Entretien avec Pascale Molinier

Le souci des autres

Illustration : Emmanuel Troestler

L’idée de san­té nous ren­voie inévi­ta­ble­ment à la ques­tion de notre vul­né­ra­bi­li­té, qu’elle soit indi­vi­duelle ou col­lec­tive. Com­ment cette vul­né­ra­bi­li­té est-elle consi­dé­rée dans notre socié­té ? Qui sont les per­sonnes qui la prenne en charge et quel sta­tut réserve-t-on à ces femmes, puisque les aides-soi­gnantes en hôpi­tal ou mai­son de repos, auxi­liaires de vie, net­toyeuses, pué­ri­cul­trices… sont bien des femmes dans l’écrasante majo­ri­té des cas. C’est pour accé­der à une réflexion poli­tique sur ce tra­vail four­ni, à la fois essen­tiel et tota­le­ment pas­sé sous silence, que nous nous sommes entre­te­nues avec Pas­cale Moli­nier, psy­cho­logue fran­çaise, pro­fes­seure à l’université Sor­bonne Paris Nord et auteure de plu­sieurs ouvrages sur l’é­thique et le tra­vail du care.

Comment en êtes-vous venue à travailler sur la notion de care ?

Je suis pro­fes­seure de psy­cho­lo­gie sociale dans une uni­ver­si­té de la péri­phé­rie pari­sienne, l’université des classes popu­laires pré­ci­sé­ment. J’ai beau­coup tra­vaillé dans le champ de la psy­cho-dyna­mique du tra­vail, c’est-à-dire de l’analyse du plai­sir et de la souf­france en situa­tion du tra­vail. Je tra­vaillais plu­tôt sur les métiers du soin, prin­ci­pa­le­ment les infir­mières, les aides-soi­gnantes et puis aus­si les aides à domi­cile. C’est comme ça que j’ai com­men­cé à m’intéresser à la pers­pec­tive du care.

Comment pourrait-on définir cette notion de care ?

C’est le sou­ci des autres. C’est un sou­ci des autres qui n’est pas abs­trait mais qui est incar­né dans des rela­tions de proxi­mi­té et qui s’exprime à tra­vers des acti­vi­tés, à tra­vers le fait de faire pour quelqu’un, en fonc­tion de ses besoins.

Vous préconisez une approche empirique du care. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Ce n’est pas vrai­ment un pro­blème d’empirisme, parce que c’est une démarche qui est extrê­me­ment théo­ri­sée. C’est plu­tôt un chan­ge­ment de pers­pec­tive. On aime bien le terme de pers­pec­tive parce que la pers­pec­tive c’est la manière dont on regarde le monde. Dans une pers­pec­tive, il y a tou­jours un point de fuite, il y a tou­jours une manière de situer le regard. La plu­part des approches savantes, en par­ti­cu­lier dans le domaine des théo­ries de la morale, ne tiennent pas compte ni de la vie ni de l’avis des per­sonnes qui s’occupent des autres.

Ce n’est pas du tout un empi­risme mais c’est par contre une cri­tique de l’abstraction dans le domaine des théo­ries, morales en par­ti­cu­lier, et de leur éli­tisme. C’est une cri­tique de cette idée qu’il n’y aurait de sujets moraux que par­mi les phi­lo­sophes et les intel­lec­tuels, que la morale ça s’apprendrait et qu’il y aurait des gens qui seraient des éthi­ciens et qui détien­draient un savoir sur l’éthique. C’est quelque chose qu’on conteste com­plè­te­ment en disant que tout le monde déve­loppe un point de vue moral, tout le monde a une idée de ce qui compte pour lui, de ce qui est important.

Donc, il y a une éthique dans les pra­tiques ordi­naires et c’est celle-ci qui nous inté­resse, non pas les grands dis­cours. Mais rien n’est plus com­pli­qué que l’ordinaire. L’ordinaire c’est ce qu’on a sous les yeux et on ne le voit pas, la plu­part du temps. Ça demande, en fait, un vrai appa­reillage, un vrai outillage concep­tuel pour dépas­ser et déjouer un cer­tain nombre d’évidences.

À l’inverse, qu’est-ce qui ne serait pas le care ?

Qu’est-ce que c’est l’envers du sou­ci des autres ? C’est l’indifférence.

