Entretien avec Tyler Reigeluth (1/2)

« Il y a une sorte de magie dans le discours technocratique d’une ville intelligente »

Illustration : Vanya Michel

Aujourd’hui, tout semble devoir deve­nir intel­li­gent. Du smart­phone au fri­go connec­té, des assis­tances vocales à la smart school en pas­sant donc par la smart city, la ville intel­li­gente qu’on nous pro­met à grand ren­fort de mar­ke­ting. Qu’est-ce donc que cette intel­li­gence qui n’est plus le pri­vi­lège du vivant ? Et si elle doit s’imposer par­tout, qu’a‑t-elle tant à nous appor­ter ? C’est ce que déve­loppe Tyler Rei­ge­luth dans L’intelligence des villes – Cri­tique d’une trans­pa­rence sans fin. Ce phi­lo­sophe bruxel­lois se penche sur l’intelligence deve­nue mot d’ordre majeur de l’économie contem­po­raine. Et de plus en plus ver­tu morale.

Votre livre sur les villes intelligentes se divise en trois trames, pourriez-vous nous les décrypter ?

Dans les dis­cours ain­si que dans l’his­toire de cette accoin­tance entre la ville et l’intelligence, j’ai d’abord déce­lé la ques­tion de la visi­bi­li­té. C’est la pre­mière trame. La ville, c’est quelque chose qu’on peut voir, qu’on peut lire aus­si, qu’on peut déco­der, déchif­frer. Là, il y a toute une tra­di­tion de pen­sée occi­den­tale qui consiste vrai­ment à voir la ville comme un texte, un dis­cours, comme quelque chose d’in­tel­li­gible et de lisible. Qui a donc un cer­tain ordre. Et on peut voir l’his­toire de l’ur­ba­nisme comme étant, en par­tie, une his­toire de visi­bi­li­sa­tion de cer­taines formes d’espace et de leur mise en ordre.

La deuxième trame traite de la machine ou de l’organisme. C’est une autre manière pour moi d’es­sayer de sai­sir cette arti­cu­la­tion. Tan­tôt on voit la ville comme étant une grande machine bien hui­lée avec ses engre­nages et ses méca­nismes, tan­tôt comme un orga­nisme com­plexe avec ses fonc­tions déter­mi­nées mais aus­si ses patho­lo­gies. Là aus­si, il y a toute une tra­di­tion de pen­sée qu’on peut mobi­li­ser qui irrigue sou­vent les concep­tions contem­po­raines de l’in­tel­li­gence urbaine.

Et dans la der­nière trame, qui évoque la géo­gra­phie de l’in­tel­li­gence, je cherche à pen­ser l’in­tel­li­gence elle-même comme un phé­no­mène spa­tial, quelque chose qui se dis­tri­bue dans l’es­pace. Et qui dit dis­tri­bu­tion dit aus­si inéga­li­tés : l’in­tel­li­gence n’est pas dis­tri­buée de manière égale. Il est impor­tant pour moi de mon­trer son carac­tère situé et maté­riel face aux dis­cours qui sou­lignent ou qui pré­tendent que cette intel­li­gence est déma­té­ria­li­sée et vir­tuelle. Je veux insis­ter sur le fait que s’il y a une intel­li­gence de la ville, elle sera tou­jours matérielle.

Pourquoi des trames plutôt que des traditionnels chapitres ?

La volon­té de décou­per cela en trames plu­tôt qu’en cha­pitres linéaires, c’est ma manière de me dépa­touiller avec cet objet, tant et si bien que l’on puisse par­ler d’un objet défi­ni, qu’est la ville intel­li­gente. Je tra­vaille de manière un peu orga­nique et pas très pro­gram­ma­tique. Il s’agit pour moi de trois manières de réflé­chir cette arti­cu­la­tion entre ville et intelligence.

Pourriez-vous définir les trois termes essentiels de votre ouvrage, à savoir « intelligence », « ville » et « intelligence urbaine » ?

