La grève se définit comme une « cessation collective et concertée du travail en vue de faire pression sur l’employeur ». Elle est souvent associée à une dynamique de négociation : elle vise à créer un rapport de force devant permettre de résoudre par la négociation un différend portant sur les conditions de travail ou, dans une perspective plus défensive, à s’opposer aux décisions qui nuisent aux intérêts des travailleuses et des travailleurs (restructuration, licenciement collectif, fermeture ou cession de tout ou partie des activités de l’entreprise…).
La grève est une composante du droit à l’action collective. En parlant du droit à l’action collective et pas seulement du droit de grève, on entend souligner que cesser collectivement le travail n’est pas le seul moyen auquel les travailleuses et les travailleurs peuvent avoir recours pour se faire entendre : le droit de manifester et le droit de dresser des piquets de grève sont des accessoires de la grève qui ont été utilisés de longue date pour accroître la pression sur l’employeur.
Tous les observateurs s’accordent pour dire que, depuis la fin des années 1980 et l’émergence du néolibéralisme, la grève est « sous tension » à la fois en raison des changements économiques structurels mais aussi d’une accumulation de contraintes juridiques qui rendent l’exercice de la grève toujours plus difficile.
UN CONTEXTE DÉFAVORABLE À L’ACTION SYNDICALE ET À LA GRÈVE
Les changements observés dans l’organisation de beaucoup d’entreprises, sur fond d’internationalisation de l’économie et d’idéologie néolibérale, rendent l’action syndicale beaucoup plus complexe.
Les entreprises ont changé. Le schéma classique de l’entreprise centrée sur une activité qu’elle réalise largement elle-même (de la réception des matières premières jusqu’à la vente du produit fini), grâce à un collectif de travail stable et largement unifié, avec à sa tête une direction clairement identifiable et directement accessible est largement révolu. Le développement de la sous-traitance, la part croissante des activités de services (souvent plus « volatiles » et délocalisables que les activités de production), la perte d’influence du management local au profit des actionnaires établis à l’étranger, la « financiarisation » de l’économie qui conduit les investisseurs à s’intéresser à la rentabilité immédiate d’une entreprise (et à sa valeur en bourse) plutôt qu’à sa pérennité sont autant d’indices des mutations qui font que les entreprises sont une réalité de moins en moins « palpable ».
Ces changements ont un impact sur le travail. Le travail est de plus en plus « fragmenté » (ou « atomisé »). C’est ainsi qu’une part significative de la main d’œuvre ne fait juridiquement pas (ou plus) partie du personnel de l’entreprise au sein de laquelle elle travaille : c’est le cas des intérimaires, des (faux) indépendants, des travailleurs détachés, du personnel des entreprises sous-traitantes (auxquelles il est fait appel pour l’entretien des locaux, la gestion du parc informatique, les « call centers », etc…). On observe aussi depuis quelques décennies le développement des contrats de travail de courte durée (contrats à durée déterminée, contrats de remplacement, flexi-jobs, étudiants,…) et du travail à temps partiel (qui concerne principalement les femmes).
Ces évolutions – auquel on ajoutera le télétravail — sont largement défavorables à l’action syndicale qui face à des collectifs de travail « disloqués » peine à dégager une communauté d’intérêts et à faire émerger des revendications communes. Ce phénomène de fractionnement du travail est très présent dans le secteur de la construction, dans l’industrie et dans les transports. Il touche moins les services publics et jusqu’il y a peu les services et le secteur du commerce. Mais pour ce dernier, on sait qu’avec la mise sous « franchise » de nombreux magasins, comme c’est le cas chez Delhaize, les choses sont en train de changer rapidement.
C’est dans le prolongement de ce contexte économique et idéologique défavorable que l’on constate aussi une accentuation des obstacles juridiques à l’exercice de la grève et à l’action collective.
L’IMPOSITION D’UN SERVICE MINIMUM DANS DIFFÉRENTS SERVICES PUBLICS
Ces dernières années, le législateur est intervenu à différentes reprises pour imposer un service minimum dans les chemins de fer (SNCB et Infrabel), dans le secteur des prisons et, en Flandre, chez De Lijn.
Le but est d’organiser, et dans certains cas d’imposer, le maintien d’une partie des activités en cas de grève, en permettant au besoin – comme c’est le cas dans les prisons – de réquisitionner des travailleurs grévistes. Le service minimum est donc susceptible de priver certains travailleurs du droit de participer à la grève. Il est aussi une manière d’entretenir le doute sur la légitimité de la grève en opposant les grévistes aux « citoyens » qui en subissent les conséquences.
L’Organisation internationale du travail (OIT) considère que pour les services essentiels à la population, la mise en place d’un service minimum peut se justifier. Elle insiste toutefois pour que les organisations syndicales soient, dans la mesure du possible, associées à sa mise en œuvre. La concertation sociale devrait ainsi permettre d’éviter que le service minimum aille au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour satisfaire les besoins vitaux de la population. Dans le cas du service ferroviaire, les organisations syndicales ont plaidé devant la Cour constitutionnelle, mais malheureusement sans succès, que tel n’était pas le cas en l’espèce.
