La grève menacée par le droit 

 Manifestation contre la loi « anticasseur », le 5 octobre 2023 à Bruxelles. Photo : © Ali Selvi – ABVV-FGTB

La grève dérange et a tou­jours fait polé­mique. On a actuel­le­ment ten­dance à oublier qu’elle a contri­bué à la consé­cra­tion du suf­frage uni­ver­sel et a été à l’origine de nom­breuses conquêtes sociales. Ces der­nières décen­nies ont été mar­quées par l’émergence d’un contexte géné­ral défa­vo­rable à la grève et par une mul­ti­pli­ca­tion des contraintes juri­diques pesant sur son exercice. 

La grève se défi­nit comme une « ces­sa­tion col­lec­tive et concer­tée du tra­vail en vue de faire pres­sion sur l’employeur ». Elle est sou­vent asso­ciée à une dyna­mique de négo­cia­tion : elle vise à créer un rap­port de force devant per­mettre de résoudre par la négo­cia­tion un dif­fé­rend por­tant sur les condi­tions de tra­vail ou, dans une pers­pec­tive plus défen­sive, à s’opposer aux déci­sions qui nuisent aux inté­rêts des tra­vailleuses et des tra­vailleurs (restruc­tu­ra­tion, licen­cie­ment col­lec­tif, fer­me­ture ou ces­sion de tout ou par­tie des acti­vi­tés de l’entreprise…).

La grève est une com­po­sante du droit à l’action col­lec­tive. En par­lant du droit à l’action col­lec­tive et pas seule­ment du droit de grève, on entend sou­li­gner que ces­ser col­lec­ti­ve­ment le tra­vail n’est pas le seul moyen auquel les tra­vailleuses et les tra­vailleurs peuvent avoir recours pour se faire entendre : le droit de mani­fes­ter et le droit de dres­ser des piquets de grève sont des acces­soires de la grève qui ont été uti­li­sés de longue date pour accroître la pres­sion sur l’employeur.

Tous les obser­va­teurs s’accordent pour dire que, depuis la fin des années 1980 et l’émergence du néo­li­bé­ra­lisme, la grève est « sous ten­sion » à la fois en rai­son des chan­ge­ments éco­no­miques struc­tu­rels mais aus­si d’une accu­mu­la­tion de contraintes juri­diques qui rendent l’exercice de la grève tou­jours plus difficile.

UN CONTEXTE DÉFAVORABLE À L’ACTION SYNDICALE ET À LA GRÈVE

Les chan­ge­ments obser­vés dans l’organisation de beau­coup d’en­tre­prises, sur fond d’internationalisation de l’économie et d’idéologie néo­li­bé­rale, rendent l’action syn­di­cale beau­coup plus complexe.

Les entre­prises ont chan­gé. Le sché­ma clas­sique de l’entreprise cen­trée sur une acti­vi­té qu’elle réa­lise lar­ge­ment elle-même (de la récep­tion des matières pre­mières jusqu’à la vente du pro­duit fini), grâce à un col­lec­tif de tra­vail stable et lar­ge­ment uni­fié, avec à sa tête une direc­tion clai­re­ment iden­ti­fiable et direc­te­ment acces­sible est lar­ge­ment révo­lu. Le déve­lop­pe­ment de la sous-trai­tance, la part crois­sante des acti­vi­tés de ser­vices (sou­vent plus « vola­tiles » et délo­ca­li­sables que les acti­vi­tés de pro­duc­tion), la perte d’influence du mana­ge­ment local au pro­fit des action­naires éta­blis à l’étranger, la « finan­cia­ri­sa­tion » de l’économie qui conduit les inves­tis­seurs à s’intéresser à la ren­ta­bi­li­té immé­diate d’une entre­prise (et à sa valeur en bourse) plu­tôt qu’à sa péren­ni­té sont autant d’indices des muta­tions qui font que les entre­prises sont une réa­li­té de moins en moins « palpable ».

Ces chan­ge­ments ont un impact sur le tra­vail. Le tra­vail est de plus en plus « frag­men­té » (ou « ato­mi­sé »). C’est ain­si qu’une part signi­fi­ca­tive de la main d’œuvre ne fait juri­di­que­ment pas (ou plus) par­tie du per­son­nel de l’entreprise au sein de laquelle elle tra­vaille : c’est le cas des inté­ri­maires, des (faux) indé­pen­dants, des tra­vailleurs déta­chés, du per­son­nel des entre­prises sous-trai­tantes (aux­quelles il est fait appel pour l’entretien des locaux, la ges­tion du parc infor­ma­tique, les « call cen­ters », etc…). On observe aus­si depuis quelques décen­nies le déve­lop­pe­ment des contrats de tra­vail de courte durée (contrats à durée déter­mi­née, contrats de rem­pla­ce­ment, flexi-jobs, étu­diants,…) et du tra­vail à temps par­tiel (qui concerne prin­ci­pa­le­ment les femmes).

