Fragilité numérique : des pistes pour résister

Illustration : Vanya Michel

Face à toutes les ques­tions que pose la digi­ta­li­sa­tion expo­nen­tielle de notre socié­té, notam­ment celle de nos ser­vices publics, Pré­sence et Action Cultu­relles (PAC) et le réseau des écrivain·es publiques ont orga­ni­sé, le 13 décembre 2023 à Namur, une jour­née de réflexion inti­tu­lée « Fra­gi­li­té numé­rique – citoyen­ne­té et résis­tance ». Celle-ci a per­mis de poser des balises sur les évo­lu­tions subies par les citoyen·nes et les effets sociaux que cela pro­duit en terme de vul­né­ra­bi­li­té numé­rique. Mais aus­si d’explorer en quoi cela impac­tait la pra­tique de ter­rain des écrivain·es publiques. Petit retour sur ce qui s’y est racon­té et qui per­met d’y voir plus clair quant aux moyens à mettre en place afin de résis­ter face à la numé­ri­sa­tion à marche for­cée de la société.

Cela fait main­te­nant vingt ans qu’est né le réseau des écrivain·es publiques, afin d’apporter un appui et un sou­tien dans la com­pré­hen­sion et l’écriture de textes, prin­ci­pa­le­ment admi­nis­tra­tifs, à des per­sonnes en fra­gi­li­té. L’objectif avoué de ce réseau et des béné­voles qui s’y inves­tissent est d’autonomiser et de res­pon­sa­bi­li­ser tout·e un·e chacun·e afin qu’iel puisse ensuite effec­tuer seul·e des démarches. Le rôle édu­ca­tif des écrivain·es publiques consiste ain­si à aider les béné­fi­ciaires à com­prendre les cour­riers qu’iels reçoivent, à for­mu­ler leurs réponses et à éclai­rer les aspects du monde dans lequel iels vivent.

En vingt ans, les nom­breux chan­ge­ments socié­taux ont constam­ment pous­sé les écrivain·es publiques à faire évo­luer leur fonc­tion et à ajus­ter leurs actions. Ces cinq der­nières années, cette ten­dance s’est accé­lé­rée en rai­son de la digi­ta­li­sa­tion crois­sante de la socié­té et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, de ses ser­vices publics et de l’accès aux droits sociaux et fon­da­men­taux. Les pro­cé­dures numé­riques, outre le fait qu’elles ne soient pas acces­sibles à toustes, sont sou­vent com­pli­quées voire insur­mon­tables pour un grand nombre de citoyen·nes. Face à cette révo­lu­tion numé­rique, les béné­fi­ciaires du réseau, se trou­vant déjà dans une situa­tion de dif­fi­cul­té avec la lec­ture et/ou l’écriture, sont dès lors les pre­mières vic­times de cette ten­dance au tout numé­rique. Inéga­li­tés ren­for­cées, déshu­ma­ni­sa­tion des ser­vices admi­nis­tra­tifs, culpa­bi­li­sa­tion des citoyen·nes qui se sentent dépassé·es, renon­ce­ment pro­gres­sif des béné­fi­ciaires à leurs droits sont autant de constats posés et qui ont pous­sé le mou­ve­ment Pré­sence et Action Cultu­relles à enga­ger une réflexion appro­fon­die sur le rôle des écrivain·es publiques.

Le Forum qui s’est tenu à Namur le 13 décembre 2023 fut donc une oppor­tu­ni­té col­lec­tive de ques­tion­ner, d’apprendre et de réflé­chir, en com­pa­gnie de diverses asso­cia­tions et acteu­rices de ter­rain, sur la ques­tion de l’inclusion numé­rique et des fra­gi­li­tés engen­drées par la numé­ri­sa­tion mas­sive ain­si que sa logique de déshumanisation.