Au fur et à mesure de mon tra­vail, je me suis ren­du compte que les deux termes, ville et intel­li­gence, sont tous deux dif­fi­ciles à sai­sir, mou­vants. Ils ont vou­lu dire beau­coup de choses dans l’histoire. Ils veulent encore dire beau­coup de choses aujourd’hui et ren­voient, en tout cas en ce qui concerne l’intelligence, davan­tage à des juge­ments de valeur et à des posi­tion­ne­ments sociaux qu’à un conte­nu concep­tuel déter­mi­né. L’in­verse de l’in­tel­li­gence, c’est : bête, idiot, ridi­cule… Quand on qua­li­fie quelque chose d’intel­li­gent, c’est tou­jours en creux pour qua­li­fier ou dis­qua­li­fier quelque chose d’autre.

Pour ce qui est de la ville, toutes les pré­vi­sions démo­gra­phiques convergent sur des scé­na­rios d’une concen­tra­tion urbaine de plus en plus accen­tuée. Si (qua­si) toute la popu­la­tion mon­diale vit dans des villes, et si toutes les villes sont cen­sées être intel­li­gentes, la ques­tion qui se pose est de savoir ce qui res­te­ra au-delà, dans les non-villes et dans la non-intel­li­gence. C’est une manière de prendre le pro­blème. Mais pas for­cé­ment celle que j’ai vou­lu suivre ici.

Je n’ai pas vou­lu défi­nir intel­li­gence et ville, c’est inten­tion­nel. C’est peut-être un peu frus­trant, mais je viens d’une tra­di­tion de la phi­lo­so­phie qui cherche plu­tôt à pro­blé­ma­ti­ser et à décons­truire, à rendre pro­blé­ma­tiques des évi­dences plu­tôt qu’à ran­ger ou à cla­ri­fier les débats. Et cette ques­tion de la ville intel­li­gente me semble méri­ter cette mise en pro­blème. On en entend par­ler un peu à toutes les sauces, dans plein de dis­cours dif­fé­rents, qu’ils soient com­mer­ciaux, poli­tiques, média­tiques et même uni­ver­si­taires sans qu’on ne com­prenne tou­jours très bien de quoi il s’a­git. Pour ma part, je pense que pour répondre à cette ques­tion, l’en­jeu n’est pas de dire qu’il faut appor­ter une défi­ni­tion. Il s’agit plu­tôt de mon­trer que der­rière ces termes et ces concepts, il y a une plu­ra­li­té de choses qui se passent et qu’en fait, la réa­li­té est bien plus floue. C’est un ensemble de ten­dances, de mou­ve­ments, de phé­no­mènes qui sont regrou­pés sous cette idée d’intelligence des villes.

Cela étant dit, il y a des petites défi­ni­tions très mini­males cachées dans le texte. L’intelligence, par exemple, je la défi­ni­rais comme un aller-retour, un va-et-vient per­ma­nent entre une pra­tique sociale et la matière, entre un objet tech­nique et un cer­tain usage. C’est cet aller-retour qui sup­pose que l’intelligence n’est ni dans l’ob­jet ni dans la pra­tique, mais dans leur arti­cu­la­tion. Quant à la ville, la défi­ni­tion très mini­male que je pro­pose, c’est l’i­dée que la ville, c’est là où il y a une concen­tra­tion maxi­male de matière orga­ni­sée et de pra­tiques sociales.

Lorsque vous évoquez cet aller-retour avec la matière, quand vous évoquez l’intelligence des villes, vous parlez d’ « intelligence morte ». Qu’entendez-vous par là ?

Cette idée est venue assez tard dans mon pro­ces­sus d’é­cri­ture. Si je devais tout réécrire aujourd’­hui, j’au­rais peut-être com­men­cé avec ça, ou j’en aurais peut-être fait la thèse prin­ci­pale du livre, mais elle est appa­rue au fil de mon travail.

