La lutte, c’est classe !

 Illustration : Vanya Michel

Relé­guée au rayon des anti­qui­tés, la lutte des classes semble retrou­ver un cer­tain allant. En témoignent la mul­ti­pli­ca­tion des mou­ve­ments sociaux au pre­mier rang des­quels celui ini­tié depuis un an par les gilets jaunes, mais aus­si aux nom­breux livres publiés sur la ques­tion, à un jeu de socié­té conçu par le couple Pin­çon-Char­lot au nom évo­ca­teur de « Kapi­tal ! » ou encore au film mul­ti­pri­mé « Para­sites ». Com­ment expli­quer ce second souffle ? Et en quoi ce concept reste-t-il per­ti­nent au 21e siècle ?

Pour beau­coup, la lutte des classes est un concept qui sent la naph­ta­line. S’il est vrai que depuis son appa­ri­tion au 19e siècle, le monde a chan­gé, faut-il pour autant la jeter aux oubliettes et juger qu’elle n’est plus per­ti­nente ? Ou a‑t-elle été sciem­ment ren­due invi­sible, empê­chant ain­si sa néces­saire mise à jour ? Il est inté­res­sant de se deman­der si ce terme et les anta­go­nismes sociaux qu’il recouvre doivent être jetés dans les pou­belles de l’histoire (faut-il dire adieu au pro­lé­ta­riat, aux sala­riés, à leurs usines et à leurs luttes ?) ou s’il convient, sous réserve d’une cer­taine mise à jour, de les détour­ner et de se les réapproprier.

La lutte des classes, ici, maintenant et comment ?

S’il est indu­bi­table que, dans le sala­riat, la conscience de classe (la classe pour soi) a net­te­ment reflué depuis plu­sieurs décen­nies, cela n’enlève rien à l’existence des classes dans leur dimen­sion objec­tive. Ce reflux de la conscience de classe peut sem­bler para­doxal à plus d’un titre : le sala­riat pri­vé et public ne cesse de croitre pro­por­tion­nel­le­ment dans la socié­té par rap­port aux agri­cul­teurs, aux indé­pen­dants, aux pro­fes­sions libé­rales. Ce qui revient à dire que le nombre de pro­lé­taires (per­sonnes n’ayant pour vivre que leur force de tra­vail, phy­sique ou intel­lec­tuelle) n’a jamais été aus­si éle­vé quand, dans le même temps, la part des richesses pro­duites lui reve­nant est en baisse constante. Mais l’atomisation des struc­tures de pro­duc­tion, l’intérim, la flexi­bi­li­té, la fluc­tua­tion des contrats, la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive des grandes concen­tra­tions ouvrières, l’externalisation, la sous-trai­tance, la pré­ca­ri­sa­tion, la fra­gi­li­sa­tion ou la dis­pa­ri­tion du sta­tut dans la fonc­tion publique, l’intensification du tra­vail, le contour­ne­ment du droit du tra­vail, la trans­for­ma­tion des sala­riés en tra­vailleurs indé­pen­dants payés à la tâche, toutes ces nou­velles formes d’organisation du tra­vail diluent la conscience de masse, indi­vi­dua­lisent et isolent les êtres, et induisent la dis­pa­ri­tion de la per­cep­tion des inté­rêts com­muns de classe.

Le sala­riat assu­jet­ti au consu­mé­risme peine éga­le­ment à iden­ti­fier son enne­mi, d’autant plus que la petite musique lan­ci­nante de la vul­gate néo­li­bé­rale fre­donne volon­tiers l’antienne selon laquelle nous serions tous sur le même bateau (ce qui est peut-être vrai, mais il faut rap­pe­ler qu’entre la soute et le salon, le bateau se com­pose de nom­breux ponts), que nous serions tous des par­te­naires invi­tés à appor­ter notre pierre à l’édifice du même pro­jet. Et l’absence de pers­pec­tive glo­bale remet­tant en cause cette vision ne contri­bue pas à rani­mer la conscience de classe qui s’étiole. L’individu se voit ain­si pré­sen­ter des enne­mis de sub­sti­tu­tion : le chô­meur, l’étranger, le col­lègue qui lorgne son enviable sta­tut, etc.

D’autre part, il est légi­time et per­ti­nent de se deman­der si le sujet de l’émancipation n’a pas muté. La lutte des classes ne concerne-t-elle pas aujourd’hui tous les citoyen·nes et non plus uni­que­ment la figure mythique et mythi­fiée de l’ouvrier ? La classe ouvrière est en effet doré­na­vant plus hété­ro­gène, plus diver­si­fiée, plus écla­tée. Par­tant, il semble alors indi­qué et judi­cieux d’identifier les lieux où, dans un mou­ve­ment de réap­pro­pria­tion, se fabriquent des com­mu­nau­tés opaques à l’économie et rétives à l’ordre domi­nant, ces mul­tiples lieux de lutte qui tra­duisent une nou­velle forme de lutte des classes : cela va des GAC (Groupe d’achat com­mun) aux SEL (Ser­vices d’échange locaux) et aux squatts, en pas­sant par le mou­ve­ment anglais Reclaim the Streets, par les mon­naies locales, par les mou­ve­ments alter­mon­dia­listes, celui pour l’objection de crois­sance ou par celui, plus récent, des Indignés.

Classe sociale à part entière, la bour­geoi­sie pos­sé­dante se com­porte comme telle, mobi­li­sée pour elle-même, prête à tout pour ses membres et contre les autres – c’est-à-dire l’immense majo­ri­té, dominée.