Le début de cette jour­née a été ponc­tué par de nom­breuses per­sonnes dont le numé­rique et la numé­ri­sa­tion de la socié­té sont les domaines de com­pé­tences. La parole a éga­le­ment été don­née aux premier·es concerné·es, à savoir plu­sieurs membres du réseau des écrivain·es publiques, qui offrent leurs ser­vices sur le ter­ri­toire de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. L’après-midi a, quant à elle, été consa­crée à des ate­liers de réflexion en petits groupes, afin que les per­sonnes pré­sentes puissent s’approprier cer­taines thé­ma­tiques telles que la résis­tance face au numé­rique, ses enjeux démo­cra­tiques ou encore le rôle de l’aidant·e numé­rique. Vous n’avez pas pu être présent·e ? Voi­ci les grandes lignes de ce qui a été discuté :

Mobilisation citoyenne contre l’Ordonnance Numérique Bruxelloise

Ste­fan Plat­teau, admi­nis­tra­teur du Col­lec­tif des Acteurs Bruxel­lois de l’Accessibilité Numé­rique (CABAN) et coor­di­na­teur de l’ASBL Foba­gra, a abor­dé l’impact de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices sur l’accès aux droits avant de pro­po­ser des pistes de réflexion et autres pré­co­ni­sa­tions autour de l’Ordonnance Numé­rique Bruxel­loise. Cette der­nière, adop­tée à la mi-jan­vier, vient en effet d’entériner ni plus ni moins la numé­ri­sa­tion des ser­vices publics bruxel­lois. Même si elle n’a pas pu la contrer, la forte mobi­li­sa­tion de nombreux·ses acteu­rices de ter­rain — plus de 200 asso­cia­tions ras­sem­blées sous le slo­gan « L’humain d’abord ! Des gui­chets, pas du numé­rique ! » — a per­mis que le pro­jet ne passe pas en l’état et soit amendé.

Par­mi les reven­di­ca­tions du col­lec­tif por­té par Lire & Écrire, une ordon­nance qui soit désor­mais cen­trée sur une acces­si­bi­li­té des ser­vices d’intérêt géné­ral qui garan­tisse le contact humain entre les citoyen·nes et les ser­vices, tout en lut­tant contre le non-recours aux droits. Il a éga­le­ment été ques­tion de la recon­nais­sance d’un droit à une alter­na­tive au numé­rique, en d’autres mots la for­mu­la­tion expli­cite dans l’ordonnance du recours aux gui­chets, au télé­phone et au cour­rier comme alter­na­tives au numé­rique ain­si que la recon­nais­sance d’un droit à l’accompagnement.

Mais sur­tout, la cam­pagne du col­lec­tif a per­mis que la place du numé­rique dans le quo­ti­dien de la popu­la­tion soit ques­tion­née, tout en met­tant en lumière le nombre impor­tant de cel­leux qui sont appelé·es « les oublié·es du numé­rique ». En effet, en Bel­gique, 7 % de la popu­la­tion n’utilise pas inter­net et 39 % des citoyen·nes ont de faibles com­pé­tences numé­riques. En 2021, 46 % des Belges de 16 à 74 ans étaient en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té numé­rique. Une situa­tion encore plus cri­tique à Bruxelles, vécue par 39 % de la popu­la­tion. Un der­nier chiffre éclai­rant : entre 2019 et 2021, 63% des per­sonnes avec de faibles reve­nus se trouvent en situa­tion de vul­né­ra­bi­li­té numé­rique. Autant de per­sonnes dans l’incapacité, ou du moins en grande dif­fi­cul­té, lorsqu’il s’agit de réa­li­ser des démarches admi­nis­tra­tives qui passent par le biais du numérique.

Un baromètre statistique

Périne Brot­corne, cher­cheuse au sein du Centre Inter­dis­ci­pli­naire de Recherche, Tra­vail, État et Socié­té (CIRTES) et assis­tante à la FOPES, UCLou­vain, accom­pa­gnée de sa col­lègue Carole Bon­ne­tier, ont éta­bli un baro­mètre qui per­met de dres­ser un état des lieux sta­tis­tique des impli­ca­tions de la numé­ri­sa­tion de la socié­té sur la popu­la­tion. Leur pre­mier constat est sans appel : la non-connexion dimi­nue, mais le pro­blème d’accès ne dis­pa­rait pas pour autant. En effet, en 2019, 90 % des Belges avaient une connexion inter­net à domi­cile, contre 96 % en 2020. 4 % de la popu­la­tion sans connexion, c’est peu et c’est énorme à la fois. Car si on se foca­lise sur ces 4 %, il y a une sur­re­pré­sen­ta­tion de per­sonnes isolé·es, de pensionné·es, de per­sonnes âgées, de per­sonnes ne dis­po­sant pas d’un diplôme éle­vé, vivant avec de faibles reve­nus ou pos­sé­dant un pro­blème de san­té invalidant.