C’est la concep­tion de l’in­tel­li­gence qu’on trouve sou­vent dans les dis­cours pré­do­mi­nants autour de la smart city, que ce soit dans les dis­cours pro­mus par les poli­tiques publiques ou les grandes indus­tries telles que Google ou Cis­co. On nous pro­met que les dis­po­si­tifs et les réseaux tech­niques vont nous sau­ver et résoudre nos pro­blèmes. Ce qui frappe dans ce dis­cours tech­no-solu­tion­niste, c’est que ce sont les objets qui sont qua­li­fiés de smart. Ce n’est pas l’habitant·e ou l’utilisateur·ice. On ne parle pas d’habitant·e smart mais de smart buil­ding. Et là, il me semble qu’il y a quelque chose, une sorte de paral­lèle qui est inté­res­sant à explo­rer, c’est cette idée d’in­tel­li­gence morte. Je pro­longe ici la cri­tique mar­xiste de la féti­chi­sa­tion de la mar­chan­dise qui écrase et invi­si­bi­lise le tra­vail vivant pour essayer de sai­sir cette intel­li­gence dont l’activité vitale et humaine semble éton­nam­ment absente. Tout comme le capi­ta­lisme a réduit quelque chose de vivant comme le tra­vail à une mar­chan­dise, il se passe, à mon avis, quelque chose du même ordre avec l’in­tel­li­gence. L’in­tel­li­gence est quelque chose de vivant, d’in­cor­po­ré, de situé, c’est une pra­tique. Vivant et en même temps tou­jours en conflit ou en col­la­bo­ra­tion avec la matière, avec le non-vivant. On revient à cet aller-retour. Il me semble qu’ou­blier un des deux termes et tout mettre dans l’ob­jet réi­fié [en phi­lo­so­phie, réi­fier signi­fie trans­for­mer en chose NDLR], ça pose quand même des ques­tions fon­da­men­tales sur ce qui res­te­rait de l’in­tel­li­gence humaine, de l’in­tel­li­gence vivante.

C’est là qu’on peut s’interroger sur la place de l’intelligence expérientielle. C’est l’une qui prend le pas sur l’autre, non ? Cette intelligence expérientielle, ce savoir situé, cette expérience de terrain va-t-elle perdre toute son importance parce qu’on va s’en remettre uniquement à cette intelligence morte ?

Je crois qu’il faut résis­ter à cette ten­dance à noir­cir le tableau pour glis­ser dans une posi­tion tech­no­phobe de dire « on n’au­ra plus ceci ou cela, on perd quelque chose ». C’est tou­jours ten­tant, mais dan­ge­reux aus­si. Par­fois, j’ai ten­dance moi-même à glis­ser dans cette réac­tion… Mais il ne faut pas prendre les utilisateur·ices pour des idiot·es. Nous sommes encore au début de ce qui est en train de se pas­ser à l’échelle cultu­relle. On vit les trans­for­ma­tions des tech­no­lo­gies numé­riques depuis vingt ans, ce n’est rien à l’é­chelle du déve­lop­pe­ment de nou­veaux savoir-faire et de nou­velles capa­ci­tés. Les utilisateur·ices de ces dis­po­si­tifs, de ces pla­te­formes, de ces appli­ca­tions trouvent déjà des stra­té­gies, des manières de se les appro­prier et d’en faire un autre usage. Je pense notam­ment à cet exemple que je donne dans le livre, celui d’un artiste acti­viste alle­mand, Simon Weckert, qui a rem­pli une brouette de smart­phones géo­lo­ca­li­sés pour créer un bou­chon dans la ville. Ça, c’est une intel­li­gence, c’est une manière de se réap­pro­prier un dis­po­si­tif, d’en avoir com­pris quelque chose de son fonc­tion­ne­ment sans for­cé­ment avoir ouvert la boite noire. Il n’est pas deve­nu expert infor­ma­ti­cien. Il a juste sai­si un truc dans l’al­ler-retour, cet aller-retour qui m’in­té­resse entre une pra­tique et le fonc­tion­ne­ment d’un dis­po­si­tif tech­nique. Il a cap­té un mode de fonc­tion­ne­ment qu’il a réus­si à détourner.

Quand vous dénoncez la logique d’un gouvernement technique, c’est un peu ça aussi ?

Le gou­ver­ne­ment tech­nique, ou ce qu’on peut appe­ler la tech­no­cra­tie, c’est cette idée qu’à tout pro­blème existe une solu­tion tech­nique. Que la tech­no­lo­gie va tout régler seule. Or, si on prend par exemple la ges­tion de la consom­ma­tion de l’eau, on ver­ra qu’en plus d’être une ques­tion tech­nique, c’est aus­si un pro­blème socio­lo­gique, cultu­rel et écologique.

Néan­moins, si on le sou­haite, on peut aus­si le réduire à un pro­blème pure­ment tech­nique. Ce qui, à mon avis, empêche sou­vent de per­ce­voir l’essentiel. Il est rare que ces solu­tions de types tech­no­cra­tiques marchent vrai­ment. En fait, elles déportent le pro­blème ailleurs et en génèrent d’autres.

