Le masque, dernier portrait de l’humanité ?

Par Denis Dargent

Source : www.gallica.bnf.fr

Le masque sani­taire est en passe de deve­nir le must have de nos exis­tences futures. Nous consta­te­rons bien­tôt l’absolue néces­si­té de sa pos­ses­sion, tout comme il nous parait d’ores et déjà impos­sible de vivre sans connexion wifi. On pour­rait donc se déso­ler avec celles et ceux qui per­çoivent dans cette pos­ture impo­sée le signe d’une ano­ny­mi­sa­tion géné­ra­li­sée des êtres humains, pré­fi­gu­ra­tion d’une socié­té à ce point nor­ma­li­sée que la machine capi­ta­liste serait désor­mais assu­rée de tour­ner à plein régime jusqu’à l’extinction de toute vie sur Terre.


Le port du masque serait-il à rap­pro­cher de l’usage du der­nier por­trait, cette empreinte prise sur le visage d’un défunt juste après son décès ?1 Du masque sani­taire au masque mor­tuaire, il n’y aurait donc qu’un pas, que notre huma­ni­té serait sur le point de fran­chir dans un vaste élan de consen­te­ment. En rue, nous aper­ce­vons doré­na­vant le der­nier por­trait col­lec­tif de nos civi­li­sa­tions finis­santes, arbo­rant le masque comme ultime méta­phore d’un monde condamné.

Mais trêve de col­lap­so­lo­gie. Il n’y aurait peut-être pas, à ce stade, lieu de trop s’inquiéter…

L’usage contraint du masque annonce en effet le grand retour de l’œil et celui du corps. Les yeux – miroir de l’âme, dit-on –, rede­viennent le centre du visage et des inter­ac­tions, comme le sou­ligne l’anthropologue Pierre-Joseph Laurent. « Il y a du plai­sir dans le fait de cher­cher à pos­sé­der l’autre par le regard. Freud parle de “pul­sion sco­pique”. Il s’agit d’une pul­sion sexuelle indé­pen­dante des zones éro­gènes, où l’individu s’empare de l’autre comme objet de plai­sir qu’il sou­met à son regard contrô­lant. »2

Le corps, quant à lui, pour­rait retrou­ver la plas­ti­ci­té qui était la sienne dans le théâtre clas­sique, où le port du masque était l’apanage des grands artistes. Les mimiques du visage n’étant pas tou­jours per­çues par le public au-delà d’une cer­taine dis­tance, les comé­diens et comé­diennes mas­quées, à Rome, en Grèce ou au cours de l’âge d’or de la com­me­dia dell’arte, uti­li­saient leur corps, déployant gestes et atti­tudes, comme autant d’instruments théâtraux.

L’hypothèse d’une révo­lu­tion des liens sociaux à tra­vers ces nou­veaux usages cor­po­rels est donc à envisager.

Par ailleurs, la période que nous tra­ver­sons est pro­pice à une réflexion sur le monde de faux-sem­blants dans lequel nous avons évo­lué jusqu’ici, sans masque. Sou­ve­nons-nous de l’adage rim­bal­dien : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clai­ron, il n’y a rien de sa faute. »3 Qu’on pour­rait tra­duire par : toutes et tous, nous por­tons des masques, et sou­vent ceux-ci nous sont impo­sés. « C’est faux de dire : Je pense, on devrait dire : On me pense. » (Rim­baud encore).
Cela nous évoque le pré­ju­gé de cou­leur que décrit Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : « Le nègre doit, qu’il le veuille ou non, endos­ser la livrée que lui a faite le Blanc. (…) Je suis sur-déter­mi­né de l’extérieur. »4

Ou encore cette scène du film Les yeux sans visage, le chef‑d’œuvre de Georges Fran­ju (1960), où Chris­tiane, dont le visage a été détruit dans un acci­dent de la route, peine à se retrou­ver en contem­plant son nou­veau visage, dont la chair pro­vient du visage volé à une autre. Elle dit : « Quand je suis devant la glace, j’ai l’impression d’être devant quelqu’un qui me res­semble… et qui revient de très loin… très loin. » Pre­nons garde aux apparences !

  1. Pra­tique déjà pré­sente chez les Égyp­tiens ou les Étrusques. L’empreinte est cen­sée conser­ver le por­trait du défunt au moment de sa mort (cf. le der­nier por­trait de Blaise Pas­cal, 1662). À ne pas confondre avec le masque funé­raire qui relève de l’interprétation des­ti­née à une sculp­ture ou un tableau.
  2. In « La voie des masques (par­tie 3) : sou­rire avec les yeux », texte repris dans l’ouvrage col­lec­tif Mas­quer le monde – Pen­sées d’anthropologues sur la pan­dé­mie, Aca­de­mia – L’Harmattan, 2020.
  3. Lettre à Paul Deme­ny, Char­le­ville, 1871.
  4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 2015 (Rééd. 1952)

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