Autre point « sur­pre­nant » : la fra­gi­li­té numé­rique est loin d’être un phé­no­mène mar­gi­nal. Il ne touche pas que les per­sonnes en situa­tion de pau­vre­té, les per­sonnes âgées ou issues de l’immigration. Il nous apprend que 46 % (!) des Belges ont déjà dû avoir recours à une aide exté­rieure pour réa­li­ser une démarche admi­nis­tra­tive en ligne. Et près d’un·e Belge sur deux affirme avoir déjà au moins une fois ren­con­tré un pro­blème dans un recours à l’administration en ligne.

Évi­dem­ment, tout le monde n’est pas logé·e à la même enseigne lorsqu’il s’agit de se faire aider. Pour deman­der une aide exté­rieure, il faut avoir la capa­ci­té de s’appuyer sur un réseau per­son­nel, voire pro­fes­sion­nel, ce qui n’est pas for­cé­ment simple ni acquis. Et qui sont dès lors cel­leux qui sont les moins nombreux·euses à deman­der une aide ? Les per­sonnes les plus iso­lées socia­le­ment, à savoir les demandeur·euses d’emploi avec de faibles reve­nus, les per­sonnes iso­lées ou encore les familles mono­pa­ren­tales. Il est éga­le­ment impor­tant de noter que les per­sonnes âgées de plus de 75 ans ne sont pas prises en compte dans ces sta­tis­tiques, ce qui laisse entre­voir une situa­tion géné­rale encore plus grave que celle énoncée.

Périne Brot­corne a éga­le­ment sou­li­gné l’importance d’impulser dans la socié­té un vaste débat qui inter­ro­ge­rait les contours et les limites de la socié­té numé­rique. Autre­ment dit : quelles moda­li­tés inven­ter pour une numé­ri­sa­tion au ser­vice de l’intérêt général ?

On continue à résister !

Que rete­nir de ce Forum ? Il appa­rait tout d’abord cru­cial d’ouvrir le débat de la numé­ri­sa­tion de la socié­té à un ques­tion­ne­ment inter­dis­ci­pli­naire. En effet, la fra­gi­li­té numé­rique, c’est bien plus qu’un « simple » non-accès à inter­net. La fra­gi­li­té numé­rique, c’est un cata­ly­seur d’autres inéga­li­tés, qu’il est essen­tiel de lier aux ques­tions sociales et poli­tiques afin de par­ve­nir à une approche glo­bale de cette pro­blé­ma­tique sociétale.

Il faut éga­le­ment gar­der à l’esprit que de nom­breuses per­sonnes ne sou­haitent pas être connec­tées, qu’il s’agisse là d’un acte de résis­tance ou sim­ple­ment d’un choix per­son­nel. Est-il dès lors obli­ga­toire de s’adapter à cette numé­ri­sa­tion croissante ?

C’est nour­ri par l’ensemble de ces dis­cus­sions et de ces ques­tion­ne­ments que le mou­ve­ment Pré­sence et Action Cultu­relles conti­nue­ra à for­mer des écri­vains et des écri­vaines publiques, avec l’intime convic­tion que la numé­ri­sa­tion de la socié­té n’est cer­tai­ne­ment pas un idéal à atteindre pour demain et qu’elle doit néces­sai­re­ment s’accompagner d’alternatives, afin que per­sonne ne soit lais­sé sur le bord du chemin.

Il ne suf­fit pas de cli­quer, mais bien de savoir pour­quoi on clique !

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