C’est là où il y a une vraie ten­sion parce que d’une part, le pro­jet de cette ville intel­li­gente consiste jus­te­ment à affir­mer qu’avec ces nou­veaux cap­teurs, ces nou­veaux outils algo­rith­miques, l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, etc., on va pou­voir tout prendre en compte, on va pou­voir cap­ter, avoir un sys­tème glo­bal hyper com­plexe qui ras­sem­ble­ra tous les para­mètres, un truc de fou. Et à l’in­verse, ce qu’on vient de dire nous, c’est que c’est bien plus com­pli­qué qu’un « simple pro­blème tech­nique » et que c’est un pro­blème global.

Je crois que ce que j’ai essayé de dire dans le livre, c’est que la ville, par essence, c’est de la mul­ti­pli­ci­té, de la plu­ra­li­té et qu’il y aura tou­jours du conflit. Ça ne peut jamais être fluide, jamais par­fai­te­ment opti­mi­sé car ce qu’il faut opti­mi­ser pose tou­jours ques­tion et n’est jamais la même chose pour tout le monde. Aus­si bien dans les pro­jets mis en avant que dans les cri­tiques de ces pro­jets, il faut résis­ter à croire qu’on sai­sit la réa­li­té en pre­nant en compte le maxi­mum de chose, c’est un vieux rêve d’unité, de com­plé­tude, d’absolu. Ce qu’on a ce sont des pers­pec­tives, diver­gentes ou conver­gentes, ce qu’on voit, éprouve et désire d’une ville est tou­jours une affaire poli­tique dans le fond.

Vous dites qu’il y a une tendance à la fétichisation de l’automatisation, qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment la défétichiser ?

On pense sou­vent que l’in­tel­li­gence des objets va résoudre toute une série de pro­blèmes magi­que­ment. Il y a une sorte de magie dans le dis­cours tech­no­cra­tique d’une ville intel­li­gente. Les images qu’on uti­lise pour par­ler de ces choses sont magiques, oni­riques, fan­tas­mées. Le fétiche de l’au­to­ma­ti­sa­tion suit la même logique. Quand je parle de féti­chi­sa­tion de l’au­to­ma­ti­sa­tion, c’est pour rap­pe­ler qu’il y a du désir dans notre rap­port à la tech­nique. On désire qu’elle fasse cer­taines choses pour nous. On rêve d’une tech­nique qui fonc­tionne tout le temps, sans heurts, à notre place sans qu’on ait besoin d’in­ter­ve­nir. Avec cette espèce de lubie qui revient depuis des cen­taines d’an­nées, il faut bien le dire, qu’un jour, la tech­nique nous per­met­tra de nous allon­ger dans un tran­sat et de lais­ser tra­vailler les machines.

Or, on voit bien que ce n’est pas ce qui s’est pas­sé depuis des cen­taines d’an­nées. Au contraire, il y a une inten­si­fi­ca­tion du tra­vail, de la mise au tra­vail, du temps de tra­vail. Pour moi, il y a un réel enjeu de défé­ti­chi­ser notre rap­port à la tech­nique et de ne plus la dési­rer sim­ple­ment sous ce rap­port d’au­to­ma­ti­ci­té. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses qui devraient fonc­tion­ner auto­ma­ti­que­ment. Mais on peut avoir d’autres rap­ports à la tech­nique. Et la tech­nique n’est pas à son opti­mum quand elle fonc­tionne de manière auto­ma­tique. D’ailleurs, rien, aucun fonc­tion­ne­ment n’est par­fai­te­ment auto­ma­tique. Une féti­chi­sa­tion est vouée à être frus­trée. Et ça, c’est le deuxième enjeu de la défé­ti­chi­sa­tion. Il s’agit de mon­trer que de toute façon, rien n’est auto­ma­tique. Il y a tou­jours, et il y aura tou­jours, de l’humain derrière.

Vous utilisez les termes de colonisation, de frontières, de monde civilisé versus monde sauvage, ce sont des mots très forts. Pourquoi ces termes ? Pensez-vous que nous soyons, d’une manière ou d’une autre, dans un système colonial ?