HARO SUR LES PIQUETS DE GRÈVE ET LES BLOCAGES ROUTIERS
Le deuxième obstacle juridique – et il est de taille – concerne les « ordonnances sur requêtes unilatérales » qui permettent d’obtenir la levée des piquets de grève, c’est-à-dire des rassemblements aux abords de l’entreprise en grève qui visent à empêcher (on parle alors de « piquet bloquant ») ou à limiter l’accès à l’entreprise (on parle alors de « piquet filtrant »). Comme indiqué ci-dessus, le piquet accroit la pression sur l’employeur et contribue à l’émergence d’un rapport de force plus favorable aux travailleurs.
Tout le monde s’accorde à dire que le piquet de grève est licite pour autant qu’il reste pacifique. Mais, la question de savoir quand un piquet cesse d’être pacifique donne lieu à des interprétations divergentes.
Dans un arrêt remarquable rendu le 5 novembre 2009, la Cour du travail de Bruxelles a décidé que « le fait de placer des piquets de grève est une pratique inhérente à la grève. Cette modalité de la grève fait partie de l’exercice normal du droit de grève ; elle ne présente de caractère illicite qu’à partir du moment où elle s’accompagne de faits punissables tels que violences physiques, perturbations, perturbations de l’ordre public ou autres comportements constitutifs de délits ».
Les employeurs toutefois défendent une conception beaucoup plus restrictive du piquet de grève et considèrent que dès qu’une restriction, même minime, est portée à l’accessibilité de l’entreprise, le piquet cesse d’être pacifique et est donc illicite. Et il faut admettre que sur ce point, les employeurs ont été entendus par les tribunaux civils.
Il est devenu tout à fait habituel, en effet, que les employeurs saisissent les tribunaux civils (et non du travail)1dès que la mise en place d’un piquet de grève est annoncée. Ils le font par une « requête unilatérale », c’est-à-dire une demande que le juge traite de toute urgence et sans débat contradictoire (et donc sans entendre les « parties adverses »). L’argument retenu pour valider cette dérogation au principe du débat contradictoire est que l’employeur ne peut pas savoir à l’avance qui sera présent dans le piquet de grève (il serait donc dans l’impossibilité de savoir quels pourraient être ses adversaires dans la procédure).
En pratique, le juge prononce alors une décision (appelée « ordonnance sur requête unilatérale ») qui fait interdiction à « quiconque d’entraver l’accès à l’entreprise ». Si l’absence de débat contradictoire pose question aux juristes, force est de constater que les tribunaux continuent à délivrer très facilement des ordonnances sur requête unilatérale. Dans le cas du conflit social chez Delhaize, ce sont des dizaines d’ordonnances qui ont été prononcées depuis mars 2023. En pratique, grâce à ces ordonnances (qui prévoient des « astreintes », à savoir des pénalités financières à charge de tout qui entrave l’accès aux magasins et entrepôts), Delhaize a systématiquement pu faire lever les piquets de grève avec l’aide d’huissiers de justice, mais aussi de la police2.
Dès lors que la tenue de piquets de grève est devenue très difficile, les grévistes peuvent être tentés de manifester sur la voie publique : en sortant de l’enceinte de l’entreprise, on ne peut plus leur reprocher de porter atteinte au droit de « propriété » de l’employeur.
Ces dernières années, toutefois, plusieurs syndicalistes ont été condamnés à des peines de prison avec sursis pour avoir participé à des blocages routiers à l’occasion d’une grève. Différents tribunaux (notamment à Anvers et à Liège) ont en effet considéré que ces blocages sont « des entraves méchantes à la circulation » qui créent un danger pour les automobilistes. En théorie, les peines pourraient aller jusqu’à 10 ans de prison ! Dans aucun pays d’Europe, la répression des blocages routiers n’est aussi sévère. Il faut dire qu’à l’origine (au 19e siècle), la loi n’avait pas été conçue pour réprimer les manifestations mais, dans le contexte du transport ferroviaire naissant, pour sanctionner le sabotage des voies de chemin de fer.
De nouvelles menaces sur le droit de manifester : le projet de loi anticasseur
Le parlement débat actuellement d’un projet de loi « anticasseur ». Si ce projet aboutit, le juge pourra en cas d’infraction (même peu grave) commise à l’occasion d’une manifestation assortir la condamnation d’une interdiction de manifester pendant une durée pouvant aller jusqu’à trois ans. Ce projet suscite une opposition farouche des syndicats et de différentes ONG. Ils s’interrogent sur la justification d’une telle atteinte au droit de manifester et constate que ce projet fait un amalgame entre les personnes qui utilisent les rassemblements pour commettre sciemment des dégradations et les militants qui pourraient être sanctionnés (et donc interdits de manifester) parce qu’ils ont, à l’occasion d’un piquet de grève, fait brûler quelques palettes de bois… Ce projet est surtout illustratif d’une volonté de criminaliser l’action collective de plus en plus souvent considérée comme illégitime.
- Une explication de la facilité avec laquelle les ordonnances sont délivrées est le fait que ce sont les tribunaux civils (peu habitués aux litiges du travail) et non les juridictions du travail qui sont compétentes pour se prononcer sur les requêtes unilatérales visant à protéger les droits « menacés » par la grève.
- La question de savoir si ces interventions policières ne vont pas au-delà de ce que permet la loi sur la fonction de police mérite d’être posée : vu sa complexité juridique, cette question ne sera pas approfondie ici.
Jean-François Neven et chargé de cours en droit social à l'Université Libre de Bruxelles