L’hospitalité est au cœur des questions migratoires d’autant plus lorsque la population civile s’implique dans l’hébergement des personnes qui arrivent sur un territoire. Elle est aussi au centre d’Héberger les exilé·es. Qu’elles fuient la guerre, un pays en proie aux dérèglements climatiques ou des menaces contre leur vie, les personnes exilées espèrent recevoir un accueil digne et humain. Nos gouvernements successifs parlent de crise de l’accueil, principalement depuis 2015 et l’arrivée d’exilé·es syrien·nes qui a entrainé une mobilisation citoyenne sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Petite précision sémantique, les auteur·ices ont choisi le terme « exilé·e » afin d’éviter de devoir distinguer les personnes en fonction du type de migration dans lequel elles s’inscrivent (politique, religieuse, économique, etc.). Le terme « exilé·e » sort de la catégorisation juridique.
Avant toute chose, il nous semble intéressant d’avoir votre définition de l’hospitalité. Comment définissez-vous cet acte ?
Nous avons repris la définition assez classique du don et du contre-don de l’anthropologue Marcel Mauss qu’il conceptualise dans son ouvrage Essai sur le don. Le don, c’est donner – recevoir – accepter de recevoir. Mais le don comporte aussi une dimension de contre-don ainsi qu’une dimension morale. À mon sens, le don n’est pas inconditionnel comme le dit Derrida, car la relation reste asymétrique. Celui·celle qui donne dispose d’un ascendant dans la relation qui se joue notamment sur la position que doit adopter la personne qui reçoit puisque l’asymétrie implique qu’elle doive redonner. Si on parle d’hospitalité, il faut accepter que la relation soit déséquilibrée. Et, me semble-t-il, c’est une des différences entre l’accueil pratiqué par les membres de la Plateforme et celui des citoyen·nes qui ont hébergé des Ukrainien·nes. Ces dernier·es ont été soutenu·es financièrement par une injonction politique et un financement public, contrairement aux personnes impliquées autour et au sein de la Plateforme.
D’emblée se pose donc la différence entre l’hébergement tel que proposé par la Plateforme citoyenne et celui coordonné par le gouvernement dans le cas des exilé·es ukrainien·nes. Il ne s’agirait pas de la même hospitalité ?
La Plateforme propose une forme d’hospitalité politique. D’une part, parce qu’elle est fondée sur un don de soi et, d’autre part, parce qu’elle constitue une forme de contestation politique. Dans le cas de l’accueil des exilé·es ukrainien·nes, il s’agit d’une hospitalité sous-traitée. Malgré le don des personnes qui les ont accueilli·es, elle s’inscrit dans le cadre d’une certaine forme d’injonction politique renforcée par un soutien public soit financier, soit administratif. Ce n’est donc pas la même chose.
Tout au long de l’ouvrage, vous parlez de logique marchande, d’organisation verticale, de sous-traitance pour qualifier l’hébergement des exilé·es ukrainien·nes. Qu’est-ce que cela implique par rapport à la politique de l’accueil et de l’hébergement citoyen ? Et d’ailleurs, peut-on encore le qualifier d’hébergement citoyen ?
Peut-être faut-il distinguer deux niveaux d’analyse. Le premier concerne la dimension morale de l’hospitalité. Celle-ci n’est pas différente pour les personnes qui ont été coordonnées ou qui sont à l’intérieur de la Plateforme et celles qui ont accueilli des Ukrainien·nes. La différence réside dans la gestion publique. Lorsqu’on parle de sous-traitance, il s’agit d’une question politique. Aujourd’hui, les dirigeant·es prennent des décisions de gestion mais n’en donne pas la prise en charge à des organismes ou services publics. Au contraire, iels font appel au marché pour solliciter des acteurs privés. Et on peut considérer que dans le cas de l’immigration, il y a de plus en plus de sous-traitance. Une forme de sous-traitance de la politique publique vers des organisations non gouvernementales ou des opérateurs privés marchands à qui on demande de mettre en œuvre des décisions politiques. C’est pour ça que nous utilisons tous ces termes en lien avec le marché, ils sont liés aujourd’hui au fait que des politiques publiques ne sont pas mises en œuvre par des services publics (lesquels ont été démantelés), mais par des opérateurs privés du secteur marchand et non-marchand. Et c’est important de voir la différence entre les deux. Caritas Catholica n’est pas un opérateur marchand, mais c’est un des opérateurs du retour volontaire, tandis que G4S est un opérateur marchand qui gère, par exemple, un centre d’accueil. Ainsi, en Belgique, parmi les opérateurs d’accueil des demandeur·euses d’asile, on a, notamment, un opérateur public, Fedasil, un opérateur privé non-marchand, la Croix Rouge, et un opérateur privé marchand, G4S.