Ces évo­lu­tions – auquel on ajou­te­ra le télé­tra­vail — sont lar­ge­ment défa­vo­rables à l’action syn­di­cale qui face à des col­lec­tifs de tra­vail « dis­lo­qués » peine à déga­ger une com­mu­nau­té d’intérêts et à faire émer­ger des reven­di­ca­tions com­munes. Ce phé­no­mène de frac­tion­ne­ment du tra­vail est très pré­sent dans le sec­teur de la construc­tion, dans l’industrie et dans les trans­ports. Il touche moins les ser­vices publics et jusqu’il y a peu les ser­vices et le sec­teur du com­merce. Mais pour ce der­nier, on sait qu’avec la mise sous « fran­chise » de nom­breux maga­sins, comme c’est le cas chez Del­haize, les choses sont en train de chan­ger rapidement.

C’est dans le pro­lon­ge­ment de ce contexte éco­no­mique et idéo­lo­gique défa­vo­rable que l’on constate aus­si une accen­tua­tion des obs­tacles juri­diques à l’exercice de la grève et à l’action collective.

L’IMPOSITION D’UN SERVICE MINIMUM DANS DIFFÉRENTS SERVICES PUBLICS

Ces der­nières années, le légis­la­teur est inter­ve­nu à dif­fé­rentes reprises pour impo­ser un ser­vice mini­mum dans les che­mins de fer (SNCB et Infra­bel), dans le sec­teur des pri­sons et, en Flandre, chez De Lijn.

Le but est d’organiser, et dans cer­tains cas d’imposer, le main­tien d’une par­tie des acti­vi­tés en cas de grève, en per­met­tant au besoin – comme c’est le cas dans les pri­sons – de réqui­si­tion­ner des tra­vailleurs gré­vistes. Le ser­vice mini­mum est donc sus­cep­tible de pri­ver cer­tains tra­vailleurs du droit de par­ti­ci­per à la grève. Il est aus­si une manière d’entretenir le doute sur la légi­ti­mi­té de la grève en oppo­sant les gré­vistes aux « citoyens » qui en subissent les conséquences.

L’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail (OIT) consi­dère que pour les ser­vices essen­tiels à la popu­la­tion, la mise en place d’un ser­vice mini­mum peut se jus­ti­fier. Elle insiste tou­te­fois pour que les orga­ni­sa­tions syn­di­cales soient, dans la mesure du pos­sible, asso­ciées à sa mise en œuvre. La concer­ta­tion sociale devrait ain­si per­mettre d’éviter que le ser­vice mini­mum aille au-delà de ce qui est stric­te­ment néces­saire pour satis­faire les besoins vitaux de la popu­la­tion. Dans le cas du ser­vice fer­ro­viaire, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ont plai­dé devant la Cour consti­tu­tion­nelle, mais mal­heu­reu­se­ment sans suc­cès, que tel n’était pas le cas en l’espèce.

HARO SUR LES PIQUETS DE GRÈVE ET LES BLOCAGES ROUTIERS

Le deuxième obs­tacle juri­dique – et il est de taille – concerne les « ordon­nances sur requêtes uni­la­té­rales » qui per­mettent d’obtenir la levée des piquets de grève, c’est-à-dire des ras­sem­ble­ments aux abords de l’entreprise en grève qui visent à empê­cher (on parle alors de « piquet blo­quant ») ou à limi­ter l’accès à l’entreprise (on parle alors de « piquet fil­trant »). Comme indi­qué ci-des­sus, le piquet accroit la pres­sion sur l’employeur et contri­bue à l’émergence d’un rap­port de force plus favo­rable aux travailleurs.

Tout le monde s’accorde à dire que le piquet de grève est licite pour autant qu’il reste paci­fique. Mais, la ques­tion de savoir quand un piquet cesse d’être paci­fique donne lieu à des inter­pré­ta­tions divergentes.

Dans un arrêt remar­quable ren­du le 5 novembre 2009, la Cour du tra­vail de Bruxelles a déci­dé que « le fait de pla­cer des piquets de grève est une pra­tique inhé­rente à la grève. Cette moda­li­té de la grève fait par­tie de l’exercice nor­mal du droit de grève ; elle ne pré­sente de carac­tère illi­cite qu’à par­tir du moment où elle s’accompagne de faits punis­sables tels que vio­lences phy­siques, per­tur­ba­tions, per­tur­ba­tions de l’ordre public ou autres com­por­te­ments consti­tu­tifs de délits ».

Les employeurs tou­te­fois défendent une concep­tion beau­coup plus res­tric­tive du piquet de grève et consi­dèrent que dès qu’une res­tric­tion, même minime, est por­tée à l’accessibilité de l’entreprise, le piquet cesse d’être paci­fique et est donc illi­cite. Et il faut admettre que sur ce point, les employeurs ont été enten­dus par les tri­bu­naux civils.

