­tage des œuvres que le droit d’auteur actuel, pen­sé à une époque où la dif­fu­sion deman­dait des grandes infra­struc­tures et une indus­trie de masse, n’est plus adap­té. Jusqu’ici, la réponse publique a consis­té à recréer une rare­té, une dif­fi­cul­té d’accès, des ver­rous numé­riques aux œuvres pour for­cer les gens à payer. Ce qui limite la cir­cu­la­tion de la culture, pour­tant l’un des inté­rêts majeurs de sa numé­ri­sa­tion. Il faut dès lors ima­gi­ner un autre moyen de finan­cer la culture per­met­tant à la fois rému­né­ra­tion des créa­teurs et accès de tous à la culture.

Je ne crois pas que les gens fassent de bien grosses éco­no­mies en trou­vant des œuvres gra­tuites sur le net. Car pour avoir accès à inter­net et les conte­nus cultu­rels qui y tran­sitent, il faut s’équiper avec des appa­reils et payer sa connexion. La culture sur inter­net pro­fite avant tout aux four­nis­seurs d’accès inter­net, aux équi­pe­men­tiers d’ordinateurs ou de smart­phones, aux GAFAM qui nous aident à accé­der à ces conte­nus et moné­tisent nos don­nées, etc. Il s’agit donc avant tout de cap­ter une par­tie de ces mil­liards de béné­fices-là. Par exemple, par l’impôt, en lut­tant contre les para­dis fis­caux et en taxant les acti­vi­tés menées par ces entre­prises du numé­rique sur le ter­ri­toire et non dans le pays où se trouve le siège social de l’entreprise. Cet argent-là peut ensuite reve­nir aux sec­teurs cultu­rels et de l’information. La ques­tion devient alors, com­ment s’y prendre pour le répar­tir équi­ta­ble­ment ? Il fau­drait tout un débat pour savoir com­ment mesu­rer la popu­la­ri­té ou le suc­cès de cer­taines œuvres pour en rému­né­rer les auteurs (sta­tis­tiques de vision­ne­ment, likes, nombre de télé­char­ge­ments, etc.), mais aus­si de voir com­ment mobi­li­ser d’autres cri­tères pour que tout l’argent n’aille pas aux gens qui ont le plus de suc­cès non plus. Même le télé­char­ge­ment en pair-à-pair dit « pirate » pour­rait ren­trer dans une comp­ta­bi­li­té pour mesure l’audience et la cir­cu­la­tion d’une œuvre en vue d’en rému­né­rer les auteurs.

Il faut se défaire de l’idée que la culture est un pro­duit. On écoute gra­tui­te­ment les mor­ceaux qui passent à la radio, mais les artistes reçoivent quand même quelque chose. De même pour les livres qu’on emprunte à la biblio­thèque. C’est donc pos­sible d’imaginer des sys­tèmes de rému­né­ra­tion non basés sur une tran­sac­tion mar­chande directe entre un consom­ma­teur et un artiste. Pour moi, ça pour­rait consti­tuer une direc­tion pour une poli­tique publique de gauche d’initier cette sor­tie d’un rap­port mar­chand à la culture.

Est-ce qu’on pourrait même imaginer un modèle de plateforme publique ou parapublique, sur le modèle d’une gigantesque bibliothèque ou médiathèque auxquelles tous les citoyen·es pourraient s’abonner et qui leur permettent un accès illimité à une grande quantité de films, séries, de musique, de livres numériques, etc. ?

Ça vau­drait la peine de déve­lop­per ça au niveau éta­tique, quitte à ce que ça ne pré­sente pas les plus récentes paru­tions. On pour­rait conser­ver un cer­tain délai de 5, 10 ou 20 ans entre le moment où les œuvres sortent et le moment où elles sont dis­po­nibles à tous en ligne sur ce type de pla­te­forme. Au-delà de cette idée d’une pla­te­forme publique qui cen­tra­lise une grande base de don­nées de conte­nus cultu­rels, on pour­rait aus­si son­ger à une logique de pair-à-pair, c’est-à-dire qui voit les œuvres dis­sé­mi­nées sur les disques durs des gens qui les mettent en par­tage sur le réseau. N’oublions pas que le par­tage gra­tuit des œuvres, ce que les indus­tries cultu­relles nomme le pira­tage, a per­mis conser­va­tion et dif­fu­sion de nom­breux conte­nus cultu­rels rares, mar­gi­na­li­sés ou oubliés en paral­lèle de la pro­duc­tion cultu­relle actuelle. Les citoyen·nes pren­draient ain­si part à ce tra­vail de conser­va­tion d’un patri­moine, de défense de la diver­si­té, d’une mise en com­mun de la culture dont le finan­ce­ment serait en par­tie public. Ce ne seraient donc pas for­cé­ment les pro­duc­tions cultu­relles les plus ins­ti­tuées, ren­tables, ven­deuses, etc. qui seraient proposées.

La difficulté, c’est celle de penser des politiques publiques, dont le cadre est souvent national, alors qu’on est face à des acteurs et pratiques complètement mondialisés. Comment ces mesures peuvent avoir un impact si elles ne sont décidées que par un petit nombre d’États ?

Beau­coup de choses peuvent être faites par les États même si ce n’est pas appli­qué par­tout. L’exemple du RGPD (Règle­ment sur la pro­tec­tion des don­nées) déci­dé par l’Union euro­péenne a mon­tré un impact qui dépasse lar­ge­ment la zone sur laquelle cette légis­la­tion est en vigueur. Ain­si, beau­coup d’entreprises du numé­rique ont déci­dé, pour évi­ter de fonc­tion­ner dif­fé­rem­ment sui­vant les régions du monde (pour des rai­sons de coûts et de ratio­na­li­sa­tion) de géné­ra­li­ser ce fonc­tion­ne­ment un peu plus res­pec­tueux des don­nées à l’échelle du monde. Il est donc pos­sible d’instaurer un rap­port de force loca­le­ment qui a un impact au niveau global.

Certes, prendre à bras le corps une ques­tion comme celle des para­dis fis­caux (qui ne concerne évi­dem­ment pas seule­ment les entre­prises du numé­rique) néces­site une concer­ta­tion la plus vaste pos­sible. Mais affir­mer, comme l’ont long­temps fait par exemple les Libé­raux au Cana­da, qu’on ne pour­rait pas taxer Net­flix, car ils sont déter­ri­to­ria­li­sés, relève de l’idéologie. C’est pra­tique d’envisager l’internet comme un phé­no­mène natu­rel, un nuage vapo­reux sur lequel on n’aurait pas prise pour mas­quer un choix poli­tique, puisqu’une entre­prise qui a pignon sur rue pos­sède en réa­li­té tou­jours un nom et une adresse.

Philippe de Grosbois, Les batailles d’internet, Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique, Ecosociété, 2018.

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