Je crois qu’il y a au moins deux choses. La pre­mière chose qui est évi­dente, mais qu’il faut répé­ter, c’est que l’é­co­no­mie du numé­rique telle qu’elle fonc­tionne aujourd’­hui, à savoir l’oligopole de quelques pla­te­formes, le rythme effré­né du renou­vel­le­ment des objets qui ont une durée de vie de plus en plus courte, la pol­lu­tion et la sur­pro­duc­tion qu’elle engendre, le manque de soin que cela sup­pose à l’égard des choses que nous pos­sé­dons, repose sur une immense éco­no­mie extrac­tive à l’é­chelle mon­diale mais qui pro­duit plus de dégâts dans cer­taines par­ties du monde qu’ailleurs. Sans sur­prise, ces endroits sont des endroits ancien­ne­ment colo­ni­sés. Je pense à l’A­frique cen­trale, notam­ment, et pas uni­que­ment en amont de la chaine de pro­duc­tion, mais aus­si en aval. Ce sont aus­si des pays qui reçoivent tous nos déchets élec­tro­niques. Il faut le rap­pe­ler sans cesse, tant on nous bas­sine avec des images de cloud et de vir­tuel, rap­pe­ler l’importance de la matière qui ne sort pas de nulle part et qui ne retombe pas dans rien.

La voi­ture élec­trique est un très bon exemple d’une solu­tion tech­no­lo­gique à un pro­blème qui n’est pas tel­le­ment tech­no­lo­gique. De même pour les zones de basse émis­sion. En fait, cela force juste les gens à ache­ter de nou­velles voi­tures et ça affecte les popu­la­tions les plus pauvres. Ces popu­la­tions, dans une espèce de glis­se­ment séman­tique mal­sain, deviennent aus­si les per­sonnes sales. Les riches ont des voi­tures propres qui ne pol­luent pas. Tan­dis que les pauvres, elleux, pol­luent avec leurs voi­tures sales.

Quand on regarde concrè­te­ment le pro­jet de smart city, c’est un pro­jet qui se déploie dans cer­tains quar­tiers. Il est rare qu’il soit déve­lop­pé à l’é­chelle de toute une ville de manière égale. Ou alors, ce sont de nou­velles villes que l’on construit de toutes pièces. Quand c’est dans des anciennes villes, ce sont des zones post-indus­trielles, des ports, des usines désaf­fec­tées que l’on conver­tit en zones « smart » au détri­ment de friches, squats et occu­pa­tions éphé­mères. Elles deviennent une espèce de ter­rain de jeu tech­no­lo­gique, une vitrine où l’on va tes­ter de nou­velles tech­no­lo­gies de manière spec­ta­cu­laire. Ce qui est mar­quant sur le plan socio­lo­gique et géo­gra­phique, c’est que ces zones sont mas­si­ve­ment occu­pées par des popu­la­tions plu­tôt pri­vi­lé­giées. C’est très rare que ce genre de pro­jet d’aug­men­ta­tion, d’in­tel­li­gence, soit déployé dans des quar­tiers dits popu­laires. Le retour sur inves­tis­se­ment est très faible, et puis il y a aus­si cette idée assez pré­do­mi­nante que les habitant·es ne vont pas bien s’en occu­per et que donc ça ne va pas mar­cher. C’est quand même une cer­taine concep­tion de la tech­no­lo­gie et de l’in­tel­li­gence de ces tech­no­lo­gies par et pour une classe sociale particulière.

Quand je parle de fron­tière, de monde civi­li­sé, c’est dans cette idée que l’in­tel­li­gence cor­res­pond à une géo­gra­phie. Elle est dis­tri­buée dans l’es­pace et force est de consta­ter que tout le monde n’y a pas droit de la même manière et que ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Et quand on pense à « la ville intel­li­gente de demain », je pense que per­sonne chez Google ou à la Région de Bruxelles n’a Molen­beek en tête, pour le dire de manière pro­vo­ca­trice. Or il n’y a pas de rai­son de croire qu’il y aurait là moins d’intelligence qu’ailleurs… tout dépend de qui ou ce qu’elle est cen­sée servir.

L’intelligence des villes – Critique d’une transparence sans fin
Tyler Reigeltuth
Météores, 2023

 

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