Il y a des construc­tions sociales très puis­santes qui font qu’on apprend aux uns, à ceux qui sont des­ti­nés à gou­ver­ner en géné­ral, que ce soit au niveau des entre­prises ou au niveau de l’État, à ne pas avoir d‘état âme, à être indif­fé­rent au sort et à la vul­né­ra­bi­li­té d’autrui.

J’ai en tête, par exemple, la réac­tion à la mort de 27 per­sonnes migrantes dans le nau­frage de leur embar­ca­tion entre la France et l’Angleterre. Le dis­cours du pre­mier ministre bri­tan­nique Boris John­son est un dis­cours de répres­sion, mené au nom de l’humanité : « Ça sera plus humain de les empê­cher de prendre la mer. » On a vrai­ment un dis­cours, que ce soit le sien ou celui d’autres tech­no­crates, qui est construit sur une indif­fé­rence à ce qui compte pour ces gens-là, qui évite de s’interroger sur les rai­sons pour les­quelles ils sont prêts à ris­quer leur vie.

On voit qu’à Calais, il y a des citoyens et des citoyennes qui sont vrai­ment bou­le­ver­sées par ce qui se passe et qui ne sup­portent plus de vivre dans un endroit qui est domi­né et mar­qué par l’indifférence. Cette indif­fé­rence, c’est ce que la cher­cheuse états-unienne Joan Tron­to appelle « l’indifférence des pri­vi­lé­giés »1. Ce serait ça, le contraire du care.

Le care serait-elle une capacité innée tandis que l’indifférence serait quelque chose d’acquis ?

Non, le care est tout aus­si acquis. Ce n’est sim­ple­ment pas la même édu­ca­tion qui conduit à une posi­tion ou à l’autre. Disons que beau­coup de femmes sont édu­quées très tôt à être atten­tives aux besoins des autres, à per­ce­voir leur vul­né­ra­bi­li­té et à devoir ima­gi­ner les réponses à y appor­ter. Bien évi­dem­ment ce type de socia­li­sa­tion pré­dis­pose par la suite à occu­per des fonc­tions et des métiers qui sont plu­tôt orien­tés vers le care. Mais le care n’est ni inné ni fémi­nin. C’est le pro­duit d’une édu­ca­tion morale qui passe beau­coup par le tra­vail, par le fait d’être mis en situa­tion de devoir aider autrui.

C’est pour ça vous utilisez le terme « travail » dans le titre de votre ouvrage Le travail du care (La Dispute, 2020) ?

C’est un ouvrage sur le tra­vail du care, consa­cré à des tâches qui sont sou­vent invi­si­bi­li­sées, igno­rées, mépri­sées. J’essaie de mon­trer com­ment elles s’organisent, com­ment elles se réa­lisent et quelle est l’éthique qui porte les choix des tra­vailleuses. On n’aura pas accès à cette éthique en leur posant de grandes ques­tions sur l’éthique mais bien plu­tôt en leur fai­sant for­ma­li­ser leur expé­rience du tra­vail. La carac­té­ris­tique prin­ci­pale de l’éthique du care, c’est que c’est une éthique qui est imma­nente aux pra­tiques. Celle qui per­met de s’ajuster aux besoins des per­sonnes selon les moments, comme les gar­çons de café qui relèvent Her­vé Gui­bert, ain­si qu’il le raconte dans Le pro­to­cole com­pas­sion­nel, quand il chute au milieu de la salle, affai­bli par le VIH, et lui disent ensuite sim­ple­ment « un café, Monsieur ? »

Par ailleurs, il faut avoir une vision ample du tra­vail aus­si. Ce n’est pas for­cé­ment du tra­vail sala­rié. Ça peut être du béné­vo­lat, ça peut être une acti­vi­té asso­cia­tive, le tra­vail domes­tique… Ça peut être plein de choses dif­fé­rentes mais qui, à chaque fois, mobi­lise des acti­vi­tés orien­tées vers les autres.

Donc le care est toujours associé à un travail mais le care invite une autre formulation du monde du travail finalement, à un déplacement…

Oui, en por­tant l’accent pas seule­ment sur les acti­vi­tés sala­riées mais aus­si sur toute une série d’activités qui sont abso­lu­ment indis­pen­sables pour vivre dans un monde qui serait à peu près civi­li­sé, pacifié.