Force est éga­le­ment de consta­ter que la conscience de classe ne s’est pas éro­dée par­tout. Au contraire, on pour­rait dire qu’elle est plus que jamais pré­sente dans un camp au moins, celui de la classe domi­nante. Comme l’a affir­mé War­ren Buf­fett, troi­sième for­tune mon­diale (esti­mée à 81 mil­liards de dol­lars en 2019 par la revue Forbes …) : « Il y a une guerre de classes, c’est cer­tain, mais c’est ma classe, la classe riche, qui fait la guerre, et nous sommes en train de gagner. » Classe sociale à part entière, la bour­geoi­sie pos­sé­dante se com­porte comme telle, mobi­li­sée pour elle-même, prête à tout pour ses membres et contre les autres – c’est-à-dire l’immense majo­ri­té, domi­née. Com­ment ne pas voir, par­tout dans le monde, com­ment cette bour­geoi­sie pos­sé­dante et diri­geante, plus riche, avide et arro­gante que jamais, a lit­té­ra­le­ment confis­qué l’État et les leviers de pou­voir en tous domaines au détri­ment de l’intérêt géné­ral ? Ain­si, pour le dire avec les mots de Mona Chol­let, « si le terme « lutte des classes » traîne der­rière lui tout un cor­tège d’images folk­lo­riques ren­dues désuètes par le triomphe pla­né­taire du libé­ra­lisme, il y a long­temps que les classes, elles, ne se sont pas aus­si bien por­tées. » 1 Sous la férule de Mag­gie That­cher et de Ronald Rea­gan, nous avons été témoins d’une offen­sive des classes supé­rieures contre les classes popu­laires où « chaque classe déve­loppe une atti­tude agres­sive vis-à-vis de la classe qui lui est immé­dia­te­ment infé­rieure ou de toutes les classes qui lui sont infé­rieures. » comme le résume Emma­nuel Todd2.

BAZAR à CHINER OU OUTIL à DÉPOUSSIÉRER ?

En quoi la lutte des classes est-elle donc tou­jours per­ti­nente ? Tout d’abord, il semble évident que le mou­ve­ment des gilets jaunes marquent le retour de la lutte des classes et que leur mou­ve­ment et mode d’action consti­tuent une manière de faire classe pour les exploité·es. En outre, même si elles sont ren­dues invi­sibles dans les médias (tant dans le domaine de l’information que dans celui de la fic­tion), les classes popu­laires existent tou­jours, et les aban­don­ner par sou­ci de clien­té­lisme et de mar­ke­ting poli­tiques revien­drait à les jeter dans les bras de l’abstention ou de par­tis déma­go­giques de droite et d’extrême droite. La lutte des classes n’a pas dis­pa­ru mais la sor­tir des formes per­verses qu’elle emprunte depuis l’effondrement du com­mu­nisme reste un chan­tier poli­tique immense.

Comme nous l’avons esquis­sé, le com­por­te­ment de la bour­geoi­sie dénote clai­re­ment une acui­té de sa conscience de classe : par consé­quent, et comme l’exprimait Mer­leau-Pon­ty : « Il y a une lutte des classes, et il faut qu’il y en ait une, puisqu’il y a et tant qu’il y a, des classes »3.

Si nous nous accor­dons sur une défi­ni­tion de la gauche comme aspi­rant à plus d’égalité, à plus de liber­té col­lec­tive et indi­vi­duelle et à une volon­té de chan­ger le monde dans le sens du bien com­mun, il est fon­da­men­tal de ne pas aban­don­ner les classes popu­laires à leur triste sort. Quitte à sou­mettre ce concept à une réac­tua­li­sa­tion per­met­tant d’englober et de repré­sen­ter des groupes actuel­le­ment non repris dans une accep­tion étroite et his­to­rique des classes sociales. Sans retis­ser le lien orga­nique entre les classes popu­laires et leurs repré­sen­ta­tions poli­tiques (en en créant de nou­velles si néces­saire), sans recons­truc­tion d’une conscience col­lec­tive (et ce, aus­si au-delà des fron­tières) sui­vie d’un retour mas­sif dans le champ poli­tique des classes popu­laires qui sont la majo­ri­té, il n’y aura pas d’avenir pour un pro­jet réel­le­ment démo­cra­tique et progressiste.

Puisque la gauche doit for­mu­ler un pro­jet éman­ci­pa­teur fon­dé sur la mobi­li­sa­tion directe des opprimé·es et des exploité·es, il s’agit, à l’heure où les plaques bougent, non pas de renon­cer à la lutte des classes sur le ter­rain éco­no­mique, social et poli­tique mais de lui ajou­ter une dimen­sion cultu­relle afin, comme Raz­mig Keu­cheyan l’indique, de « mener la bataille des idées pour sous­traire les classes popu­laires à l’idéologie domi­nante afin de conqué­rir le pou­voir ». Lutte des classes et contes­ta­tion cultu­relle doivent par consé­quent aller de pair, et deve­nir un outil, dixit Eric Fas­sin, « qui ne renonce pas à la classe pour pen­ser les ques­tions mino­ri­taires mais qui ne renonce pas aux poli­tiques mino­ri­taires pour se can­ton­ner à la classe ».

  1. Mona Chol­let, Rêves de droite, défaire l’imaginaire sar­ko­zyste, Zones, 2008, p. 43
  2. Emma­nuel TODD, Les luttes des classes en France au XXIèle siècle, Fayard, 2020, p. 264
  3. Mau­rice Mer­leau-Pon­ty, « Les aven­tures de la dia­lec­tique », [1955], in Oeuvres, Quar­to Gal­li­mard, 2010, p. 616.

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