Il est deve­nu tout à fait habi­tuel, en effet, que les employeurs sai­sissent les tri­bu­naux civils (et non du tra­vail)1dès que la mise en place d’un piquet de grève est annon­cée. Ils le font par une « requête uni­la­té­rale », c’est-à-dire une demande que le juge traite de toute urgence et sans débat contra­dic­toire (et donc sans entendre les « par­ties adverses »). L’argument rete­nu pour vali­der cette déro­ga­tion au prin­cipe du débat contra­dic­toire est que l’employeur ne peut pas savoir à l’avance qui sera pré­sent dans le piquet de grève (il serait donc dans l’impossibilité de savoir quels pour­raient être ses adver­saires dans la procédure).

En pra­tique, le juge pro­nonce alors une déci­sion (appe­lée « ordon­nance sur requête uni­la­té­rale ») qui fait inter­dic­tion à « qui­conque d’entraver l’accès à l’entreprise ». Si l’absence de débat contra­dic­toire pose ques­tion aux juristes, force est de consta­ter que les tri­bu­naux conti­nuent à déli­vrer très faci­le­ment des ordon­nances sur requête uni­la­té­rale. Dans le cas du conflit social chez Del­haize, ce sont des dizaines d’ordonnances qui ont été pro­non­cées depuis mars 2023. En pra­tique, grâce à ces ordon­nances (qui pré­voient des « astreintes », à savoir des péna­li­tés finan­cières à charge de tout qui entrave l’accès aux maga­sins et entre­pôts), Del­haize a sys­té­ma­ti­que­ment pu faire lever les piquets de grève avec l’aide d’huissiers de jus­tice, mais aus­si de la police2.

Dès lors que la tenue de piquets de grève est deve­nue très dif­fi­cile, les gré­vistes peuvent être ten­tés de mani­fes­ter sur la voie publique : en sor­tant de l’enceinte de l’entreprise, on ne peut plus leur repro­cher de por­ter atteinte au droit de « pro­prié­té » de l’employeur.

Ces der­nières années, tou­te­fois, plu­sieurs syn­di­ca­listes ont été condam­nés à des peines de pri­son avec sur­sis pour avoir par­ti­ci­pé à des blo­cages rou­tiers à l’occasion d’une grève. Dif­fé­rents tri­bu­naux (notam­ment à Anvers et à Liège) ont en effet consi­dé­ré que ces blo­cages sont « des entraves méchantes à la cir­cu­la­tion » qui créent un dan­ger pour les auto­mo­bi­listes. En théo­rie, les peines pour­raient aller jusqu’à 10 ans de pri­son ! Dans aucun pays d’Europe, la répres­sion des blo­cages rou­tiers n’est aus­si sévère. Il faut dire qu’à l’origine (au 19e siècle), la loi n’avait pas été conçue pour répri­mer les mani­fes­ta­tions mais, dans le contexte du trans­port fer­ro­viaire nais­sant, pour sanc­tion­ner le sabo­tage des voies de che­min de fer.

De nouvelles menaces sur le droit de manifester : le projet de loi anticasseur

Le par­le­ment débat actuel­le­ment d’un pro­jet de loi « anti­cas­seur ». Si ce pro­jet abou­tit, le juge pour­ra en cas d’infraction (même peu grave) com­mise à l’occasion d’une mani­fes­ta­tion assor­tir la condam­na­tion d’une inter­dic­tion de mani­fes­ter pen­dant une durée pou­vant aller jusqu’à trois ans. Ce pro­jet sus­cite une oppo­si­tion farouche des syn­di­cats et de dif­fé­rentes ONG. Ils s’interrogent sur la jus­ti­fi­ca­tion d’une telle atteinte au droit de mani­fes­ter et constate que ce pro­jet fait un amal­game entre les per­sonnes qui uti­lisent les ras­sem­ble­ments pour com­mettre sciem­ment des dégra­da­tions et les mili­tants qui pour­raient être sanc­tion­nés (et donc inter­dits de mani­fes­ter) parce qu’ils ont, à l’occasion d’un piquet de grève, fait brû­ler quelques palettes de bois… Ce pro­jet est sur­tout illus­tra­tif d’une volon­té de cri­mi­na­li­ser l’action col­lec­tive de plus en plus sou­vent consi­dé­rée comme illégitime.

  1. Une expli­ca­tion de la faci­li­té avec laquelle les ordon­nances sont déli­vrées est le fait que ce sont les tri­bu­naux civils (peu habi­tués aux litiges du tra­vail) et non les juri­dic­tions du tra­vail qui sont com­pé­tentes pour se pro­non­cer sur les requêtes uni­la­té­rales visant à pro­té­ger les droits « mena­cés » par la grève.
  2. La ques­tion de savoir si ces inter­ven­tions poli­cières ne vont pas au-delà de ce que per­met la loi sur la fonc­tion de police mérite d’être posée : vu sa com­plexi­té juri­dique, cette ques­tion ne sera pas appro­fon­die ici.

Jean-François Neven et chargé de cours en droit social à l'Université Libre de Bruxelles

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code