Est-ce que le care pourrait être un outil intéressant pour l’éducation permanente ? Comment pourrait-il être utilisé éventuellement dans ce cadre ?

Ça, ce n’est pas à moi de le dire, c’est à l’éducation popu­laire de le dire (rires). Je pense que ce sont des outils qui sont aisé­ment appro­priables dans dif­fé­rents domaines mais il n’y a pas de recette. Ce qui est inté­res­sant c’est de voir com­ment les gens pour­raient effec­ti­ve­ment s’en ser­vir pour trans­for­mer l’éducation et notam­ment l’éducation des gar­çons puisque, comme on l’a dit tout à l’heure, les filles sont très socia­li­sées, plus dans cer­tains milieux que dans d’autres, à être atten­tives aux besoins des autres. Peut-être qu’il fau­drait mieux édu­quer les gar­çons sur ce point-là…

Par rapport à la question du féminisme, comment la théorie du care se positionne-t-elle ?

Le care est une théo­rie fémi­niste puisqu’il s’agit de visi­bi­li­ser les acti­vi­tés qui sont fémi­ni­sées à 80 – 90 % et puis aus­si de dire que ces acti­vi­tés ne sont pas l’apanage des femmes. Si les théo­ries du care sont un pari, c’est aus­si parce que les femmes en ont eu marre de s’occuper de tout le monde. Elles ont pen­sé que ce tra­vail devait être mieux dis­tri­bué dans la socié­té et ne devait pas être exer­cé seule­ment à titre gra­tuit ou seule­ment par les femmes. C’est donc fémi­niste dans le sens où ça induit une modi­fi­ca­tion du par­tage ou de la divi­sion du tra­vail et ce, dans toutes les sphères de la socié­té, y com­pris là où c’est le plus dif­fi­cile, c’est-à-dire dans la conjugalité.

Par contre, le care conteste l’idée d’une solidarité entre les femmes…

Bien sûr, dans le sens où le groupe des femmes est un groupe hété­ro­gène qui est tra­ver­sé par des rap­ports sociaux de classe qui font que les unes béné­fi­cient du tra­vail des autres. Il ne peut pas y avoir une socié­té du care sans que cer­tains acceptent de revoir leurs pri­vi­lèges. Cer­tains et certaines !

Vous faites une distinction entre la société du bien-être et la société du care. Est-ce que vous pourriez expliquer cette distinction ?

La socié­té du bien-être, c’est une socié­té qui s’intéresse seule­ment au bien-être des béné­fi­ciaires mais qui ne porte aucune atten­tion aux moyens qui sont mis en œuvre pour atteindre ce bien-être. Une socié­té du care c’est une socié­té qui dit que le bien-être des uns ne doit pas repo­ser sur la cor­véa­bi­li­té des autres. C’est donc une socié­té qui lutte contre cer­taines formes d’injustice et d’exploitation.

Actuellement serait-on dans une société du bien-être ?

On n’est dans rien du tout actuel­le­ment si vous vou­lez mon avis ! (rires) La « socié­té du bien-être », c’est dis­cur­sif pour moi, c’est un habillage du néo­li­bé­ra­lisme, puisqu’il faut payer pour avoir ce bien-être-là. Qui peut se payer les ser­vices de quelqu’un qui va pour­voir à ses besoins ? Pas tout le monde. C’est aus­si très inégalitaire.

L’idée d’une socié­té du care c’est jus­te­ment l‘idée d’une redis­tri­bu­tion du care et notam­ment d’une redis­tri­bu­tion en direc­tion des tra­vailleuses du care. La socio­logue Éve­lyne Naka­no Glenn2 l’a très bien mon­tré : les tra­vailleuses du care qui s’occupent toute leur vie des autres, sou­vent, à la fin de leur vie, ont une retraite minable et n’ont pas les moyens de se payer des soins de qua­li­té. C’est quand même une grande injustice !

Pourrait-on dire que ces conséquences sur les conditions de vie des personnes qui assurent le care sont un impensé social ?

