Le masque sanitaire est en passe de devenir le must have de nos existences futures. Nous constaterons bientôt l’absolue nécessité de sa possession, tout comme il nous parait d’ores et déjà impossible de vivre sans connexion wifi. On pourrait donc se désoler avec celles et ceux qui perçoivent dans cette posture imposée le signe d’une anonymisation généralisée des êtres humains, préfiguration d’une société à ce point normalisée que la machine capitaliste serait désormais assurée de tourner à plein régime jusqu’à l’extinction de toute vie sur Terre.
Le port du masque serait-il à rapprocher de l’usage du dernier portrait, cette empreinte prise sur le visage d’un défunt juste après son décès ?1 Du masque sanitaire au masque mortuaire, il n’y aurait donc qu’un pas, que notre humanité serait sur le point de franchir dans un vaste élan de consentement. En rue, nous apercevons dorénavant le dernier portrait collectif de nos civilisations finissantes, arborant le masque comme ultime métaphore d’un monde condamné.
Mais trêve de collapsologie. Il n’y aurait peut-être pas, à ce stade, lieu de trop s’inquiéter…
L’usage contraint du masque annonce en effet le grand retour de l’œil et celui du corps. Les yeux – miroir de l’âme, dit-on –, redeviennent le centre du visage et des interactions, comme le souligne l’anthropologue Pierre-Joseph Laurent. « Il y a du plaisir dans le fait de chercher à posséder l’autre par le regard. Freud parle de “pulsion scopique”. Il s’agit d’une pulsion sexuelle indépendante des zones érogènes, où l’individu s’empare de l’autre comme objet de plaisir qu’il soumet à son regard contrôlant. »2
Le corps, quant à lui, pourrait retrouver la plasticité qui était la sienne dans le théâtre classique, où le port du masque était l’apanage des grands artistes. Les mimiques du visage n’étant pas toujours perçues par le public au-delà d’une certaine distance, les comédiens et comédiennes masquées, à Rome, en Grèce ou au cours de l’âge d’or de la commedia dell’arte, utilisaient leur corps, déployant gestes et attitudes, comme autant d’instruments théâtraux.
L’hypothèse d’une révolution des liens sociaux à travers ces nouveaux usages corporels est donc à envisager.
Par ailleurs, la période que nous traversons est propice à une réflexion sur le monde de faux-semblants dans lequel nous avons évolué jusqu’ici, sans masque. Souvenons-nous de l’adage rimbaldien : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. »3 Qu’on pourrait traduire par : toutes et tous, nous portons des masques, et souvent ceux-ci nous sont imposés. « C’est faux de dire : Je pense, on devrait dire : On me pense. » (Rimbaud encore).
Cela nous évoque le préjugé de couleur que décrit Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : « Le nègre doit, qu’il le veuille ou non, endosser la livrée que lui a faite le Blanc. (…) Je suis sur-déterminé de l’extérieur. »4
Ou encore cette scène du film Les yeux sans visage, le chef‑d’œuvre de Georges Franju (1960), où Christiane, dont le visage a été détruit dans un accident de la route, peine à se retrouver en contemplant son nouveau visage, dont la chair provient du visage volé à une autre. Elle dit : « Quand je suis devant la glace, j’ai l’impression d’être devant quelqu’un qui me ressemble… et qui revient de très loin… très loin. » Prenons garde aux apparences !
- Pratique déjà présente chez les Égyptiens ou les Étrusques. L’empreinte est censée conserver le portrait du défunt au moment de sa mort (cf. le dernier portrait de Blaise Pascal, 1662). À ne pas confondre avec le masque funéraire qui relève de l’interprétation destinée à une sculpture ou un tableau.
- In « La voie des masques (partie 3) : sourire avec les yeux », texte repris dans l’ouvrage collectif Masquer le monde – Pensées d’anthropologues sur la pandémie, Academia – L’Harmattan, 2020.
- Lettre à Paul Demeny, Charleville, 1871.
- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 2015 (Rééd. 1952)