Vous parlez d’un traitement différencié entre les exilé·es de 2016 – 2019 et les Ukrainien·nes depuis 2022. Or, aujourd’hui, les lieux d’accueil qui ont été ouverts pour les Ukrainien·nes sont quasiment vides, notamment parce que ces personnes ont bénéficié du CPAS, d’aides à l’emploi, etc. On se rend compte que ce programme leur a remis le pied à l’étrier ici en Belgique. Cette question peut paraitre naïve, mais pourquoi ne met-on pas ce principe en œuvre pour toutes les personnes exilé·es ?
C’est une réflexion légitime. C’est d’abord une question de principe. Un·e exilé·e ukrainien·ne peut circuler sur le territoire européen puisqu’iel a droit à la mobilité secondaire. Ce n’est pas le cas pour les autres demandeur·euses d’asile qui se voient appliquer la Convention de Dublin, leur interdisant une mobilité intraeuropéenne. En tant qu’Ukrainien·ne, il suffit de présenter sa carte d’identité pour être reconnu·e comme personne bénéficiant de la protection temporaire. Contrairement à un Somalien qui arrive et qui demande l’asile. Lui, il doit prouver qu’il est persécuté. Un·e exilé·e ukrainien·ne n’a pas cette charge de la preuve puisque la protection temporaire lui permet de bénéficier automatiquement de cette garantie. Dans la catégorisation même de l’exilé·e, on crée deux différences. Dans un cas, c’est un·e demandeur·euse d’asile qui doit prouver qu’iel peut devenir réfugié·e, alors que dans l’autre, c’est un·e exilé·e qui, de par son identité même, bénéficie de la protection temporaire.
La deuxième chose qui les différencie, ce sont toutes les mesures sociales qui accompagnent la protection temporaire : aide sociale, accès au marché du travail, accès à la formation, soutien pour le logement. Ce qu’on a vu avec l’hébergement citoyen, c’est que ça a marché mais que ce n’est quand même pas la solution sur le temps long. Et concernant les Ukrainien·nes, comme iels ont le Revenu d’intégration sociale (RIS) et qu’iels commencent à avoir un taux d’emploi qui est assez élevé, iels rentrent sur le marché locatif. Iels disposent aujourd’hui majoritairement d’un hébergement qui est financé par leur travail ou par le RIS. On pourrait se dire que tout ça prouve qu’on est en capacité de pouvoir faire ça pour tous·tes les demandeur·euses d’asile… Oui, mais on ne le fait pas parce qu’on n’a pas de volonté politique de le faire pour les autres. Est-ce une question de moyens financiers ? On pourrait en douter quand on regarde le budget que l’UE injecte, pas simplement pour la guerre en Ukraine et son soutien aux Ukrainien·nes contre les Russes, mais aussi pour la politique d’accueil des 4,5 millions de personnes qui ont été déplacées. On a vu que l’UE dispose des moyens financiers. Toute la question revient, encore une fois, au fait qu’il y a des exilé·es qui sont jugé·es plus légitimes que d’autres…
À la lecture de votre ouvrage, on réalise combien la dimension genrée est importante lorsqu’on parle de migration.
De manière généralisée, dans la migration, le soupçon concernant la légitimité de la raison pour laquelle un individu est là se porte davantage sur les hommes que sur les femmes. Il s’agit ici aussi de la dimension paternaliste, patriarcale de notre société de la femme vulnérable qu’il faut soutenir ou qu’il faut sauver. Et cela a un impact sur l’accueil des Ukrainien·nes, qui sont majoritairement des Ukrainiennes. À l’inverse, les autres exilé·es sont surtout des hommes. Et cela engendre une situation des plus catastrophiques puisque le gouvernement a décidé de ne pas enregistrer les demandes d’asile des hommes seuls. Cela démontre encore une fois qu’ils sont considérés comme des dangers qui méritent même que les autorités n’appliquent pas la loi à laquelle elles sont soumises, non-application pour laquelle elles sont condamnées par des tribunaux. Par contre, elles développent toute une politique de soutien pour les femmes seules ou avec enfants.
Cette dimension genrée, on la retrouve aussi chez les hébergeur·euses, comment cela s’explique-t-il ?
Tendanciellement, la dimension de l’hospitalité est plus marquée par les femmes et là, cela touche au care. On retrouve la formation historique de la production de la disposition de la féminité basée sur le principe de « prendre soin d’autrui avant de prendre soin de soi-même », une maxime qui construit la société patriarcale et la féminité dans une vision androcentrée. C’est une première raison. Une deuxième raison est la proximité de la profession car ce sont principalement les femmes qui occupent les postes de travailleuse sociale, infirmière, médecin, avocate, membre d’association, etc. Et puis il y a toute une question qui est liée à ce qu’on appelle dans les mouvements sociaux, la « disponibilité biographique ». Ce sont, pour une part, des femmes plus âgées, qui sont veuves ou séparées, et en quête de lien. C’est donc pour ça qu’il y a une proportion importante, surtout autour de la Plateforme, de femmes. Et puis il faut noter que quand on dit que ce sont majoritairement des femmes, ce sont surtout des femmes qui ont plus de 40 ans. Ces éléments expliquent la surreprésentation des femmes, qu’il s’agisse de l’engagement via la Plateforme citoyenne ou dans l’accueil des personnes ukrainiennes.