Oui. D’abord, elles sont mal payées et ça a des consé­quences très impor­tantes en même temps que ça révèle le manque de consi­dé­ra­tion dont elles font l’objet. Elles sont fré­quem­ment mépri­sées parce que, comme c’est mal payé, les seules per­sonnes qui acceptent de le faire, ce sont des per­sonnes qui ne sont pas employables ailleurs donc par exemple des pri­mo-arri­vantes ou des migrantes. Ce sont des per­sonnes qui sont sou­vent en butte au racisme, aux pré­ju­gés qui dési­gnent les per­sonnes des pays émer­gents comme des gens moins édu­qués, moins for­més… Alors qu’il s’agit des acti­vi­tés les plus impor­tantes dans une socié­té puisqu’il faut bien des gens pour s’occuper des enfants petits, des per­sonnes malades, des gens han­di­ca­pés et des per­sonnes âgées ! Ça fait quand même un gros paquet de la popu­la­tion dont il faut s’occuper ! C’est pour ça qu’on a dit que ce sont des héroïnes mais des héroïnes inconnues.

Il y a un mou­ve­ment de trans­for­ma­tion et de retour­ne­ment des valeurs à accom­plir au niveau de la socié­té pour que ces per­sonnes puissent être recon­nues dans ce qu’elles apportent mais aus­si s’épanouir et s’accomplir dans ce qu’elles font.

Le fait d’être mal payée et mépri­sée, ça va avec des condi­tions de tra­vail déplo­rables, une inten­si­fi­ca­tion du tra­vail, trop d’heures réa­li­sées… Donc beau­coup de pro­blèmes sont liés à cette invisibilité.

Qu’est-ce qui constituerait alors cette « société du care » à laquelle vous appelez dans Le travail du care ?

C’est ce prin­cipe de ren­ver­se­ment qui per­met de mettre au centre ce qui est tenu géné­ra­le­ment à la péri­phé­rie et sans quoi pour­tant la socié­té ne peut pas fonc­tion­ner comme socié­té humaine.

On ne peut pas évi­dem­ment arri­ver à une socié­té du care « comme ça ». Il y a dif­fé­rentes façons de la pen­ser. Il y a la manière dont Joan Tron­to l’aborde, qui a une vision très libé­rale. Pour elle, il faut modi­fier les élé­ments de la démo­cra­tie. Elle s’inspire d’une tra­di­tion réfor­miste où on va des­ser­rer les lois du mar­ché pour essayer de mettre en avant d’autres valeurs qui sont des valeurs de soli­da­ri­té autour de la ques­tion des vul­né­ra­bi­li­tés. Ça pour­rait mar­cher dans une cer­taine vision de la démo­cra­tie et sur­tout si celle-ci est effec­ti­ve­ment en œuvre.

Et puis il y a une manière plus anar­chiste de le pen­ser. Sans attendre les grands ren­ver­se­ments démo­cra­tiques, on peut com­men­cer à trans­for­mer le monde autour de soi. Ça, on peut le faire même dans les socié­tés qui ne sont pas encore com­plè­te­ment démo­cra­tiques ou qui ont des gros sou­cis de fonc­tion­ne­ment parce que fina­le­ment c’est de la micro politique.

Les deux ten­dances ne sont pas anti­no­miques, d’ailleurs, mais je pense vrai­ment qu’il ne faut pas négli­ger les micros poli­tiques, c’est-à-dire toutes les expé­riences menées que ce soit avec les ani­maux, avec les plantes, dans le domaine de l’écologie, dans le domaine de la vie des quar­tiers, dans le domaine de l’aide aux migrants…

Il y a énor­mé­ment de milieux où l’on peut com­men­cer à essayer de « care­for­mer », un peu comme on dit : « on va ter­ra­for­mer la pla­nète Mars ». On peut care­for­mer la Terre avant d’aller sur Mars ! On peut le faire petit bout par petit bout. Ça sera tou­jours mieux que rien. Et puis, petit bout par petit bout, on peut arri­ver à faire un mou­ve­ment social voire un mou­ve­ment poli­tique. C’est ça, la socié­té du care : c’est une uto­pie pour faire avan­cer ce genre de pro­jets dans une quo­ti­dien­ne­té un peu renouvelée.

  1. Gii­li­gan Carol, Hoch­schild Arlie, Tron­to Joan, Contre l’indifférence des pri­vi­lé­giés – à quoi sert le care, Payot, 2013.
  2. Naka­no Glenn Éve­lyne, Article « La race, le genre et l’obligation de prendre soin (care) » dans Damamme A, Hira­ta H, Moli­nier P., Le tra­vail entre public, pri­vé et intime, L’Harmattan, 2017.

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