Vous évoquez « l’institutionnalisation du double standard en matière de protection internationale ». Cette notion mérite d’être expliquée, qu’est-ce que cela veut dire ?
On peut considérer qu’historiquement, qu’il s’agisse de la loi existante avec la Convention de Genève et le Protocole de New York d’une part et l’application des directives européennes et de la loi belge d’autre part, il existe déjà des traitements différenciés en fonction du pays d’origine des personnes en exil. Une personne qui vient du Maroc, indépendamment des raisons qu’elle mobilise, a peu de chances de recevoir l’asile. Inversement, quand la Syrie était dans l’état dans lequel elle était (état dont l’Europe n’est pas exempte de toute responsabilité), le taux de reconnaissance pour les personnes venant de ce pays était plus élevé. Donc on voit bien que le différentiel dans le taux de reconnaissance des demandes d’asile qui sont introduites varie en fonction de la manière dont on analyse la situation dans le pays à ce moment-là. On peut considérer que ce n’est pas un double standard, mais il y a bien des traitements différenciés dans les demandes d’asile, dont une des variables porte en réalité sur le pays d’origine à un moment donné, parce que ce n’est pas stable dans le temps.
C’est l’utilisation de la directive sur la protection temporaire qui crée le double standard. Il est important de se souvenir qu’elle a été créée en 2001 lors de la guerre au Kosovo lorsqu’il a été question de créer un statut particulier pour les Kosovars. Elle n’a jamais été utilisée, même s’il avait été question qu’elle le soit en 2015 à l’égard des Syrien·nes. Le Parlement européen l’avait refusé à l’époque. Elle a donc été mise en application pour la première fois au début de la guerre en Ukraine, et ce que cela raconte n’est pas anodin. En effet, on voit que pour les États européens, même s’il y a encore des variations importantes entre pays européens, il y a des exilé·es qui sont plus légitimes que d’autres. Les moyens attribués sont tout à fait différents.
On voit bien qu’on est en train de rentrer dans une logique où le droit d’asile, qui était très ouvert malgré tout, même s’il était sélectif, est de plus en plus restrictif. On attribue un statut d’exceptionnalité avec la protection temporaire pour les Ukrainien·nes, et en même temps, le droit à la protection internationale qui est ouvert à tout le monde. Toutefois, il est de plus en plus différenciée à l’intérieur en raison de taux de reconnaissance de réfugié·es très différenciés selon la nationalité.
Pour conclure, qu’est-ce que l’hébergement citoyen tel qu’il a été mis en place soit par l’État, soit par la Plateforme, dit de nos politiques publiques ?
Si on veut le dire de manière très radicale, on peut affirmer qu’aujourd’hui, il y a un déplacement de la politique d’accueil des exilé·es vers une politique de non-accueil des exilé·es. Il s’agit d’une lame de fond. Ce qui est en train d’être mis en œuvre, c’est une politique de non-accueil, à l’exclusion des exilé·es ukrainien·nes pour lesquel·les il y a un statut singulier spécifique. Qu’est-ce que ça nous dit ? Que l’État n’assume pas. Or, c’est de la responsabilité de l’État d’assurer la politique de l’accueil des exilé·es et pas de la sous-traiter auprès des citoyen·nes, qu’il s’agisse de citoyen·nes qui considèrent qu’il faut lutter contre la non-application de la loi par le gouvernement en accueillant des demandeur·euses d’asile qui ne sont pas enregistré·es par le gouvernement ou qui accueillent des exilé·es ukrainien·nes parce qu’on leur demande de le faire.
De ce point de vue-là, cela nous enseigne que nous sommes dans une politique de non-accueil de plus en plus forte dont la variable d’ajustement sont les citoyen·nes à qui l’on fait appel quand il y a des mouvements migratoires trop élevés et que les services publics n’arrivent pas à suivre. C’est faux de dire qu’il n’y a pas de places, aujourd’hui, en Belgique comme l’affirme la secrétaire d’État à l’Asile et la Migration Nicole de Moor. Si on avait appliqué, comme dans d’autres périodes historiques, le plan de répartition qui consiste à répartir sur toutes les communes des demandeur·euses d’asile, il n’y aurait plus aujourd’hui de situation de crise. Il y a donc une rigidification de la politique de l’accueil qui se définit de plus en plus comme politique de non-accueil et qui mobilise des citoyen·nes quand elle n’arrive pas à appliquer sa propre politique.
La question se pose véritablement quant à savoir si les citoyen·nes doivent héberger et palier ces manquements politiques. Je pense que quand iels voient la situation d’hyperprécarité dans laquelle se trouve un certain nombre de ces exilé·es, iels le font par attitude morale et politique, mais que fondamentalement, c’est un défaut de l’État.
Héberger des exilé·es– Initiatives citoyennes et hospitalité
Andrea Rea, Antoine Roblain, Julia Hertault
ULB, 2023